Marc
du Saune : Vous devez être content, Renaud Camus : le numéro
de janvier du magazine Entrevue, dans son reportage sur la censure
telle que la pratique Thierry Ardisson, donne beaucoup de place à
l'épisode dont vous avez été vous-même la
victime, récemment. Il confirme à plein le récit
que vous nous en aviez donné
Renaud
Camus : Écoutez, j'espère que vous n'avez pas besoin
d'Entrevue pour ajouter foi à ce que je vous raconte !
Mais il est vrai que j'étais satisfait de voir donner un peu
de publicité à cet épisode déplaisant -
même si le canal par lequel elle s'opère, en l'occurrence,
n'est pas forcément le meilleur qu'on puisse concevoir
M.
de S. : Et comment se porte le parti de l'In-nocence ?
R.
C. : Le parti de l'In-nocence se porte assez tranquillement. Les
efforts ont allés surtout vers son site internet, dernièrement.
Le forum de discussion générale est maintenant en fonctionnement,
même si des améliorations peuvent encore lui être
apportées, et sont en voie de l'être.
M.
de S. : Et ce fonctionnement vous donne satisfaction ?
R.
C. : Oui et non. Mais enfin plutôt oui, dans l'ensemble.
Je suis partagé entre deux exigences contradictoires : d'une
part, que ce forum soit ouvert à des personnes et à des
idées aussi diverses que possible, pas nécessairement
proches du parti de l'In-nocence ; et d'autre part, que le débat
soit tout de même un peu centré, qu'il aille quelque part,
qu'il concoure à l'élaboration de notre programme, et
à la mise au net de nos positions. Peut-être faudrait-il
deux forums. En effet interviennent avec une certaine insistance, sur
le forum général, des internautes qui d'évidence
sont tellement étrangers à ce qui fait notre caractère
spécifique que chaque fois on a l'impression de devoir repartir
à zéro ; et, il faut bien le dire, de perdre du temps.
On ne comprend pas très bien pourquoi ces personnes, si elles
pensent ce qu'elles pensent, sont là, tiennent à fréquenter
ce site-là. En même temps on est très content de
les accueillir, bien sûr
M.
de S. : Vous pouvez donner un exemple ?
R.
C. : Oh, je me souviens d'une discussion à laquelle j'ai
participé moi-même avec un jeune homme qui se donnait comme
nietzschéen, si je me souviens bien, et qui ne comprenait
pas que nous ayons pu fonder, sur le site, un "répertoire
des nocences", et que l'on s'y souciât de questions aussi
futiles à ses yeux, aussi insignifiantes, aussi indignes d'attention,
aussi vulgaires, en un mot, dans l'ordre des préoccupations intellectuelles
et politiques, que les pieds sur les banquettes, par exemple, dans les
métros et dans les trains. Lui n'en avait "rien à
foutre" - une expression qui lui est chère, apparemment.
Entre parenthèses je note qu'elle est ce qu'il y a de plus contraire
à l'esprit d'in-nocence. Si notre devise n'était pas Mais
bon
, elle pourrait être A foutre, Tout à
foutre ou Foutre tout court, un mot éminemment français,
même s'il rappelle à l'excès Hébert et Le
Père Duchesne. En tout cas, le "Rien à foutre
!",voilà l'ennemi.
M.
de S. : Vous pouvez vous expliquer mieux ?
R.
C. : Certainement. D'abord je pense que ce jeune homme se trompe
gravement sur Nietzsche, qui était un homme extrêmement
bien élevé, un peu collet monté, même, aussi
peu "bonne franquette" que possible, et dont tous les biographes
ont souligné l'extrême courtoisie. Il s'est beaucoup soucié,
et par écrit, de questions aussi intimes, et triviales, si l'on
veut, que le meilleur mode de vie, le meilleur régime diététique,
le meilleur lieu de résidence, le meilleur type de rapports avec
les autres. Barthes, et ce n'est pas un hasard, faisait très
largement appel à lui, comme à l'une des principales autorités
dans le domaine qui l'intéressait alors, au moment du séminaire
sur le Vivre ensemble. Je doute que Nietzsche eût approuvé
qu'on mît les pieds sur les banquettes de ses chers trains, qu'il
a tellement pratiqués, et qui le rendaient si malades ! Il ne
pouvait même pas imaginer qu'il serait confronté à
ce spectacle ! Rien ne lui faisait plus horreur que les manières
populacières, dont il a mieux qu'aucun autre, pourtant, prédit
l'avènement et le triomphe.
M.
de S. : Quel rapport avec le "Rien à foutre "?
R.
C. : Le rapport le plus étroit. Au printemps dernier on m'a
proposé de faire une conférence à l'université
de Dijon, en compagnie d'Alain Finkielkraut, dans le cadre d'un séminaire
consacré à "la honte". A première vue,
le sujet ne m'inspirait pas trop. Mais j'ai finalement accouché,
sans avoir à trop me forcer, d'un Éloge de la honte,
dont il faudra bien qu'un jour je fasse un petit livre : éloge
moral et civique de la honte. La honte, comme l'honneur dont
elle est le revers, est indispensable au lien civique, au fonctionnement
harmonieux et civilisé, in-nocent de la société.
Honte et honneur participent également d'un paraître
de l'individu sans lequel il n'y a pas d'in-nocence possible. J'ai
écrit, ou j'ai copié, je ne sais plus, que "la forme
c'est l'autre". On pourrait dire exactement la même chose
du paraître. Consentir à paraître,
c'est-à-dire à être autre chose que l'éternel
soi-même envahissant des soi-mêmistes, consentir
à relever de l'honneur ou du déshonneur, de la bonne réputation
ou de la honte, c'est consentir au regard de l'autre et à son
poids sur soi; c'est accepter le jugement qu'il implique, et reconnaître
son existence déterminante ; c'est renouveler en acte, dans chaque
rapport social, le lien civique, le contrat social, le pacte d'in-nocence.
"Rien à foutre" est la devise d'un monde sans honte
et sans honneur, où ne compte pour chacun que son propre jugement,
dans l'indifférence totale, et emphatiquement proclamée,
à celui d'autrui. C'est un parti philosophique possible, après
tout. C'est même le parti triomphant en société
soi-mêmiste. "Rien à foutre", c'est ce qu'on
entend du soir au matin. Mais il n'y a rien de plus contraire aux principes
fondateurs du parti de l'In-nocence, à commencer par ceux auxquels
il doit son nom.
M.
de S. : Et donc, au nom du "rien à foutre", il
en tenait pour la légitimité des nocences, votre jeune
homme ?
R.
C. : Je ne sais pas s'il allait jusque là, puisqu'il n'en
avait "rien à foutre". Il déclarait en tout
cas que lui-même, à l'occasion, n'était pas au-dessus
d'un bon allongement horizontal des jambes, dans le métro, et
qu'il lui arrivait, oui, pour se défatiguer, de mettre les pieds
sur les banquettes. Mais il ajoutait qu'il n'y avait pas là nécessairement
une nocence, parce que ses chaussures étaient propres - ce qui
me fait penser qu'il y a un autre lien entre l'in-nocence et le paraître
; et que l'in-nocence doit être, bien entendu, mais aussi
paraître, s'annoncer, se donner à voir. Flaubert
disait que pour écrire il avait besoin non seulement de n'être
pas dérangé, mais de ne pas pouvoir être
dérangé : de n'en pas courir le risque, d'être exempté
du risque de l'être. Je connais une vieille dame qui dit drôlement
que la seule utilité des chapeaux, pour les hommes, c'est de
leur permettre de montrer, en enlevant le leur aussitôt qu'ils
entrent quelque part, qu'ils sont des hommes bien élevés.
On ne peut pas être poli tout seul. Il faut être au moins
deux. Il ne suffit pas d'être poli, il faut aussi montrer qu'on
l'est, le paraître, afin que l'autre puisse l'être à
son tour, qu'il sache qu'il peut l'être. Un des rares sentiments
que je partageais exactement avec mon père, c'est une exécration
commune pour ce qu'il appelait les pileurs : les gens qui en
voiture se présentent à toute vitesse au carrefour, foncent
à la perpendiculaire vers la route où vous roulez vous-même,
et pilent, c'est-à-dire qu'ils freinent brutalement, au
tout dernier moment. Bien sûr, juridiquement, il n'y a rien à
leur reprocher : ils se sont arrêtés, ils vous ont laissé
le passage, de quoi pourriez-vous vous plaindre ? Mais comme ils ne
donnaient aucun signe qu'ils allaient s'arrêter, comme leur respect
du code n'avaient aucun paraître, en somme, et se contentaient
d'être, ils vous ont fait peur et vous ont obligé à
ralentir, ou à vous arrêter vous-même, exactement
comme vous y eût contraint un véritable chauffard, un amateur
de roulette russe aux carrefours, un suicidaire ou un fou. Un homme
ou une femme qui mettent leurs pieds sur la banquette d'en face, dans
le métro, même à imaginer qu'ils ne la salissent
pas ni ne la détériorent, ce qui est peu vraisemblable,
même à supposer qu'ils ne produisent aucune nocence effective,
ce que j'ai peine à croire, ils se placent emphatiquement sous
l'instance du "rien à foutre" : ils récusent
de la façon la plus claire le pacte d'in-nocence; ils proclament
à la face du monde ou du wagon qu'ils sont indifférents
à l'opinion qu'on peut bien avoir d'eux; ils sont eux-mêmes
et ils se targuent que rien d'autre ne compte à leurs yeux.
Ce faisant ils contribuent à rendre l'espace commun invivable,
à en faire un monde où personne ne peut être rien
tant chacun est occupé à être soi-même, tout
soi-même, rien que soi-même, c'est à dire
à empiéter sur le soi du voisin, sous prétexte
de "rien à foutre". Ainsi s'explique les villes de
plus en plus sales, les "cités" de plus en plus délabrées,
le territoire sans cesse plus pollué, esthétiquement et
atmosphériquement. Celui qui ne comprend pas cela, ou qui n'y
adhère pas, est certes le bienvenu sur le forum de l'In-nocence,
si je puis me permettre d'en juger - ce n'est pas moi qui en ai la responsabilité
-, mais j'avoue que je m'explique mal les raisons de sa présence.
Car là nous sommes tout à fait au centre et de notre projet
et de notre idéal : lesquels n'impliquent pas de solution de
continuité entre une conception du monde, une réflexion
sur les thèmes les plus hauts, les plus dignes philosophiquement,
et la vie la plus quotidienne, les objets de réflexion qui à
notre jeune homme paraissent les plus triviaux, les mieux exposés
à son fatal "rien à foutre". Pour ma part je
crois très profondément que l'homme, la femme, le sujet
pensant et agissant, est tout entier dans chacun de ses gestes ; et
que la politique ne peut pas ignorer ce qui se passe dans les cages
d'escalier, dans les rames de métro, dans les salles de classe
et les couloirs du lycée. Ce qui se passe dans les cages d'escalier
et dans les salles de classe ne se laissera pas longtemps ignorer d'elle,
en tout cas
M.
du S. : On dit beaucoup que Jacques Chirac, pour s'assurer un deuxième
mandat paisible, et peut-être une autre réélection,
qui sait, à choisi de mettre en avant les "sujets de société",
les fameux "chantiers du président" - le cancer, les
morts de la route, les handicapés-, sur lesquels il existe un
large consensus et qui sont moins dangereux, politiquement, que les
vrais sujets "politiques". Sur ce point vous êtes assez
"chiraquien", au fond
R.
C. : Ce serait bien le seul point ! Non, j'exagère : il est
absurde de présenter une opposition systématique à
tel homme ou tel ou tel parti. Nous devons prendre des positions point
par point. Lorsque François Bayrou a le courage de dire que la
Poste est dans un état de délabrement avancé, ou
en tout cas fonctionne mal, très mal, je salue François
Bayrou, parce que c'est vrai. Je ne suis pas pour autant Bayrultien,
Bayroudien, Bayralducien, comment dit-on ? La démarche de Jacques
Chirac que vous souligniez à l'instant, elle est peut-être
une manuvre, une habileté électorale, mais il faut
reconnaître qu'elle est parfaitement conforme aux exigences de
l'époque. Ce à quoi nous assistons, à quoi nous
participons, ce n'est pas un abandon du politique, c'est au contraire
- sous la pression des événements, sous la menace d'un
retour à la barbarie, au chacun pour soi, au soi-mêmisme
intégral, au "rien à foutre" généralisé,
à la guerre de tous contre chacun, à la loi du plus fort
la moins métaphorique - un retour du politique à ses sources,
à ses premiers balbutiements, au contrat social, à ce
que j'appelle pour ma part le pacte d'in-nocence.
M.
du S. : Oui, je vois bien de tout ce que vous me dites que le couple
nocence / in-nocence est toujours au centre de votre réflexion
personnelle et de l'idéologie - on peut dire l'idéologie
? - de votre parti
R.
C. :
au cur de la réflexion et du projet de
notre parti, oui, puisque c'est à ce couple, à cette dichotomie,
à cette paire de concepts complémentaire qu'il doit son
nom.
M.
du S. : J'entends bien. Mais ne craignez-vous pas
. Permettez-moi
de prendre un exemple. J'ai vu que le parti de l'In-nocence avait publié
récemment un communiqué où il prenait position
très nettement en faveur de la double peine
R.
C. : Pas du tout !
M.
de S. : Enfin
contre les adversaires de la double peine, si
cette formulation vous sied mieux. Convenez que la différence
est mince. Et vous comprenez bien ce qu'implique un tel communiqué.
Le malheureux qui va être chassé de France, conformément
à des prises de position comme les vôtres, alors qu'il
a passé peut-être toute sa vie dans ce pays, et qui va
se retrouver expulsé vers un État qu'il a quitté
à l'âge de trois ans, mettons, où il n'a jamais
remis les pieds depuis lors, où il ne connaît rien ni personne,
où il est rigoureusement un étranger, alors qu'ici il
a toute sa famille, ce malheureux risque d'estimer, et il ne sera pas
le seul, à mon avis, que votre parti ni vous n'êtes très
in-nocents...
R.
C. : Vous avez raison. Ce malheureux, comme vous dites - souvenez-vous
tout de même qu'il a sans doute fait quelques victimes - pourra
juger à juste titre qu'à son égard nous sommes
nocents, oui. Mais nous n'avons jamais prétendu éliminer
toutes les nocences, même en nous-mêmes, même de notre
part. L'in-nocence telle que nous la concevons est un idéal,
un but, et d'abord un processus ; elle n'est pas quelque chose de complet
et de toujours déjà-là qui ne pourrait que dépérir,
être entamé, souffrir dans son intégrité.
La nocence est première, elle est en l'in-nocence : l'in-nocence
la comprend, le mot le montre assez. L'important est que l'in-nocence
l'emporte sur la nocence, qu'elle soit plus large, de plus de poids.
J'ai toujours pensé pour ma part que les questions morales intéressantes
ne sont pas celles où s'opposent le bien et le mal, et qui, quoi
qu'on en dise, sont en général assez faciles à
régler, au moins intellectuellement. Les questions morales intéressantes
sont celles où sont confrontés deux maux, pour qu'il soit
décidé quel est le moindre, ou deux biens, afin d'établir
le plus précieux. La condamnation d'un coupable est pour lui
une nocence, bien sûr, mais elle est parfaitement légitime.
Il en va de même pour l'expulsion d'un étranger qui a enfreint,
outre les lois tout court, les lois de l'hospitalité.
M.
de S. : Et cela même s'il s'agit, comme il arrive très
souvent, d'un étranger qui n'a d'étranger que le nom,
qui est en France depuis trente ou quarante ans ?
R.
C. : Cet argument est absurde, permettez-moi de vous le dire, même
et surtout si vous ne faites que le reprendre à d'autres. Les
adversaires de l'expulsion, ceux qui parlent de "double peine",
ne cessent de mettre en avant de tels cas. L'autre jour à la
télévision il était question d'un Marocain qu'on
envisage d'expulser, et la journaliste de France 2, prêchant bien
sûr contre l'expulsion comme tous les journalistes du service
public, et pour l'abolition de ce qu'elle appelait bien sûr "la
double peine", a déclaré ingénument que ce
Marocain était en France depuis trente ans, qu'il ne s'était
jamais demandé s'il était français ou marocain,
et que jusqu'à l'affaire qui faisait peser sur lui la menace
d'expulsion, il n'y avait attaché aucune importance. Elle
a vraiment dit cela. Et là est le nud de la question. Il
s'agit de savoir si la citoyenneté a une importance ou pas. Nous
pensons qu'elle en a une, et considérable. Il s'agit de savoir
si d'être citoyen ou pas, cela change quelque chose aux droits
dont on jouit dans un pays donné. Nous pensons que cela change
énormément de choses, sans quoi la citoyenneté
n'a plus aucun sens. La citoyenneté c'est le contrat social,
avec les avantages et les contraintes qu'il implique. Nous ajoutons
pour notre part que c'est aussi le pacte d'in-nocence. On y accède
en naissant - non pas à l'in-nocence, certes, mais à la
citoyenneté, au droit à bénéficier de l'existence
du pacte, à y souscrire -, on y accède à titre
héréditaire, ou bien on y accède par naturalisation.
Mais la naturalisation, sauf les cas où elle est automatique,
suppose, par définition, un acte de volonté. Ce Marocain
menacé d'expulsion, s'il est en France depuis trente ans, et
s'il n'est toujours pas français, c'est vraiment qu'il n'a pas
voulu l'être. On nous le confirme bien gentiment, d'ailleurs :
il n'y attachait aucune importance. Très bien. Mais cette
citoyenneté, à laquelle il n'attachait aucune importance,
il ne peut pas en réclamer les avantages une fois qu'il s'est
mis dans le cas d'en avoir besoin. Ce serait faire comme ces gens qui
souscrivent des assurances après le sinistre
M.
de S. : Il ne réclame pas la citoyenneté, il demande
seulement à n'être pas expulsé.
R.
C. : Ce qui est, dans un cas comme le sien, est un privilège
des citoyens - cela revient au même.
M.
de S. : Les conventions internationales signées par la France
prévoient l'égalité de tous devant la loi, citoyens
et non-citoyens.
R.
C. : Bien sûr que non ! Cette formule est totalement inexacte.
Bien entendu, pour les mêmes délits, les non-citoyens ne
sauraient être condamnés plus lourdement que les citoyens.
Être étranger, ce n'est pas une circonstance aggravante.
Nous sommes tout à fait d'accord là-dessus. La loi est
la même pour tous, et ce n'est que justice. Mais cela n'implique
en rien que tous ont le même statut juridique. Si les citoyens
et les non-citoyens ont le même statut juridique, encore une fois
la citoyenneté n'a plus aucun sens. Et c'est bien là que
veulent en venir ceux qui parlent de "double peine" : à
ce qu'il n'y ait aucune différence entre citoyens et non-citoyens.
Ce communiqué du parti qui apparemment vous indigne si fort portait
précisément sur ce point-là ; pas du tout sur le
fond, même si nos positions quand au fond sont connues. Sur le
fond on peut discuter. Mais à partir du moment où l'on
consent à parler de "double peine" - et c'est ce que
font maintenant la presque totalité des médias, et c'est
cela que nous dénonçons, parce que c'est effectivement
un scandale -, à partir du moment où l'on ne dispose plus
que de l'expression "double peine", eh bien justement on ne
peut plus discuter. La question est réglée. C'est de cela
que le parti ne veut plus, et le pays non plus, peut-être : qu'éternellement
les questions soient réglées avant d'avoir jamais été
posées.
M. de S. : Vous avez d'autres exemples ?
R.
C. : Nous n'avons que ça ! Ce qui va le plus mal dans la
démocratie française, c'est qu'elle ne touche plus au
réel. Comme le discours antiraciste institué, elle malaxe
du vent, sans se préoccuper de ce qui arrive, sans se soucier
de ce qui est. L'une et l'autre proclament jour après jour, sans
le dire : "Ma décision est prise, ne m'embrouillez pas avec
les faits !". Pourtant les faits sont bel et bien là, ils
insistent, et l'on n'a d'autant moins de pouvoir pour influencer leur
évolution qu'on ne veut pas les reconnaître pour ce qu'ils
sont, des faits. Le peuple, lui, est confronté directement à
eux, lorsque déjà il est trop tard. Jour après
jour, sur un point ou sur un autre, il est mis devant le fait accompli.
M.
de S. : Vous ne citez toujours pas d'exemple.
R.
C. : Le principal exemple, où tous les autres se rejoignent,
c'est que personne, jamais, n'a demandé au peuple français
- au sens que l'expression a eu pendant plusieurs siècles, au
sens que l'adjectif a encore quelquefois, chez une certain nombre de
personnes, y compris parmi les immigrés et descendants d'immigrés
(j'entendais hier encore à la télévision un Français
d'origine maghrébine dire que dans sa cité il y avait
"des Français, des Noirs, des Arabes, de tout")-, personne
n'a jamais demandé au peuple français en ce sens, donc,
s'il lui convenait de devenir, sur son territoire traditionnel, sur
le territoire de la France, dans le pays qu'il avait bâti, un
peuple parmi d'autres peuples, avec ni plus ni moins de droits. Personne
ne le lui a jamais demandé, non : il a été mis
devant le fait accompli. Bien sûr, pour ne pas trop le traumatiser,
et parce qu'ils en ont encore un peu peur, curieusement, les Amis du
Désastre daignent encore lui mentir. Mais ils le méprisent
tellement qu'il n'est pas de mensonges trop énormes pour qu'ils
n'osent pas les lui servir, à lui et a ses enfants, qui par définition
sont prêts à tout croire, et n'ont guère le choix.
Ainsi, dans des classes où il y a deux "Franciens"
sur trente-cinq élèves, enseigne-t-on sans rire que les
immigrés ou les étrangers, les versions varient pour être
à tout usage, ne sont pas plus nombreux aujourd'hui qu'en 1928
: six ou sept pour cent je crois bien, chiffres constants, s'il vous
plaît. Il y a même des raffinés sadiques qui font
état d'une légère baisse, pour mieux se moquer.
Et gare au malheureux qui s'aviserait de contester les procédés
de calcul ! Les armes absolues de langage ne tarderaient pas à
crépiter
Maintenant,
cette technique du fait accompli ayant fait ses preuves, elle peut être
réutilisée en toute occasion. On vient de voir qu'elle
était en train de servir de nouveau au sujet de la prétendue
"double peine". Trop tard ! Trop tard ! La "double peine"
? Mais vous n'y pensez pas! Savez-vous que c'est contraire à
la loi, aux droits de l'homme, au bon sens, à la morale, aux
engagements internationaux de la France !
Mais
l'un des plus beaux exemples récents, actuels, c'est encore et
toujours celui de la Turquie. Soixante-six pour cent des Français
sont hostiles à l'entrée de la Turquie dans l'Union européenne.
Ils ne se font aucun souci, ceux-là. Ils se disent "Quand
la question se posera vraiment, nous avons la majorité, et dans
les autres pays d'Europe c'est la même chose. Il n'y aura aucun
problème. La Turquie n'entrera pas dans l'Union." Sur quoi
on leur fait remarquer qu'ils n'ont sans doute pas très bien
compris, qu'ils ont dû avoir un moment de distraction. Sans quoi
comment pourraient-ils dire : "Quand la question se posera "
? Mais la question s'est posée depuis longtemps ! Il y a même
longtemps qu'elle est résolue ! Tout cela remonte à quarante
ans ! Comment, vous ne le saviez pas ? Il y a quarante ans qu'on a dit
à la Turquie qu'"elle avait vocation a faire partie de l'Europe",
ou quelque chose comme cela. A l'époque, évidemment, cela
n'engageait à rien. Personne n'y a porté la moindre attention.
L'Europe communautaire existait à peine, à l'Est elle
s'arrêtait à Venise. Personne, et surtout pas au sein du
peuple, n'envisageait sérieusement que la Turquie puisse un jour
en faire partie. Ç'aurait eu l'air d'une plaisanterie. Cela a
toujours l'air d'une plaisanterie, d'ailleurs : mais à présent
c'est une plaisanterie sinistre, dont on veut nous faire croire que
c'est la réalité, et qui pourrait bien le devenir en effet.
"Trop tard ! Trop tard Il est trop tard pour dire non! - Mais nous
n'avons jamais dit oui ! - D'autres l'ont dit pour vous, vous n'aviez
qu'à faire attention ! Et vous n'avez pas assez dit non ! Maintenant
il n'est plus temps."
M.
de S. : Je vous trouve bien pessimiste, aujourd'hui !
R.
C. : Je ne suis pas pessimiste, je suis exaspéré.
Et je trouve un peu fort de café que ce soit moi, qui ne suis
pas le plus ardent des démocrates, qui doive demander : "Et
le peuple ? Et le peuple ? Est-ce qu'on ne va pas demander au peuple
ce qu'il en pense ?"
M.
du S. : Vous n'êtes pas démocrate ?
R.
C. : Je n'ai pas dit que je n'étais pas démocrate,
j'ai dit que je n'étais pas le plus ardent des démocrates.
Je ne crois pas que la loi du nombre puisse établir la vérité,
ni la justice, ni la sagesse, et encore moins la beauté. Mais
je veux bien qu'elle établisse la loi. Je suis démocrate
à la manière de Churchill. J'ai la plus grande admiration
pour Churchill. Pauvre Churchill ! S'il voyait son Angleterre ! La fin
du peuple anglais et de sa civilisation m'attriste autant que la fin
du peuple français et de la sienne.
M.
du S. : Vous êtes sérieux ? Vous croyez vraiment à
la fin du peuple français ?
R.
C. : Oui. Enfin non : je vois bien que quelque chose survit sous
ce nom-là, ou plutôt commence, a déjà commencé.
Mais c'est une chose si différente de ce que désignait
naguère cette expression qu'il m'arrive de me dire, certains
jours, qu'un autre nom serait préférable, pour cette nouvelle
entité: plus décent, plus respectueux pour les morts.
M.
du S. : Décidément vous êtes bien sombre
R.
C. : Vous n'aviez qu'à pas me mettre sur cette histoire de
prétendue "double peine". Chaque fois que j'entends
cette expression de "double peine", j'entends claquer dans
mon dos la porte de l'Histoire. Je sens qu'elle s'éloigne déjà,
travail accompli - et pourtant nous ne l'avons pas vue passer. D'ailleurs
nous ne devrions pas dire "double peine", je ne devrais pas
le dire, même pour dire qu'il ne faut pas le dire.
M.
du S. : Trop tard ! Trop tard !
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