Éditorial n°20, 14 décembre 2002
Le XVIe siècle ou le VIe ? À propos de l'école
Pour des écoles sanctuaires?
La grande scie du moment, c'est que nous serions au XVIe siècle.
Et certes il y a un peu de vrai là-dedans. Pascal Quignard n'a
pas tort, quand il évoque les guerres de Religion. C'est lui
qui est le plus précis: 1571, écrit-il sans ciller.
"Nous vivons en 1571" (1)
- c'est-à-dire à la veille de la Saint-Barthélemy.
Et de fait l'apparent désir, suicidaire et inconscient, d'étendre
à toute l'Europe, à commencer par la France, les périlleux
modèles de géographie humaine proposés par l'Irlande
du Nord ou la Bosnie-Herzégovine, donne à cette assertion
une sinistre créance.
1571 c'est aussi l'année de Lépante, dont il est beaucoup
question cette saison, à propos de la Turquie et de sa place
en Europe. C'est tout à fait à tort, espérons-le,
qu'est convoquée dans le débat cette bataille (2).
Montaigne, qui par chance n'est jamais bien loin, est en train d'opérer
l'un de ses nombreux retours (3). On
ne saurait trop s'en féliciter. Et puis d'autres rapprochements
sont à faire, avec le temps des Valois. Ainsi rien ne ressemblerait
tant au 11 septembre 2001, apprenait-on cette semaine, que le sac de
Rome en 1527. Sans doute il faut le dire un peu vite. Mais déjà
nous voilà passés, sans crier gare, du XVIe siècle
finissant, celui des tueries pour la foi, qui hélas nous dit
bien quelque chose, au XVIe siècle triomphant, celui de Michel-Ange
et de Léonard, d'Érasme et de Marsile Ficin, des grands
humanistes et du vieux Colomb. Edwy Plenel est persuadé que nous
sommes revenus aux temps de Christophe Colomb, et que s'ouvrent à
nous, grâce au métissage, une infinité de mondes
nouveaux. Si seulement il pouvait avoir raison, pour une fois !
Dans l'ensemble, hélas, et malgré les exceptions qu'on
a dites, plus inquiétantes les unes que les autres, le XXIe siècle
est d'une belle inconscience, et d'une vanité non moindre, qui
prête à rire autant qu'à pleurer, quand il ose se
comparer à la Renaissance. Voyez-vous s'apprêter une quelconque
Renaissance, vous ? Distinguez-vous les prémices d'une grande
époque de l'art et de l'épistémé ? Est-ce
que se fomentent de grandes uvres, sous votre regard ? Observez-vous
que la culture se répand, surtout, se hausse, se fortifie, s'assure
une place nouvelle au sein de la société, et sur elle
une emprise plus forte ?
C'est triste à dire, je nous vois plutôt au VIe siècle,
pour ma part - au VIIe, au VIIIe, à l'orée des siècles
obscurs ; déjà bien engagés dans l'une ou l'autre
de ces périodes sombres où tout ce qu'on peut espérer
c'est de sauver ce qui peut l'être encore, afin que la flamme
n'en soit pas tout à fait éteinte, si revenaient un jour
des temps meilleurs.
J'y songe à propos de l'école, évidemment. A propos
de l'école le constat semble désespéré.
Je sais que je ne vais pas me faire de nouveaux amis en écrivant
ceci, mais ce qui est le plus affolant à propos de l'école,
ce ne sont pas tant les élèves - encore que certes ils
le soient, et même au dernier degré - que les professeurs,
ou nombre d'entre eux. Depuis le temps que dure cette méchante
farce, les professeurs que nous avons, ce sont pour une bonne part les
élèves d'aujourd'hui, devenus grands.
Je me souviens de ma stupéfaction à constater, il y a
une dizaine d'années de cela, qu'un agrégé d'Histoire
pouvait très bien ne pas savoir qui était le maréchal
Lannes. Je crois bien qu'il n'aurait pu nommer, même, aucun des
maréchaux de l'Empire. On dira que les maréchaux de l'Empire,
ce n'est pas si important que cela. L'Histoire est bien autre chose,
et plus sérieuse, et plus profonde. C'était d'ailleurs
bien l'avis de ce haut diplômé dont je parle. Je crois
qu'il méprisait un peu qu'on pût savoir qui était
Lannes, et que l'on s'embarrassât l'esprit de trivialités
de cette sorte. L'ennui est que le nombre de personnages et de faits
dont il méprisait qu'on les connût, et que pour sa part
il s'honorait d'ignorer, faisait que l'Histoire telle qu'il la concevait,
et qu'il la présentait à ses élèves, sans
doute, était une tunique en lambeaux, sans aucune forme ou consistance,
et très dépourvue de structure, c'est-à-dire de
conscience du temps.
Qu'on m'entende bien. Je ne dis pas que cet homme était un ignorant.
Au contraire il savait des choses, et même précisément
des choses très précises. Mais elles flottaient éparses
en son esprit, sans aucun lien les unes avec les autres. A aucun moment
elles ne formaient une culture, encore bien moins ce qui s'appelait
jadis, en des temps culturellement plus heureux, la culture générale.
Par exemple il était fort incapable de distinguer un bâtiment
du XVIe siècle d'un autre du XIXe ; un costume de la Renaissance
d'un habit du temps des Lumières. L'eût-on querellé
là-dessus, à quoi je ne songeais guère, sa réponse
était toute trouvée : il n'avait pas "fait histoire
de l'Art", encore moins "histoire du Costume". Et ne
parlons pas de la musique. J'imagine que pour lui comme pour Guillaume
Durand, les différents chapitres d'une "Histoire de la Musique
au XXe siècle" (sic) pouvaient fort bien s'intituler "des
Rolling Stones aux Pink Floyd" ou "des Sex Pistols à
Noir Désir".
C'était peut-être un très bon professeur - très
apte à enseigner, en tout cas, ce qu'on lui demandait d'enseigner,
et ce qu'on lui demande encore. Mais ce qu'on lui demande d'enseigner
ne fera jamais, au grand jamais, des hommes ni des femmes cultivés.
Comment pourrait-il transmettre ce qu'il ne possède pas ? Comment
pourrait-il faire de ses élèves quelque chose qu'il n'est
pas lui-même ?
A propos de l'école les projets de réforme abondent -
dans l'état déplorable où elle gît, il pourrait
difficilement en être autrement. Même le parti de l'In-nocence
a le sien, assez précis déjà dans ses grandes
lignes, si j'ose dire, et sans doute moins mauvais que plus d'un. Mais
avec qui réformer ? Sur quels appuis peut-on compter ?
Un grand nombre de professeurs, on vient de le voir, la majorité
peut-être, sont déjà les produits de cette école
même dont nous constatons jour après jour les résultats
calamiteux. Il en va de même des parents d'élèves.
Quant aux politiciens ils sont dans la terreur d'irriter les uns ou
les autres : ne sont-ce pas autant d'électeurs? Tous les débats
s'enlisent en des logomachies qui sont elles-mêmes autant de signes
du désastre, et desquels il serait bien vain d'espérer
voir jaillir les premiers indices d'une restauration de la connaissance,
de la culture, de l'amour de l'art et de la vie de l'esprit, ou de cette
"médiation par les uvres " en laquelle Alain
Finkielkraut, superbement, voit le pari central de l'Occident.
On sent bien qu'on ne convertira personne, puisque toutes les voies
sont bouchées. C'est à se demander s'il ne faudrait pas
faire comme au VIe siècle, justement, ou au VIIe, ou au VIIIe,
et placer notre espoir en quelque modeste renaissance carolingienne,
à défaut de la grande, décidément trop improbable.
Au moins dans un premier temps, et très "en attendant mieux",
ne conviendrait-il pas de réunir les quelques bonnes volontés
et les beaux désespoirs qui se présentent d'eux-mêmes,
qu'ils soient professoraux ou parentaux, voire enfantins ou adolescents,
car il y en a, et de créer grâce à eux, autour d'eux,
des centres d'éducation vraie, des sortes de sanctuaires d'école,
comparables à ces couvents épars où s'était
réfugiée l'étude, lorsque la barbarie régnait
sur le pays ?
Les examens s'y verraient restitués un sens, toutes les annotations
aussi - de sorte qu'il y aurait des recalés, bien sûr,
et même, Dieu me pardonne, une "sélection" !
Mais les recalés d'un tel système seraient toujours assez
bons, certainement, pour l'éducation générale actuelle,
et pour ses examens à elle. Nul ne pourrait nous reprocher, donc,
de "fabriquer des exclus", pour parler comme les logomaques
: puisque l'exclusion d'un tel système signifierait l'éducation
commune, celle à laquelle tout le monde est tellement attaché
que personne n'y veut rien changer, même parmi tous ces beaux
parleurs qui n'ont que réforme à la bouche, en général
pour aggraver les choses.
.
(1) " Nous vivons en 1571. Une
atmosphère de Saint-Barthélémy hante les banlieues.
Les guerres de religion recommencent. La démocratie est une féroce
religion protestante. L'Islam est une terrible religion sexuelle. Il
n'y a jamais eu autant de mythes, concurrences de mythes durant l'histoire
humaine, que maintenant : Femme divinisée. Mort adorée.
Démocratie plus violente et plus inégalitaire qu'au temps
de Périclès. Guerre du sujet contre lui-même dans
la névrose qui n'est que le récit secret de l'assujettissement.
Fétichisme technicien. Jeunisme grégaire sauvage. Pis
que sauvage : dédomestiqué, psychotique. " Pascal
Quignard, Les Ombres errantes, Grasset, 2002.
(2) Voir à ce propos éditorial
n° 20, ci-après.
(3) Cf. le livre de Joseph Macé-Scarron.