Un
islam français est-il possible ?
Par Shmuel Trigano *
Le Figaro, 7 mai 2003
Le problème auquel nous faisons face est simple. Il concerne
tout le monde, la France, avant tout. La démission de l'identité
française met en danger la démocratie, la liberté
et l'égalité : elle fait, si elle est entérinée,
le lit du chaos et de la médiocrité. Elle rend la vie
impossible à la communauté juive. Et elle conduira nécessairement
au racisme anti-arabe car les Arabo-musulmans, passé leur triomphe
immédiat, se retrouveront pris au piège. Il faut reconnaître
une fois pour toutes que l'identité nationale et la démocratie
se renforcent mutuellement. En constatant cela, on ne peut que s'inscrire
résolument en faux contre le multiculturalisme et le droits-de-l'hommisme.
(...)
Pour trouver une solution, cela suppose que «la France»
la recherche et le veuille. (...) Pour que la France accepte cette démarche,
il ne faut pas qu'elle renonce à son identité. Bien au
contraire, elle doit l'affirmer de plus belle et en faire une condition
sine qua non de l'entrée en son sein des étrangers. Tout
le problème est d'arriver à définir ses fondamentaux,
une définition suffisamment généreuse pour y reconnaître
la légitimité de l'identité de groupes secondaires
– sous la forme d'associations volontaristes – qui ne sortiraient
pas du champ de la société civile et qui pourraient avoir
des tonalités de culture, de religion ou de mémoire. Ces
identités secondaires se déploieraient dans le cadre de
l'identité française, par la langue, la culture, les valeurs
collectives. (...) Pour entrer dans la citoyenneté, il faut donc
entrer par la porte de la nationalité et pour passer ce seuil,
il doit y avoir un portier, l'État, qui impose des conditions
d'entrée. C'est cette étape-là qui est défaillante
depuis vingt ans. Il y a donc une exigence à manifester et à
faire peser sur ceux qui entrent. Ils ne peuvent être admis d'office
! Ils n'ont aucun droit sui generis à être admis. Rien
ne leur est dû. Ils sont les demandeurs et doivent donc y mettre
les formes.
Il n'est pas normal que l'islam et les Arabes soient dispensés
de ce qui fut exigé des juifs et des chrétiens, après
la Révolution de 1789, pour entrer dans la nation française.
Nicolas Sarkozy a beaucoup de mérites, mais son Conseil musulman
de France repose sur du néant. Le problème n'est pas d'obtenir
et d'imposer une entente entre les différents courants islamiques
mais de réformer l'islam pour qu'il soit à même
de pouvoir s'exercer dans le cadre français. Cette demande n'a
pas été faite et c'est se préparer à des
jours difficiles avec une telle institution qui se voit reconnaître
et conférer un pouvoir considérable sans avoir fait, de
son côté, l'effort suffisant pour s'ajuster à la
réalité dont elle espère devenir partie prenante.
Puisque hommes politiques et leaders musulmans évoquent sans
cesse le modèle juif, son exemple est justement plein d'enseignements
! L'entrée des Juifs dans la nation française, quoiqu'ils
aient été déjà là, géographiquement,
en France depuis des siècles, s'est faite sous l'égide
d'une assemblée convoquée en 1807 par Napoléon
pour répondre (de façon quasi comminatoire) à 12
questions extrêmement gênantes, destinées à
jauger leur capacité (et leur désir) à devenir
français. Ces questions couvraient tous les domaines de l'existence,
depuis le statut personnel et les lois qui la régissaient au
rapport à la France et aux Français, en passant par le
pouvoir rabbinique et la morale économique du judaïsme.
(...) Elles obligèrent les Juifs à faire un choix sur
des problèmes cruciaux entre la loi juive et l'adhésion
à la France. Elles les contraignirent à se réformer
à la fois religieusement et civilement (...) Le judaïsme
en France est passé par-là, au point d'en avoir gardé
une marque indélébile. Ça change tout, même
s'il arrive que cette histoire soit l'objet d'un regard critique. (...)
Quelles seraient les questions délicates à poser aux
décisionnaires religieux de l'islam, investiguant la nature du
rapport que celui-ci pourrait entretenir avec un État laïque
d'identité française ? C'est la reconnaissance des non-musulmans
qui pose, avant tout, problème avec l'islam. Il faudrait que
les autorités de l'islam déclarent sous quelle catégorie
elles considèrent la France comme territoire, à la fois
géographique et symbolique.
On le sait, la théologie musulmane divise la planète
en deux zones, Dar el Islam, la «Maison de l'islam» où
doivent régner la paix et la loi coranique dans un univers qui
doit être musulman et le Dar el Harb, la «Maison de l'épée»
où règnent la guerre et la conquête islamique pour
faire triompher le Coran sur les infidèles. C'est là que
prend place le djihad, la guerre sainte. Dans cet espace, les non-musulmans
n'ont aucun droit et leur avenir est de devenir musulmans (...). Il
existe cependant une troisième catégorie d'espace, le
Dar el Solh, la «Maison de la trêve» qui, comme son
nom l'indique, ne fait que suspendre la guerre contre la «Maison
de l'épée», les infidèles, lorsque les conditions
de la guerre ne sont pas favorables aux musulmans.
On comprend qu'il y a là l'obstacle majeur à l'intégration
de l'islam dans la République. Il faut donc que les autorités
musulmanes européennes déclarent solennellement renoncer
à la doctrine politique du djihad et donc à cette partition
du monde qui empêche toute reconnaissance du non-musulman. Il
ne suffirait pas en effet que ces autorités se prononcent sur
la catégorie à laquelle appartient l'Europe, car la meilleure
catégorie serait celle du Dar el Islam, ce qui impliquerait que
l'Europe se soumette à la loi islamique. Déclarer que
l'Europe relève de la «Maison de la trêve»
comme le fit Tariq Ramadan dans l'émission «Ripostes»
de Serge Moati, ne peut en aucune façon rassurer les Européens,
on le comprend, car le propre d'une trêve est de finir (...).
L'islam a en effet un problème de taille : il a toujours vécu
en majorité même quand il fut dominé. Il a donc
naturellement du mal à s'accepter et à se comporter en
minorité. C'est tout un travail d'autoréforme qu'il a
ainsi à accomplir. C'est ce que firent le judaïsme et le
christianisme, en se repliant sur la mystique à défaut
de pouvoir se poser dans l'étatique. Le messianisme juif, avec
ses attentes dans l'historico-politique, avait constitué un obstacle
lors de l'émancipation. Ses représentants trouvèrent
une formule pour l'universaliser et le repousser à un avenir
indéterminé.
Le deuxième ordre de questions doit concerner la façon
dont les autorités de l'islam européen considèrent
les autres religions, le judaïsme et le christianisme, si elles
acceptent leur légitimité et si elles renoncent au prosélytisme
actif. Si des non-musulmans veulent se convertir à l'islam, c'est
leur droit (et l'inverse est aussi vrai) mais l'islam ne doit pas dans
une République et un État démocratique partir à
la conquête des âmes, à l'islamisation de la société
civile car cela ne manquerait pas de réveiller en retour la guerre
des religions et la surenchère concurrentielle entre elles.
Le troisième ordre de questions doit clarifier le système
d'autorité de l'islam afin de désigner des responsables
de la doctrine et du bon ordre de la vie religieuse. Avec une particulière
attention pour les rapports avec les puissances musulmanes mondiales
dont l'islam français comme religion devrait se séparer.
(...)
Enfin, quatrième ordre de questions concernant le statut personnel
et notamment celui de la femme. Un aspect capital qui commande le rapport
à l'autre. Les autorités musulmanes européennes
doivent confirmer qu'elles reconnaissent la liberté et les droits
de la femme, son droit à divorcer, à contracter mariage
avec qui bon lui semble. Elles doivent confirmer la prééminence
du droit civil sur la charia.
Ces réponses à ces questions décideront si oui
ou non un islam français est possible, si la République
peut intégrer l'islam dans ses rangs et l'État avoir confiance
dans la population qui se recommande de cette religion. Tout comme on
l'a dit pour ce qui est de la décision de la France d'intégrer
cette population, qu'on ne peut imaginer négative sous peine
d'une guerre civile, on ne peut imaginer de réponse négative
à ces questions de la part de l'islam français sous peine
d'une très grave crise.
Pourquoi ne pose-t-on pas ces questions ? Parce qu'on a peur que la
réponse soit négative ? C'est justement ce qui empoisonne
l'atmosphère et fait croître le soupçon, le racisme
d'un côté et le ressentiment de l'autre. Qu'on les pose
une fois pour toutes, et le problème sera réglé,
pour le pire ou, je veux le croire, le meilleur !
*Philosophe. Enseigne la sociologie de la religion et de la politique
à l'université de Paris X-Nanterre et dirige le Collège
des études juives de l'Alliance israélite universelle.
Le présent texte est extrait de son nouveau livre, La Démission
de la République. Juifs et musulmans en France, à paraître
le 9 mai 2003 aux Presses universitaires de France (coll. «Intervention
philosophique»).
Presses universitaires de France, 2003.