Éditorial n°23, 7 février 2003
Extraits du journal.
Lycées & Collèges. Coups & Blessures.
Pétasses & Bordel. Besoin de symbolique
Que la forme c'est l'autre (bis)
Éloge de la honte (bis)
Que l'autre c'est la forme.
Jeudi 16 janvier, neuf heures du soir.Un lycée
de la région parisienne est en grève parce qu'un jeune
professeur d'histoire et de géographie a été roué
de coups par deux adolescents, les frères d'une de ses élèves.
Bien sûr je suis indigné. Bien sûr je soutiens de
tout cur ce jeune professeur qu'on a vu assez sérieusement
cabossé. Et bien sûr le comprends parfaitement et j'approuve
ses collègues grévistes, qui en ont assez de ce genre
de situations.
Néanmoins
.
Néanmoins on apprend que le jeune professeur avait traité
son élève, la sur de ses agresseurs, de pétasse.
Et certes je ne trouve pas que cette insulte rende légitime le
passage à tabac d'un professeur. Ce n'est du tout ce que je veux
dire. Pas du tout. Ce que je veux dire en revanche c'est qu'entre ceci
et cela il y a un lien structurel. Les deux incidents, quelle que soit
l'inégalité de leur gravité, relèvent du
même monde. L'un implique l'autre, et bien sûr vice-versa.
Dans une société où les professeurs traitent leurs
élèves de pétasses, il n'y a pas à
s'étonner que les mêmes professeurs, ou d'autres, soient
roués de coups.
Au principe de l'éducation comme à celui de l'éradication
de la violence, il y la même exigence d'une médiation par
la forme, d'une distance prise avec la pulsion, d'une acceptation d'un
régime tiers de l'échange, ni tout à fait le tien,
ni tout à fait le mien. Tant que les éducateurs ne comprendront
pas cela, tant qu'ils ne se mettront pas dans la tête qu'ils doivent
se soumettre à des contraintes formalistes de parole, d'attitude
et de comportement, l'éducation continuera d'aller à vau-l'eau
et la violence croîtra non seulement à l'école mais
dans la cité. Éduquer, de même qu'apprendre, c'est
sortir de soi-même.
Autre histoire de professeur dans un lycée, celle d'une femme,
cette fois, professeur de physique, si je ne me trompe, qui elle a reçu
un coup de couteau, de la part d'une élève. Supplément
d'information, deux ou trois jours après : pendant que la malheureuse
gisait à terre, après l'agression, les autres élèves,
ou certains des autres élèves, au lieu de la secourir
fouillaient dans son sac pour en voler le contenu
Vendredi 31 janvier, neuf heures et demie du soir. Ce
matin était reçue à la radio une dame, une jeune
femme, je crois, professeur de son état, et qui vient de publier,
chez Fayard, je crois, un livre sur l'école ou plus exactement
sur le collège, sans doute, puisqu'il s'appelle Collèges
de France.
Je n'étais pas très réveillé, et je n'ai
pas tout suivi très attentivement. Mais je suis à peu
près sûr d'avoir compris que cette dame, grosso modo, est
plutôt favorable à un retour à l'ordre, au sein
des classes. Elle préconise même une sérieuse reprise
en main, et le strict rétablissement de l'autorité professorale.
Elle dit même : "Mes élèves sont encore plus
réacs que moi " - ce qui semble impliquer qu'elle même
ne l'est pas mal. Il paraît qu'il y a un grand "besoin de
symbolique", au sein de la jeunesse. A l'en croire, ce que voudraient
les enfants, pardon, les "gamins", les "jeunes",
c'est être forcés de se lever lorsque la maîtresse
fait son entrée, et de dire d'une seule voix : "Bonjour
Madame!". Eux reprochent aux professeurs de n'être pas assez
fermes, de ne pas savoir s'imposer.
Très bien. Parfait. Nous sommes manifestement du même
bord, cette dame et moi. "Besoin de symbolique" : je veux
! Seulement elle dit :
"Mais on arrive quand même à faire not'boulot, hein,
faut pas croire..." .
On arrive même à rigoler. Y'a même des fois où
c'est l'bordel
A vrai dire je ne sais pas très bien comment elle en est arrivée
au bordel, mais bordel m'a tout à fait réveillé,
ou défrisé. Ainsi voilà comment s'expriment "les
nôtres", si j'ose dire, les personnes qui sont favorables
à un "retour à l'ordre", à l'école,
à une "reprise en main", au rétablissement de
l'autorité ; et qui soulignent le "besoin de symbolique".
Que doit-il en être des autres ?
La première forme du symbolique, c'est la langue (la deuxième
c'est le costume). Tant que les professeurs consentiront (avec quel
empressement sinistre !) à se désigner eux-mêmes
comme des profs et à désigner leurs élèves
comme les jeunes ou les gamins (qu'est-ce qu'il a besoin
le gamin ? Le gamin c'qu'il a besoin avant tout, c'est du symbolique
: c'est ça c'qu'il a besoin le gamin, c'est pas h'aut'
chose
), tant qu'ils accepteront de paraître en classe dépenaillés
comme des plombiers en opération (si ce n'est pire), tant qu'ils
ne s'imposeront pas à eux-mêmes la forme, la distance,
la non-coïncidence - "le symbolique", pour le coup -,
il n'y aura pas de retour à l'ordre, ni à l'autorité,
ni surtout à l'enseignement, et à la transmission du savoir.
La forme, c'est l'autre. Apprendre c'est devenir autre, c'est introduire
de l'autre dans le soi, c'est faire de soi un autre soi-même,
un soi-même autre, comme dit Ricoeur : plus autre et plus
soi. Comment pourraient initier leurs "gamins" à ce
processus des "profs" qui sont venus comme ils étaient,
qui sont ce qu'ils sont, "eux-mêmes" en tout circonstance
et n'en décollant pas, parlant dans leurs classes et à
la radio exactement de la même façon qu'à la p'tite
bouffe sympa des anciens de l'I.U.F.M. (dont on apprend au passage,
sans trop de surprise, qu'on y rigolait bien et que c'était l'bordel,
là aussi).
La honte c'est l'autre - plus exactement c'est la conscience qu'il
y a de l'autre, qu'il nous entend et qu'il nous juge. Mais on voit bien
qu'il n'y a plus de honte, que parmi nous toute la honte est bue. On
l'entend, surtout. Rien n'est plus instructif à cet égard
que ce qui s'appelle je crois les "micro-trottoirs", ces interviews
impromptues, dans la rue, ou à la sortie du lycée, puisque
la télévision, bien obligée, nous amène
tous les jours au lycée. Comme les "gamins" y sont
eux-mêmes, en toute circonstance ! Comme ils s'y montrent
"naturels" ! Comme il y a peu de honte en eux, peu
de forme, peu d'autre comme instance et comme aune de la parole,
peu de conscience de ce qui s'appelait jadis les "niveaux de discours",
et qui impliquait justement que c'était dans l'interlocuteur,
dans le contexte, dans la circonstance, dans l'autre, dans l'extérieur
à soi-même et non pas dans cet immuable soi du soi-mêmisme,
ce bloc de suffisance et d'incivilisation, que se décidait la
façon dont on allait parler. Comme ils sourcillent peu pour dire
devant la caméra et le pays qu'c'est vrai qu'on se fait chier
grave, en classe (même si c'est vrai aussi, r'marque, qu'y a des
profs qui sont quand même moins chiants qu'd'autres, mais bon
)
Or les "profs", justement, n'ont rien à envier à
leurs "gamins", en fait de naturel et d'être soi-même
quoi qu'il arrive. Comme l'explique délicatement cette dame enseignante,
toujours à la sortie du même lycée toujours en grève
: "Les profs i z'en ont ras le bol de s'ramasser n'importe quoi
sur la gueule
"
Ah, comme on les comprend ! Et comme on s'étonne peu !
Mais décidément c'est à la radio la journée
"lycées et collèges" : car à midi nouvelle
séance - on est même en direct d'un lycée, cette
fois, ou d'un collège, je ne sais plus ; et nouvelle incarnation
de ce type humain ou au moins sociologique, ou idéologique, qui
m'avait échappé jusqu'à présent, le professeur
(c'est de nouveau une femme) qui se déclare ou qui laisse entendre
qu'elle est plutôt partisan d'un retour aux valeurs traditionnelles
de l'enseignement et à ses méthodes, mais dont tout dans
le langage, dès qu'elle ouvre la bouche, révèle
sans aucun doute possible qu'elle appartient sans le savoir à
ce qu'elle condamne, qu'elle est même le produit et le résultat
de cette école qu'elle dénonce, que ce qu'elle voudrait
restaurer est barré, irrémédiablement, par son
vocabulaire et sa syntaxe.
Pas plus que l'esthétique la langue n'est un ornement qu'on
peut poser ou ne pas poser, plus ou moins délicatement, sur l'hypothétique
"réalité des choses". La langue et l'esthétique
sont au contraire ce qu'il y a de plus "réel", ce avec
quoi on peut le moins tricher, ce qui touche le plus exactement la vérité,
la fomente à la fois et la révèle. Wittgenstein
pensait à peu près - très à peu près,
soit, et je résume un peu - que la philosophie est une sous-section
de la syntaxe. Il faut aller plus loin, plus loin que ce point que Wittgenstein
n'a peut-être pas tout à fait atteint (il était
trop méticuleux pour cela ) : une société est fille
de sa grammaire. Et d'une dame qui demande :"A quoi ça sert
d'avoir plein d'idées si y a rien qu'on peut faire, pa'ce qu'les
moyens i'suivent pas ?"" j'attendrai peu de bonne influence
sur la suite de l'Histoire, même si j'approuve des deux mains
les intentions qu'elle affiche. Il me semble que si j'avais des enfants
j'essaierai d'éviter qu'ils soient trop longtemps exposés
à son influence, crainte que leur relation à notre langue
n'en soit à jamais affectée.
Cela dit je ne doute pas un seul instant qu'on en soit bien au-delà
de ce niveau de décrépitude syntaxique. C'est le concept
même de syntaxe - de convention, de code, d'élément
tiers dans l'expression, d'autre et de forme dans la langue - qui semble-t-il
n'est plus perçu. P. me dit que ses élèves, incapables
de maîtriser les structures traditionnelles de la phrase, et d'abord
les conjonctions de subordination (comme par hasard), inventent des
constructions nouvelles, inédites, qui en fait ne relèvent
en rien de l'architecture langagière, puisque l'idée même
de relation déterminée entre les divers éléments
leur est étrangère :
"Je ne sais pas c'est quoi " disent-ils (pour je ne sais
pas ce que c'est).
"Je ne sais pas c'est où".
"Je ne sais pas c'est quand " (pour je ne sais pas à
quelle époque l'événement sur lequel vous voulez
bien m'interroger s'est produit : il m'est certes tout à fait
familier, mais je ne saurais le dater exactement
)
Mercredi 5 février, dix heures du soir. Les sociétés
et les peuples, jadis, excluaient de leurs rangs les traîtres,
ceux qui complotaient pour leur perte. Aujourd'hui ils excluent les
non-traîtres, ceux qui sont le contraire de la traîtrise,
ceux qui luttent pour la conservation de ces mêmes peuples et
sociétés. Ceux-là, ceux qui ne sont pas des Amis
du Désastre, ceux qui n'uvrent pas du côté
de la fin, de la mort, de la dissolution, ce sont ceux-là qui
sont mis à l'écart, interdits d'expression, couverts d'opprobre
et maudits.
*
L'in-nocentisme fait des progrès, toutefois. Mirabile visu,
quelqu'un, un certain Jean-François Mathé, de Missé,
écrit à Télérama pour se plaindre
que la journaliste Arlette Chabot, lors d'une des innombrables émissions
récentes sur l'école, ait parlé tout du long des
profs, et pas des professeurs ! Plus extraordinaire encore,
Télérama publie la lettre de ce monsieur, dans
le Courrier des lecteurs, sous le titre "Amputé" :
"Les professeurs perdent leur prestige, leur dignité, leur
autorité, leur sécurité, leur temps
On en
parlait l'autre soir à l'émission Mots croisés.
Il apparut d'abord que, dans la bouche d'Arlette Chabot, les professeurs
perdaient d'abord deux syllabes de leur nom : "profs" par
ci, "profs" par là, pour Mme Chabot il n'y a plus de
professeurs en France, rien que des profs."Etc.
On pourrait peut-être essayer de le recruter pour le parti, celui-là
?
Vendredi 7 février, dix heures du soir. P. me raconte
qu'il a dans sa classe une élève qui se distingue par
un langage particulièrement ordurier. Le proviseur du lycée,
cette semaine, à dû convoquer les parents de cette jeune
fille, non pas à cause de sa façon malséante de
s'exprimer, dont on s'accommode comme on peut, mais parce qu'elle a
provoqué, par sa négligence, une sérieuse explosion
au laboratoire de chimie.
Les parents se sont montrés très accommodants, pour une
fois - très attachés à la discipline, donnant raison
à l'institution, et tout à fait prêts à reconnaître
les torts de leur progéniture :
"Ça m'étonne pas, a dit la mère en apprenant
la nouvelle de l'incident : celle-là, quand elle peut bien faire
chier, elle est pas du genre à laisser passer l'occase".
Et le père :
"Oh la petite pute ! Non mais vous voyez la petite pute! Putain,
croyez-moi qu'cette fois je vais pas la rater !"
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