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On reconnaît, condensé en peu de mots, l’essentiel de l’idéologie contemporaine de l’ « ouverture » à « l’autre » posée comme critère absolu et impératif catégorique (toute « fermeture » devant être dénoncée comme une tare).  Mais ce propos contient surtout une contre-vérité flagrante : l’idée que le grand art était « fermé » aux arts populaires. Or, la grande musique occidentale se  caractérise  au contraire par le fait que, tout en ayant développé des formes et une harmonie extrêmement raffinées, et s’ étant constituée ainsi en une musique savante, elle a constamment intégré en elle des formes populaires, et notamment la musique de danse. Un exemple entre mille est celui de Bach, bien commenté par Philippe Beaussant :

« Le Hosanna de la Messe en si, dont on avait bien remarqué depuis longtemps le caractère de chanson populaire, est en réalité une danse populaire, (…) Bach a génialement trouvé là le moyen de traduire à la fois cette sorte de liesse, de kermesse sacrée, et le tourbillonnement d’un mouvement éternel ; encore faut-il que les musiciens, par les accents, les appuis, les impulsions, les phrasés, traduisent réellement ce piétinement sublime de la louange des siècles. » [1]

    Toute la musique de Jean-Philippe Rameau apporte, elle aussi, un flagrant démenti à l’affirmation purement idéologique de Michaud. Elle est sans doute la musique la plus savante et la plus raffinée dont l’art musical européen ait été capable (les harmonies, les rythmes et les timbres de Rameau sont un délice permanent), mais elle a entretenu un lien constant avec ces genres mineurs qu’étaient les danses de cour et les danses populaires, qui sont repris dans les ballets qui accompagnaient les opéras. Ce rapport ne doit pas être compris au sens d’un « folklorisme » - comme si le compositeur avait cité et reproduit telles quelles les danses populaires, alors qu’il les élabore et les transfigure –,  et pas davantage comme si, en reprenant et en intégrant des formes mineures, le grand art les « sauvait » en quelque sorte de la vulgarité et de l’insignifiance, ce qui supposerait que ces formes seraient en soi médiocres et dépourvues de qualité. Il faut comprendre au contraire que ces formes mineures, pratiquées pour elles-mêmes, avaient déjà une qualité intrinsèque ; leur transposition dans la musique savante (ainsi lorsque le tambourin, forme populaire provençale, devient le tambourin caractéristique de la musique de Rameau) est certes une forme de sublimation, de passage à un niveau artistique supérieur, mais pas l’imposition d’une valeur à quelque chose qui, en soi, serait à considérer comme vulgaire, mauvais ou laid, ni la rédemption par le grand art de la vulgarité quotidienne. 

    Ce lien entre musique savante et musique populaire se poursuit jusqu’au XXe siècle, chez Stravinsky, Ravel ou Bartok, toute la question étant de savoir s’il ne s’est pas rompu, compte tenu de la mutation profonde ou de la disparition de ce qu’a représenté jadis la musique populaire. Ne faut-il pas admettre que celle-ci a cessé d’exister et a été remplacée par une production de masse, ou bien, comme l’avancent certains, devrait-on considérer que la musique dite de variétés, puis le pop et le rock ont pris le relais de la musique populaire d’antan et jouent le même rôle ? Si l’on retient la première hypothèse, il y a sans doute quelque chose de très émouvant dans le fait que Bela Bartok ait consacré une part importante de son activité de musicien à des travaux d’ethnomusicologie, en parcourant l’Europe et même le Proche Orient pour collecter, en les enregistrant, les différentes musiques populaires. Ce travail minutieux et laborieux était sans doute inspiré par la conscience aiguë de que ce trésor était en train de disparaître. Par ailleurs, il serait erroné de supposer que Bartok aurait intégré telle quelle la musique populaire dans sa propre musique, qui, malgré une apparence de « folklorisme », a toujours résulté elle aussi d’une élaboration très subtile.

  La compulsion    

     Toutefois, c’est une autre dimension du problème que je voudrais faire ressortir. La distinction entre arts mineurs et arts majeurs est, au départ, une différence entre des genres artistiques et littéraires, certains étant caractérisés comme majeurs, d’autres comme mineurs, mais tout en entretenant une relation étroite. Mais à mes yeux, il s’agit plus essentiellement encore, d’une différence entre des modes d’être et d’apparaître, c’est-à-dire entre différentes sphères ontologiques ou phénoménologiques. On l’a vu à propos de la guinguette et du palais : ces bâtiments appartenaient l’un à un genre mineur, l’autre à un genre majeur, mais cette différence correspondait à deux « manières d’être » au sens littéral du terme, c’est-à-dire à deux modalités ontologiques qu’il ne serait pas convenable de confondre. Lorsqu’elle est abolie, tout apparaît de la même façon et doit faire l’objet d’une attention égale. La perte du mineur, de ce point de vue correspond à la disparition d’une sphère d’apparaître relativement modeste et discrète.

     Si la ville ancienne est pour moi un sujet inépuisable d’émerveillement et de méditation, même lorsqu’elle n’est plus accessible que par le biais de photographies et de dessins (comme ceux de Karl Gruber), c’est notamment parce qu’elle était structurée par une articulation subtile entre deux sphères distinctes mais non séparées : monumentalité et quotidienneté, res publica et res privata, ou bien encore : domaine sacré et domaine profane. Or, tout cela reposait sur l’existence vivante de l’artisanat, du métier, qui façonnait une sorte de soubassement commun pour l’ensemble. Mais il serait erroné de supposer l’artisanat avait ainsi un rôle purement subalterne et qu’il resterait cantonné dans une sorte de strate fonctionnelle invisible. En effet, non seulement il était présent dans tout le tissu urbain, mais les architectes eux-mêmes (comme d’ailleurs les artistes) étaient d’abord des artisans et ils le restaient même lorsqu’ils devenaient architectes.  

     Ce spectacle des villes anciennes peut à lui seul nous faire comprendre de manière évidente l’articulation subtile entre le majeur et le mineur – à la fois au sens esthétique et ontologique. Il y a certes un contraste frappant entre deux sphères, celle de la construction et celle de l’architecture, qui sont des zones distinctes ; mais en même temps, l’ensemble des bâtiments bénéficie du métier artisanal, de sorte que le « mineur » est également présent à l’intérieur même du « majeur » et le supporte. On peut dire que la grande architecture, c’est-à-dire l’architecture proprement dite, par opposition à la construction, surgit sur le fond ou l’arrière-plan de la sphère mineure qui était douée d’une qualité propre, d’un niveau qui n’était ni mauvais ni génial, mais d’une bonne facture moyenne. Le grand art était rare, mais cette rareté, qui tranchait avec le niveau quotidien, ne s’opposait pas à une quotidienneté grise et triste.

     Tout cela avait pour conséquence une caractéristique ontologique qui peut être formulée ainsi : la grandeur venait de surcroît, elle venait couronner le soubassement artisanal, c’est-à-dire le fond et la zone moyenne qu’il constituait. Certes, il avait aussi discontinuité, voire rupture puisque les édifices monumentaux se détachaient de l’habitat quotidien ou des immeubles à vocation économique. Mais tout en s’en détachant, ils y restaient reliés de diverses façons, car il s’établissait une certaine communication entre les deux sphères (par exemple par un rappel dans les façades de pierre de la brique des maisons bourgeoises).         

     Mais cette quasi-disparition de la zone moyenne – le mineur – ne laisse nullement intacte la zone supérieure – le grand art. On pourrait évidemment supposer, un peu naïvement, qu’il resterait alors indemne quoique isolé et privé du tissu interstitiel qui l’entourait. Or, cette disparition a pour conséquence paradoxale que le grand art lui-même devient beaucoup plus difficile, ne pouvant plus bénéficier de cette zone moyenne qui constituait son assise. Par une sorte de processus dialectique ou de système de vases communicants, la perte du mineur entraîne, par un mécanisme de compensation, une surcharge ou une surévaluation de la sphère du majeur, du grand art. Puisqu’il est devenu quasiment impossible, non seulement de produire des œuvres mineures, mais d’exister sur le mode du mineur, puisque ce mode a quasiment disparu, on est obligé d’exister constamment sur le mode majeur.

     Ainsi se met en place la situation que j’appelle la « compulsion » ou le « tétanos ontologique ». Avec la perte du mineur, on se trouve soumis à une situation d’alternative tranchée, de tout ou rien : ou bien la médiocrité et la laideur, ou bien le grand art, le génie. C’est donc le statut même du « fond »  qui a complètement changé. A disparu une sphère (un habitat)  de qualité moyenne, auquel se sont substituées la médiocrité et la nullité, et c’est sur fond de cet arrière-plan là, dont il doit désormais s’arracher  (et non plus seulement se détacher), que surgit désormais l’art. Ce n’est plus un soubassement sur lequel il puisse faire fond, mais bien un décor attristant avec lequel il doit contraster à tout prix. On se trouve donc dans une situation où le grand art ne repose plus que sur lui-même, ne pouvant plus compter sur ce soubassement premier, sur cette « première articulation ». Et cela constitue une charge écrasante pour l’artiste lui-même, qui devient une figure titanesque d’un type nouveau, un Atlas qui serait aussi un Sisyphe. Comme à Atlas, il lui incombe de porter l’univers entier sur ses épaules, puisque sans son activité le monde commun tout entier s’effondrerait, mais en outre, à l’instar de Sisyphe, il est obligé de recommencer son entreprise artistique pratiquement à zéro lors de chaque nouveau départ.

     Bien loin donc que cette situation nouvelle ne soit une chance merveilleuse pour l’artiste, qui se voit ainsi attribuer une importance sans précédent et dont le travail s’accomplit dans une totale liberté, tout se passe plutôt comme si, au lieu de lui donner des ailes, elle tendait à l’inhiber et à freiner sa créativité, et comme si, en pratique, elle était dommageable à l’émergence du grand art  - et c’est en ce sens que j’ai avancé la thèse selon laquelle la perte du mineur le mettait en péril. L’artiste est désormais obligé d’être génial s’il ne veut pas être nul ; il est obligé de faire constamment ses preuves, sans jamais pouvoir présupposer une validité inconditionnelle déjà acquise. On est installé dans le régime ontologique du « ne pas pouvoir ne pas » : on ne peut pas ne pas être grand et génial, puisque sans cette prouesse on est condamné à retomber dans la médiocrité et la nullité.

     Le rapport de l’art et de l’artisanat fait bien ressortir l’articulation mutuelle du majeur et du mineur que je cherche à mettre en relief. Il faut se garder de la concevoir comme une relation purement instrumentale, comme une relation telle que le niveau inférieur serait un simple moyen au service du niveau supérieur. Or, s’il y a bien une sorte  d’assise ou de soubassement, celui-ci doit être conçu comme ayant en lui-même une valeur propre ; et il n’est pas non plus une sorte de repoussoir ou de faire-valoir lui-même insignifiant ou négatif qui ferait ressortir la valeur du  niveau majeur. Dès lors, on peut dire que le cadre général de la distinction entre majeur et mineur n’a pas une structure purement binaire, puisque le niveau majeur ne se constitue pas par un arrachement au niveau mineur ; il s’en détache certes, mais ne s’en  arrache pas - comme, dans la pensée moderne, la liberté humaine est censée « s’arracher » à la nature. Il se détache d’un niveau déjà doué d’une valeur propre, d’une certaine beauté spécifique, en apportant la dimension supplémentaire qu’est le grand art, mais tout en continuant aussi à lui appartenir. Et puisque cet événement ne se produit pas sur le mode de l’ « arrachement », il n’a pas non plus lieu de manière absolument obligatoire et compulsive. On n’est pas pris dans une situation de « tout ou rien » , il y a pas d’alternative tranchée :  beauté ou laideur, grandeur ou médiocrité, sens ou non-sens. Etant donné qu’existent déjà une certaine beauté ou une qualité modeste, le dépassement est de l’ordre de l’éventualité, et non de la nécessité : cela peut, mais ne doit pas avoir lieu absolument, et la possibilité de sa non-survenue peut être acceptée avec sérénité. 

     Or, aujourd’hui, nous nous trouvons dans une telle situation où prévalent sans cesse, à différents niveaux, des alternatives tranchées : ou bien le grand, le génial, ou bien la nullité, la laideur, la médiocrité. Il y a de moins en moins de place pour le mineur, ce qui a pour contrepartie, selon un système de vases communicants, une inflation du majeur, une caricature de la grandeur devenue grandiloquence et tonitruance. Et simultanément, une dégradation des échelons inférieurs, ravalés à la laideur, au non-sens ou réduits au rang de simple soubassement fonctionnel. Il est d’ailleurs difficile de dire lequel de ces deux phénomènes est le facteur premier : est-ce la dégradation de la sphère mineure qui entraîne l’inflation du majeur, ou le contraire ? Mais en même temps, cette situation, que l’on vient de décrire comme une exacerbation de certaines antithèses devenues des alternatives binaires, est également caractérisée par un nivellement, par une égalisation dans la pure immanence, sans rien qui puisse trancher et se détacher, c’est-à-dire transcender le niveau immanent. 

     L’apport de Weidlé  

   Cette situation nouvelle, qui s’est constituée sans doute vers 1800, mais qui n’a fait sentir tous ses effets que bien plus tard, a été bien décrite par Wladimir Weidlé (un penseur de grande envergure aujourd’hui fort oublié) dans Les abeilles d’Aristée (1954) [2], aux chapitres consacrés respectivement à « La poésie pure » et à « La mort du style » où il met en évidence, à propos de la poésie et de l’art du XIXe siècle, plusieurs des traits caractéristiques que je viens de souligner. Ce que j’ai baptisé la « perte du mineur », Weidlé l’aborde, dans le domaine des arts plastiques, sous l’angle de ce qu’il appelle la « mort du style ».  Le « style » doit être compris comme une « âme commune », un ensemble de formes instituées dans lesquelles l’artiste peut puiser et qu’il n’est pas obligé de réinventer à chaque fois.

« Aux époques d’unité stylistique, chaque artisan possède certaines qualités spécifiques de l’artiste et l’artiste a la conscience d’être d’abord un artisan.(…)

  Le style était une garantie de validité, sinon de qualité. (…) c’est grâce au style que les petits maîtres hollandais avec leur amour de l’anecdote et du détail secondaire ne sont jamais descendus au niveau d’un Knauss, d’un Frith ou d’un Meissonier. » (p. 151)

   Les petits maîtres hollandais, c’est-à-dire des peintres mineurs, pouvaient élaborer une peinture anecdotique sans jamais sombrer dans la platitude ou la vulgarité, ce qui n’est plus le cas chez les artistes pompiers du XIX siècle dont Weidlé cite quelques représentants. Désormais, si l’on n’est pas génial, ou si l’on sort du cadre des grands sujets, on est presque immanquablement trivial.

      Puis il en vient à la poésie, pour évoquer la signification qu’avaient antérieurement les poètes mineurs, ceux dont l’art était aussi un métier.

« Il y eut toujours des poetae minores dont on ne peut nier qu’ils participèrent à l’authentique poésie. Leur art avait été, selon la parole de l’un d’entre eux, en Russie, un « saint métier », et leur droit à l’existence artistique ne put être contesté qu’à partir du moment où la sainteté même de ce métier fut mise en doute (…). L’époque romantique fut tout aussi riche en poètes mineurs, seulement elle n’en connut bientôt que deux espèces : celle des artisans dépourvus de style et celle des soi-disant artistes (…) En conséquence, les versificateurs secondaires du siècle dernier supportent beaucoup moins bien que ceux des siècles précédents l’épreuve du temps ; de plus en plus, la fonction de leur œuvre n’est que celle d’un bouillon de culture, d’un milieu indifférent en lui-même, mais propice à l’activité de quelque génie exceptionnel. » (p. 153)

 Mais à l’époque romantique, c’est-à-dire au XIXe siècle, se met en place une situation de scission entre des poètes mineurs dont les vers n’ont plus la bonne qualité moyenne dont jouissait auparavant la sphère mineure et des poètes géniaux. C’est aussi le sens du « fond » ou de l’ « arrière-plan » qui change de signification : désormais,  ce fond tend à se réduire  soit à un « bouillon de culture », à un simple réservoir de matériaux, ou bien à un simple décor banal qui sert de repoussoir aux œuvres exceptionnelles ; il n’a plus vraiment de valeur et de qualité propres.     

     Alors que l’œuvre d’art, même dépourvue de toute signification individuelle, n’était pas, jadis, dénuée de sens général et avait sa place dans le décor familier de la vie, cette situation a désormais changé. Jadis, rappelle Weidlé, les artistes pouvait déclarer qu’ils n’avaient pas d’autre but que celui, modeste, de chercher à plaire, mais  pour l’artiste moderne, ce serait déchoir que de se fixer un pareil objectif. 

« De nos jours cette modestie n’a plus de sens, car désormais toute œuvre d’art doit être en principe œuvre de génie, puisque nous lui demandons de suppléer par ses qualités propres (…) à l’absence de style, c’est-à-dire d’une âme commune. (…)

 L’artiste est en quelque sorte contraint de repartir à zéro chaque fois qu’il se met au travail ; il ne peut compter que sur un miracle qui se produirait chaque fois à nouveau, pour lui seul - gratuit, unique, incontrôlable. » (p. 152)

Telle est bien la situation de compulsion qui échoit désormais à l’artiste : il est obligé d’être génial,  faute de quoi il sera nul, ne pouvant pas s’appuyer sur cette sorte d’acquis ou de « volant » que constitue le  style.

     Ayant ainsi décrit cette situation de « perte du mineur », on peut également mettre en évidence certaines de ses implications sur le grand art lui-même, comme le fait Weidlé dans le chapitre sur « La poésie pure » (en fait, je modifie dans mon exposé l’ordre de ces deux chapitres). L’idée d’une « poésie pure », comme d’ailleurs d’un « art pour l’art », bien loin d’offrir aux artistes une chance exceptionnelle, constitue au contraire une perte, étant donné qu’un art ou une poésie dépourvus de tout mélange avec un élément « impur », de toute altérité, de toute communication avec un extérieur, tendent bientôt à s’étioler et à se vider intérieurement. L’un des traits de ce vide intérieur qui les menace désormais, et qui dérive directement de la perte du mineur (ou du style), est à nouveau une situation d’antithèse tranchée et de « tout ou rien ». 

 « La Divine Comédie est aride par endroits, mais son contenu doctrinal est à la hauteur de son lyrisme, et sa grandeur dépasse de loin la somme de ses ‘beautés’ locales. Par contre, que de déchets dans Lamartine et dans Hugo, dans Tennyson et dans Browning, sans parler de quelques génies moindres ! La poésie dans la plupart de leurs œuvres un peu longues est irrémédiablement noyée dans ce que Croce appelle la non-poésie (…) les passages de moindre tension dans les longs poèmes de jadis participent encore à la poésie, puisqu’ils sont mythe, religion, vision poétique du monde. Dans ceux qui siècle dernier, tout ce qui échappe à la suprême saturation lyrique appartient moins à la non-poésie qu’à la contre-poésie, n’est qu’un amas torrentiel de lieux communs, d’idéologies périmées, d’engouements sans lendemain. » (p. 96)

     L’idéal très élevé que se fixent désormais les artistes et la perte de la sphère moyenne a pour conséquence qu’ils manifestent une flagrante faiblesse ou une attristante vulgarité dès qu’ils se permettent certaines facilités ; c’est un résultat de la situation de « compulsion ». Cela montre bien que, dans la situation ancienne, le mineur existait aussi à l’intérieur même des formes majeures, comme un moment « de moindre tension » mais qui ne faisait pas tomber l’artiste dans la platitude pure et simple. Les analyses de Wladimir Weidlé vont donc dans le sens de ce que j’ai appelé la « perte du mineur » et me paraissent confirmer la thèse selon laquelle la déperdition de la sphère du mineur constitue également un obstacle à l’émergence du grand art.

     La grandeur et son Autre   

      Cette réflexion a fait apparaître un autre aspect : le grand art reste quelque chose de rare. Il ne se produit qu’en quelques lieux ou moments uniques et cette rareté n’entraîne pas forcément de la tristesse, mais peut être perçue au contraire sur le mode de la joie émerveillée. En effet – si l’on songe au modèle de la ville ancienne - tout n’est pas nul, laid ou mort entre ces moments privilégiées ou ces lieux exceptionnels. Il existe une sorte de tissu interstitiel qui, dans la ville, est ce que l’on appelle tout simplement le tissu urbain. L’éventualité d’une non-survenue de ces moments exceptionnels, de ces hauts faits de l’art,  peut dès lors être acceptée avec sérénité et sans ressentiment.

     D’une manière générale, il faut en prendre son parti : la grandeur est rare. De tout temps, seuls quelques hommes, qui ont mérité pour cette raison d’être appelés de « grands hommes », furent capables de grandes oeuvres ou de grandes prouesses. Et de tout temps, ces grands hommes eux-mêmes n’ont pas été capables de grandeur en permanence, mais seulement à quelques moments exceptionnels de leur vie. Enfin, de surcroît, une grande œuvre d’art n’est pas non plus d’une élévation sublime d’un bout à l’autre : si elle se déploie dans la dimension temporelle, elle doit forcément comporter une certaine alternance entre des moments de haute tension et des moments de moindre tension, faute de quoi l’on risque d’avoir affaire à une espèce de crispation et de crampe, à un « tétanos ontologique » plutôt qu’à une véritable élévation.

     L’erreur – ou la bêtise – consiste à souhaiter que cette rareté, ce caractère exceptionnel, devienne un état permanent et non pas intermittent, et donc à entreprendre d’élever l’ensemble des arts au niveau suprême, ou bien encore, à combler les temps morts, à boucher les trous de façon à créer une continuité sans faille. Bref, elle consiste à viser une grandeur sans Autre - une grandeur qui ne serait plus que grandeur, sans aucun reste, et qui existerait sans discontinuer. Cet Autre, on peut le caractériser de différentes manières et je l’appelle, selon les cas, « quotidienneté », « humanité commune » ou bien encore, comme ici, « mineur ».

     La perte du mineur est donc un phénomène qui ne touche pas seulement le tableau d’ensemble des arts, avec le rapport qu’entretiennent les genres mineurs et les genres majeurs ; il affecte de manière plus frappante encore chaque grande œuvre en particulier. C’est la disparition, - bien indiquée par Weidlé – des temps faibles ou des temps morts, c’est-à-dire d’une différenciation interne inhérente aux œuvres. Tout doit être d’une seule venue, porté par le même élan sublime et génial. Or, le résultat obtenu est alors, par un renversement dialectique, à l’opposé ce que ce qui était escompté : une forme de grandiloquence ou de kitsch moderne, ou bien encore ce que j’appelle un « tétanos ontologique », une crampe, une surchauffe. L’art, sous toutes ses formes, a toujours eu quelque chose à voir avec le souffle et la respiration, mais dans de telles œuvres, on finit par suffoquer. Car le sublime a pour particularité de couper le souffle, et comment pourrait-on respirer encore lorsqu’il est devenu un état permanent ?

     C’est d’ailleurs un nivellement identique à celui-ci, relatif aux idées de grandeur ou de créativité, qui s’observe aujourd’hui à propos de la notion de festivité ou du « festif ». On le voit ressortir clairement de la critique acerbe adressée par Philippe Muray à l’ « Homo Festivus » [3] de notre époque : il vise l’idéal d’un état festif permanent, qui ne connaîtrait pas d’Autre. Cette absence de la dimension de l’Autre apparaît de deux manières différentes : d’une part, il n’y aurait plus d’état non festif, plus de jours non fériés – et c’est donc l’Autre même de la fête qui disparaît (qu’il y ait, dans le temps et dans la vie, autre chose que de la fête) ; et d’autre part, cette festivité illimitée n’aurait plus d’objet en ce sens qu’il n’y aurait plus rien de précis à fêter, comme dans l’idée traditionnelle de fête, où l’on fête toujours quelque chose ou quelqu’un qui mérite de l’être  (tout comme l’ornement est ornementation de quelque chose qui mérite d’être orné) - et c’est donc cet Autre qu’est l’objet d’une activité, ce sur quoi elle porte,  qui disparaît également. 

                                                                                Berlin, février-mars 2005.

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  Philippe Beaussant, Vous avez dit Baroque?  Actes Sud, rééd. Babel, 1994, p. 174.

[2] Wladimir Weidlé, Les abeilles d’Aristée. Essai sur le destin actuel des lettres et des arts, Gallimard, 1954. Toutefois, il existe une réédition récente de ce livre chez un autre éditeur (ce qui indique peut-être un regain d’intérêt). 

[3] Voir les articles rassemblés dans Désaccord parfait, Gallimard, TEL, 2000.

 

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