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Éditorial n° 32, 22 septembre 2004


Entretien avec Marc du Saune (VIII)

Nouvelles du parti. France, Français.
Terre d'islam, non-terre d'Islam.
Hospitalité, inhospitalité.
Au-delà de l'immigration.

Marc du Saune : Renaud Camus, notre dernier entretien remonte à plus d'un an. Je suis curieux de savoir où vous en êtes, et surtout où en est votre parti de l'In-nocence. M'en voudrez-vous si je vous fais remarquer qu'il n'a pas beaucoup fait parler de lui, entre temps, et que son impact sur la société française paraît … minime ?

Renaud Camus : Non je ne vous en voudrais pas du tout. Dans une certaine mesure, dans une mesure certaine, même, ce parti est un échec, au moins jusqu'à présent. Les ralliements qu'il a suscités ont été peu nombreux, la presse nous consacre peu d'attention, le public ne connaît même pas notre existence. Reste à savoir si la presse nous consacre peu d'attentions parce que les ralliements sont peu nombreux, ou bien si nous sommes si peu parce que la presse ne nous consacre aucune attention ; et parce que les citoyens, en conséquence, ne sont au courant ni de notre existence ni de notre programme.

M. du S. : C'est vous qui avez prononcé le mot d'échec. Si cet échec persistait, quelles conséquences en tireriez-vous ?

R. C. : J'ai été élu président de ce parti à sa création, pour trois ans, en octobre 2002. Sauf accident indépendant de ma volonté, j'irai jusqu'au bout de mon mandat, en octobre 2005. A ce moment-là le destin du parti sera entre les mains de ses militants, s'il en reste. Je ne sais pas si je serai candidat pour un renouvellement de mon mandat - rien n'est moins sûr. Les membres du parti pourront s'ils le souhaitent élire un autre président, qui peut-être se montrera, ce ne sera pas bien difficile, plus habile que moi à faire connaître l'In-nocence et ses positions. Ou bien ils pourront estimer que l'expérience ne mérite pas d'être prolongée, et alors nous n'en parlerons plus. Après tout j'ai toujours considéré, et toujours dit, toujours écrit, que si j'étais seul, ou presque seul, à vouloir me battre pour essayer de sauver une certaine conception de la France et du peuple français ; que si ce point, ma solitude en ce combat, était acquis, alors il n'y aurait pas lieu de continuer à batailler. S'il est avéré que les Français sont satisfaits du destin qui leur est fait, si le peuple français ne voit aucune objection à ce qui m'apparaît à moi, à tort ou à raison, comme sa sortie de l'histoire, sa disparition, son abdication, qui suis-je, dans ce cas-là, pour me battre tout seul ? Cela n'aurait aucune espèce de sens. Jusqu'à présent, toutefois, la réponse n'est pas tout à fait claire : sommes nous seuls en ce combat parce que ce combat n'intéresse personne, ou bien sommes-nous seuls en ce combat parce que personne ne sait que nous le menons ?

M. de S. : Vous parlez d'un combat pour essayer de sauver «une certaine conception de la France et du peuple français ». Pouvez-vous me rappeler ce qu'est cette conception ?

R. C. : Ce mot de conception est sans doute mal choisi, puisque notre conception de la France et du peuple français, à l'In-nocence, c'est précisément que la France et le peuple français ne sont pas seulement des conceptions, des conventions, des idées. De Gaulle avait "une certaine idée de la France", certes, mais jamais, au grand jamais, il n'a envisagé de réduire la France à une idée. La France n'est pas une idée, ou pas seulement. L'appartenance au peuple français n'est pas une convention, un accord administratif, le résultat d'un coup de tampon. Être français, ce n'est pas une conception de l'esprit. J'avoue être exaspéré par la réduction systématique de la francité, pour paraphraser Barthes, à une pure et simple adhésion intellectuelle à un idéal, par exemple, si élevé que cet idéal puisse être d'autre part, là n'est pas la question. La France n'est pas plus un idéal qu'elle n'est simplement une idée. Cette façon de voir les choses non seulement aurait répugné profondément aux Français de l'époque pré-contemporaine, elle leur aurait surtout été profondément incompréhensible. La France et le fait d'être français étaient pour eux bien autre chose que cela, autrement plus complexe, plus riche, plus sensible, plus moiré : toute notre littérature en atteste. La seule existence d'une littérature, et a fortiori d'une grande littérature, en atteste. De même que l'architecture, et les vestiges des architectures passées, résistent aux historiens qui jour après jour réinventent les siècles anciens pour les rendre conformes à ce que le présent désire qu'ils aient été, de même la littérature et ses propres monuments résistent aux intellectuels qui pareillement réécrivent l'histoire en permanence pour n'en faire rien d'autre qu'une longue montée vers ce triomphe de la raison et cette apothéose de la culture, cet avènement de la morale en acte, à les en croire, au moins dans les esprits éclairés : le présent, "l'actualité". C'est bien pour cette raison, d'ailleurs, que la littérature n'est plus enseignée, ou bien aussi mal que possible : parce que de toutes ses forces elle dément les prétentions des champions étriqués de l'idée, de la seule idée, de l'étroit petit sens. Mallarmé disait à Degas que les sonnets ne se font pas avec des idées. Mais c'est toute la littérature qui ne se fait pas, ou pas seulement, avec des idées. La littérature n'est pas plus une idée, une simple affaire d'idée, ou d'idées, que ne l'est la France et que ne le sont tous les pays du monde.

M. du S. : Bien. Mais si la France et l'appartenance au peuple français ne sont pas une idée ou une affaire d'idées, comme vous dites, que sont-ils ? Vous savez qu'on vous attend à ce tournant-là, si j'ose dire : seraient-ils une affaire de race ?

R. C. : Jamais je n'ai mis en avant des considérations de race, que partagent également les racistes et les antiracistes, soit pour les promouvoir soit pour les rejeter, mais qui sont étrangères aux traditions de notre pays et de notre peuple. Les querelles entre racistes et antiracistes autour de ce concept de race, jugé "scientifique", rigoureux, précis, par les uns et pseudo-scientifique, purement fantasmatique par les autres, ont rendu impossible l'utilisation de ce mot de race qui dans notre pays et notre langue n'a jamais désigné, sauf durant une très courte et très triste période, que l'hérédité, l'héritage, la tradition, la longueur de temps, la famille tout autant que le peuple, et la famille d'esprits tout autant que les liens du sang. Je trouve l'interdiction sur le vocable un peu absurde, mais je comprends ses motifs, et personnellement je m'en accommode sans mal, même si, encore une fois, c'est toute la littérature française qu'il faut réécrire si l'on décide de se priver de ce mot-là. Non, la France et la qualité de Français ne sont pas plus une affaire de race qu'ils ne sont une affaire d'idée, ils sont une affaire d'histoire et de culture, d'épaisseur de temps et d'épaisseur de sens : non pas le pauvre petit sens plat du journalisme, du reportage ou de l'acte administratif, mais le sens stratifié, contradictoire, en vibration sympathique dans l'air et dans le paysage, de la littérature, déjà nommée.

M. du S. : Vous ne parlez pas de race au sens de racistes et des antiracistes, soit, mais vous parlez tout de même d'hérédité, d'héritage, d'épaisseur de temps - toutes notions qui semblent exclure qu'à une France et à une nationalité française ainsi définie des étrangers puissent s'intégrer.

R. C. : Toujours la culture se prend en marche, on ne peut jamais remonter au début, si tant est qu'il y en ait jamais eu un. Voyez la vanité des efforts de Bouvard et Pécuchet pour repartir de la table rase. C'est l'assurance de n'aller nulle part. A une culture, à une tradition, à une histoire en marche, à un héritage même peuvent s'intégrer admirablement, par amour, par admiration, par empathie, des individus qui le veulent vraiment. Je ne crois pas que puissent s'intégrer des peuples.

M. de S. : Et c'est à une tentative d'intégration de peuples que nous assisterions selon vous ?

R. C. : Il n'y a même plus tentative, ou du moins personne n'y croit plus. L'intégration à un peuple de peuples restant des peuples est une contradiction dans les termes, une aporie, cela ne peut pas exister. Le monde musulman…

M. du S. : Ah, nous y voilà…

R. C. : … le monde musulman est très familier du concept, sacré pour lui, et constamment mis en avant par lui, de terre d'islam. Mais il n'a pas toujours l'air de bien se rendre compte que s'il y a des territoires qui sont terre d'islam, il y en a d'autres, par définition, qui ne le sont pas, qui sont des non-terres d'islam, des terres de non-Islam.

M. de S. : Ce n'est pas tout à fait la même chose…

R. C. : Vous avez raison. Disons des non-terres d'islam. Je veux dire que les musulmans qui s'établissent en France, et d'ailleurs en Europe en général, doivent, ou auraient dû, car il semble que ce soit un peu tard, se rendre compte qu'ils s'établissaient dans des pays non-musulmans, dans des non-terres d'islam ; et que, s'ils faisaient le choix de s'établir là, ils devaient s'attendre à changer de vie, à changer de système de valeurs, à changer de vision du monde : toutes choses qui sont très possibles pour des individus - on en voit des exemples tous les jours -, qui peuvent même leur apparaître très désirables, mais qui ne sont pas possibles pour un peuple. Et à partir du moment où les individus sont assez nombreux pour constituer ou pour reconstituer un peuple, pour se constituer en fragment d'un vaste peuple qui ailleurs a son propre héritage, sa propre civilisation, sa propre langue, sa foi, il n'y a aucune raison pour ces individus, ou pour la majorité d'entre eux, de s'intégrer à la culture d'accueil et de s'assimiler en elle. A quoi assistons-nous? A l'établissement en France de fragments de terre d'Islam, de myriades de petits "mondes arabes" avec leurs mosquées, leurs écoles coraniques, leurs écoles en langue arabe, à présent, leurs femmes voilées, leurs institutions, leurs rites, leurs magasins et même leurs grands magasins halal. Et toutes ces enclaves grossissent, se rejoignent, et finissent par constituer des annexes de la terre d'islam, qui amènent à se demander pourquoi tant d'arabes et de musulmans l'ont quittée, cette terre d'islam, si c'est pour retrouver ou pour reconstituer ici la même chose.

M. du S. : Vous parlez de terre de non-islam…

R. C. : … de non-terre d'islam, plutôt…

M. du S. : … de non-terre d'islam, bien, qui, si je vous comprends bien, devrait le rester, le rester intégralement, ne pas supporter sur son territoire d'annexes de la terre d'islam… Mais si ma mémoire est bonne vous et votre parti avaient soutenu l'intervention américaine en Irak…

R. C. : Nous ne l'avons pas "soutenue", nous ne nous y sommes pas opposés…

M. du S. : D'après ce que vous me laissez entendre des effectifs de votre parti et de son audience, que vous vous y soyez opposés n'aurait peut-être pas changé grand chose…

R. C. : Disons que nous n'avons pas pris position contre elle…

M. du S. : Voilà : vous n'avez pas pris position contre elle. Est-ce qu'il vous semble pas pourtant que c'était une radicale intervention, et terriblement violente, d'une partie de la non-terre d'islam en terre d'islam? Et d'ailleurs, n'est-elle pas ressentie exactement comme telle ?

R. C. : Écoutez, je n'exclue pas que nous nous soyons trompés. D'ailleurs; à ce propos, j'espère qu'une des originalités de notre parti c'est qu'il peut admettre s'être trompé, et reconnaître qu'il hésite, qu'il tâtonne, qu'il cherche le plus honnêtement possible la bonne voie. Je ne peux sur ce point parler qu'en mon nom propre. Lorsque Jacques Chirac dit que l'intervention a «ouvert la boîte de Pandore», je ne puis que lui donner raison, bien que, d'une façon générale, je n'y sois pas spécialement enclin. Je croyais qu'avec l'intervention américaine, anglo-américaine, "alliée", il s'agissait de renverser une effroyable dictature, d'abattre une tyrannie sanglante, de rendre sa liberté à un peuple opprimé. Il me semblait, il me semble encore, qu'on ne pouvait pas s'opposer à un objectif de cette sorte. Manifestement les Irakiens, ou du moins un nombre important d'Irakiens - il est difficile de savoir exactement quelle proportion ils représentent - ne voient pas du tout les choses de cette façon. Ils aiment mieux pas de liberté du tout qu'une liberté amenée par l'étranger, pas de démocratie qu'une démocratie imposée par la force des armes étrangères, la tyrannie d'un des leurs qu'une protection accordée de l'extérieur. Et d'ailleurs il faut bien dire que leur attitude, à ces Irakiens-là, amène à s'interroger sérieusement, non sans effroi, sur la simple possibilité de régimes de liberté et de démocratie dans ces régions du monde, ou en tout cas en Irak. Saddam Hussein disait en substance que c'était lui ou le chaos, qu'un pays comme l'Irak ne pouvait être gouverné que d'une main de fer : Saddam Hussein n'est plus en place et nous avons en effet le chaos, comme si l'histoire, sinistrement, voulait lui donner raison.

M. du S. : Vous êtes devenu sadammiste ?

R. C. : Je vous en prie, ne plaisantez pas avec ces choses-là. Ce qui est effrayant, c'est le total défaut de symétrie. Que disent toutes ces bandes armées qui font régner la terreur en Irak, aujourd'hui ? Que ce qu'elles ne supportent pas, c'est que le sol sacré de la terre d'islam soient souillé par des infidèles et des étrangers, peu importe ce qu'ils prétendent apporter. Et tout le monde arabe et toute la terre d'islam, on le voit bien aux réactions de la rue, approuvent ce discours. En tout cas ils le comprennent parfaitement.

M. du S. : Vous n'insinueriez tout de même pas qu'il y a une symétrie entre l'intervention violente, en Irak, de la plus puissante armée du monde, avec ses hélicoptères, ses chars de combat et ses bombes, et le paisible établissement, en non-terre d'islam, comme vous dites, de millions d'arabes ou de musulmans qui ne prétendent pas, qu'on sache, renverser les régimes établis, changer la forme du gouvernement et imposer par la force the islamic way of life ?

R. C. : Je n'insinue pas qu'il y a une symétrie, je déplore qu'il n'y en ait pas.

M. du S. : Je ne comprends pas. Vous voudriez, pour la symétrie, qu'une armée arabe, ou "musulmane", bombarde une capitale occidentale, fasse patrouiller ses chars dans les rues d'Occident et tâche de maintenir l'ordre par des interrogatoires "musclés", comme on dit, dans les prisons ?

R. C. : Là je ne sais pas très bien si c'est vous ou moi que vous faites plus bêtes que nous ne le sommes - encore que le tableau que vous dressez, pour paradoxal qu'il paraisse, a reçu quelques spectaculaires débuts d'exécution, pas tout à fait négligeables : le plus orgueilleux monument de la capitale de l'Occident a été détruit, et beaucoup de ceux qui l'occupaient ont été tués, des milliers de gens, par une bande armée agissant au nom de l'islam en non-terre d'islam ; et au Darfour, actuellement, des populations non-musulmanes sont massacrées, ou pourchassées, par d'autres bandes armées se réclamant de l'islam, avec la complicité de l'armée et du gouvernement officiel d'une république islamique, voire islamiste. Il est bien vrai qu'on ne saurait établir de parallèle entre le paisible établissement définitif de millions de musulmans et d'arabes en non-terre d'Islam, tel que vous venez de le décrire, et la présence armée, en terre d'Islam, de quelques dizaines de milliers de soldats occidentaux, qui sans doute croyaient apporter la liberté mais qui ont beaucoup des apparences, il faut le reconnaître, d'une troupe d'occupation. D'un autre côté cette occupation, si on choisit de la qualifier de la sorte, se veut toute provisoire, et ces troupes-là ne souhaiteraient rien tant, je pense que vous en conviendrez, que de pouvoir rentrer chez elles au plus vite. Dieu sait qu'il n'y a pas de leur part de fantasme d'établissement ! Et c'est aussi bien, parce que le formidable défaut de symétrie auquel je songeais est celui qui existe entre la paisible installation définitive de millions d'arabes et de musulmans en non-terre d'islam, nous l'évoquions à l'instant, et, en face, la fermeture totale, emphatique, fièrement proclamée, admise par tous, approuvée par tous, de la terre d'islam à tout établissement d'étrangers, de non-arabes ou de non-musulmans. Et là je ne pense pas seulement aux arguments avancés par tous les "terroristes" ou "résistants" d'Irak pour justifier leur action, mais à l'attitude générale de ces deux mondes qui certes ne se confondent pas mais qui se chevauchent ou se recoupent largement, le monde arabe et le monde musulman. Je ne sais combien de centaines de mosquées il y a à présent en France. Combien y a-t-il d'églises en terre d'Islam ? Imaginez-vous qu'on en construise en Algérie, en Arabie saoudite, en Irak, comme on en construit en France ?

M. du S. : On en a beaucoup construit en Algérie, à une autre époque…

R. C. : On ne peut pas dire qu'elles se soient très bien acclimatées et pourtant l'Algérie, terre de saint Augustin, est un des premiers berceaux du christianisme. Toutes ces églises du temps de la colonisation, elles sont fermées, elles tombent en ruine, elles servent de garages, de salles de sports ou de cinémas… Est-ce que vous en appelez à une sorte de "chacun son tour" : vous nous avez colonisés, nous vous colonisons ?

M. du S. : Bien sûr que non. Notez qu'il y a des églises en Irak.

R. C. : Elles sont gravement menacées, de même que les chrétiens qui les fréquentent.

M. du S. : Oui, depuis l'intervention américaine…

R. C. : De toute façon je ne pensais pas à des chrétiens séculairement ou millénairement établis en "terre d'islam", et dont les ancêtres étaient présents sur elle avant l'islam, comme ceux des juifs en Israël. Quelques-uns de ces chrétiens-là ont pu se maintenir tant bien que mal à travers les âges, avec un statut la plupart du temps fort peu enviable. Non, je pense à des chrétiens, ou des non-chrétiens, peu importe, des Occidentaux, des athées, des juifs, qui désireraient - je sais bien que c'est peu vraisemblable, il s'agit d'une pure hypothèse d'école -, qui désireraient s'établir en Syrie, en Algérie, en Arabie saoudite, et pouvoir dire «nous sommes des Syriens comme les autres», «des Saoudiens comme les autres», «aussi algériens que vous» et même «plus algériens que vous», parce que plus représentatifs de l'idéal ouvert et universel d'algérianité : pensez-vous qu'on les laisserait faire, qu'on les laisserait dire ?

M. du S. : Il y des chrétiens qui vivent très paisiblement en Égypte, en Syrie, au Liban, des juifs au Maroc, des coopérants, des enseignants, des techniciens, des soldats, des gens d'affaires partout…

R. C. : Votre paisiblement demanderait à être sérieusement pesé, revu et corrigé, dans la plupart des cas. Mais, encore une fois, je ne parle pas de "communautés" anciennement installées, et dont la plupart ont été terriblement réduites, comme les juifs du Maroc, ou sont en proie à des menaces et à des vexations de plus en plus graves, comme les chrétiens d'Égypte. Vos coopérants et techniciens et hommes d'affaires divers, en Arabie saoudite ou ailleurs, vivent claquemurés dans des réserves protégées, et même là ils ne sont pas en sécurité. Et Dieu sait qu'il n'est pas question pour eux de "s'intégrer", si la curieuse fantaisie les en prenait. Même les individus ne peuvent pas "s'intégrer", ne parlons pas des groupes, des peuples ou des "communautés". Voyez le film qui vient de sortir sur l'amer destin de ce pauvre Jean Sénac, le poète, dont les parents et les grands-parents étaient nés en Algérie, et qui a cru, lui, le malheureux, partisan de la première heure du F.L.N., qu'après l'Indépendance de l'Algérie il allait pouvoir être un Algérien comme les autres, aussi Algérien que les autres, qu'il n'aurait même pas à s'intégrer puisque intégré, croyait-il, il l'était déjà. Il a péri assassiné dans un trou à rats, en 1973, au moment où des dizaines de milliers d'Algériens, de vrais "Algériens", ceux-là, traversaient la Méditerranée pour devenir de parfaits Français, «aussi français que vous», si ce n'est davantage.

M. du S. : Quand bien même vous auriez raison à propos de cette dissymétrie que vous dénoncez, je ne vois pas très bien quel argument moral elle vous donne, à vous et à votre parti - votre parti qui, à en croire son nom, n'est pas sans quelque prétention morale, pourtant. Si l'accueil des étrangers est moralement supérieur à la fermeture qu'on leur oppose, cette supériorité morale se contredirait elle-même, elle s'abaisserait, elle se nierait, à réclamer la symétrie et à la présenter comme une condition de son exercice.

R. C. : Aussi bien ne réclamé-je pas la symétrie. Je n'ai pas l'intention de m'établir en Algérie, ni surtout l'espoir de devenir un Algérien comme un autre, aussi algérien que les Algériens. Et je ne recommande pas les établissements massifs d'Occidentaux en terre d'Islam.

M. du S. : Pardon, pardon vous avez déploré le "défaut de symétrie" … Ou bien souhaiteriez-vous voir l'Occident, la non-terre d'Islam, adopter à l'égard des étrangers les mêmes façons de voir et de procéder que celles qui ont cours, selon vous, en terre d'Islam ?

R. C. : Le monde arabe et l'islam sont fameux pour leurs traditions d'hospitalité - ce qui prouve bien entre nous le formidable abus qui consiste à placer sous ce noble vocable, hospitalité, un appel, pour un peuple, à considérer qu'entre les étrangers et lui il n'y a pas de différence, que l'étranger est aussi lui que lui, que d'ailleurs il n'y a pas d'étrangers, ou bien que tout le monde est étranger, lui compris sur sa terre ancestrale. Cette façon de voir, qui préconise la totale ouverture des frontières et recommande l'abolition de toute différence de statut entre les nouveaux venus et les autochtones, n'a strictement rien à voir, je l'ai rappelé cent fois, avec l'hospitalité, qui distingue soigneusement, elle, les rôles, les devoirs et les droits de l'hôte et de l'hôte, de celui qui reçoit et de celui qui est reçu. Voilà ce que comprend parfaitement l'hospitalité arabe ou musulmane, comme toutes les grandes traditions d'hospitalité, dont aucune, jamais, n'a prôné la fusion, l'indistinction, l'abolition des différences (ce serait vouloir s'abolir elle-même). Toute référence à l'hospitalité en relation avec l'immigration définitive de masse est parfaitement dépourvue de fondement moral ou philosophique : ce n'est pas du tout d'hospitalité qu'il s'agit, ni d'ailleurs d'inhospitalité : le concept n'est pas pertinent. Et en ce sens je dois dire que je me sens infiniment plus proche de la façon arabe ou musulmane de voire les choses, sur cette question, que de celle de nos immigrationnistes, intégrationnistes, antiracistes à tout crin. Mais pour en revenir au problème moral que vous posiez, je dirai deux choses : d'abord il est assez vraisemblable que les sociétés, les peuples, les États, les civilisations, ne sont pas soumis à la même loi morale, ou aux même formes de la loi morale que les individus.

M. du S. : Ça par exemple ! Vous êtes sûr ?

R. C. : Pas plus qu'à l'individu, en encore moins qu'à lui, la loi morale ne demande aux peuples, aux États, aux civilisations de se sacrifier eux-mêmes, de disparaître. Et la nécessité d'assurer la survie collective d'une communauté, d'une culture, d'un peuple, peut les conduire à adopter vis-à-vis d'individus ou d'autres communautés, d'autres peuples, des attitudes effectives qui seraient peut-être répréhensibles de la part d'individus, mais que ne le sont pas de la part d'une communauté constituée en État, en nation, ayant reçu délégation exclusive et monopole du pouvoir d'agir, de prévenir, d'empêcher : un État, par définition, a des droits que des individus n'ont pas.

M. du S. : Ce raisonnement me semble ouvrir la porte a bien de graves dangers.

R. C. : C'est pourtant celui qui a toujours eu cours dans toutes les sociétés organisées, depuis l'origine des temps. Au demeurant il ne dispense nullement de la discrimination morale, au coup par coup ; ce n'est pas parce que la loi morale qui s'applique aux États et aux peuples n'est pas exactement la même, dans le détail, que celle qui pèse sur les individus, que pour autant elle autorise ces États et ces peuples à bafouer la dignité, l'humanité, le droit à la liberté des autres États, des autres peuples et des individus. D'autre part, c'est mon deuxième point, vous me semblez tenir un peu facilement pour acquis que «l'accueil des étrangers est moralement supérieur à la fermeture qu'on leur oppose». Selon les lois de l'hospitalité, c'est incontestable. Mais nous venons de voir qu'à mon avis l'immigration massive ne relevait pas du tout des lois de l'hospitalité. En cas de guerre, l'accueil des étrangers n'est pas moralement supérieur à la résistance qu'on leur oppose. L'immigration massive n'est certes pas une guerre, mais elle peut affecter le caractère d'une nation plus profondément qu'une guerre, et même qu'une guerre perdue. Dans l'immigration telle que nous la connaissons, ce ne sont pas, comme dans l'hospitalité, des étrangers, qu'on accueille - ou plutôt si, ce sont bien des étrangers qu'on accueille, mais pour en faire aussitôt, ou presque aussitôt, des non-étrangers : non plus des hôtes, masculin d'hôtes, mais des hôtes, masculin d'hôtesses, exactement comme nous le sommes nous-mêmes. Et la société qui en résulte n'est en aucune façon plus morale, plus douce, plus paisible, plus cultivée, plus brillante, plus savante que celle qui est rendue caduque par cet accueil massif: elle est au contraire tout le contraire, plus violente, plus dure, plus agressive, plus sale, moins docte, beaucoup moins cultivée et brillante que celle qu'elle remplace. On ne peut pas, et surtout dans le domaine politique, juger moralement les actes indépendamment de leurs conséquences prévisibles, observables, déjà évaluables. Au niveau de la société dans son ensemble, l'immigration massive ne crée pas du bonheur, de la sagesse, de la bonté, de l'amitié entre les individus et entre les communautés. Une politique qui crée du malheur, de la violence, des tensions constantes, la méfiance de tous envers chacun, une telle politique ne peut se prévaloir d'aucune espèce de supériorité morale ; tout juste d'inconscience et d'aveuglement.

M. du S. : Sauf toutefois si la politique contraire, cette fermeture que vous préconisez…

R. C. : Je ne préconise pas la fermeture, je préconise les lois de l'hospitalité : accueil temporaire d'étudiants, d'artistes, de voyageurs, de vrais réfugiés politiques - ouverture à l'autre entant qu'il est autre et non pas du pareil en puissance….

M. du S. : … si la politique que vous préconisez créait encore plus de malheur, d'aveuglement et de violence… Sauf si ce malheur et cette violence, que vous dénoncez, et que vous me semblez exagérer nettement…

R. C. : Exagérer ? Vous avez vu la montée en nombre et en gravité des actes antisémites ? Vous avez vu les profanations de tombes d'anciens combattants musulmans, et les attaques contre les mosquées ? Vous avez vu les mesures absurdes que sont obligés de prendre, pour exercer tant bien que mal leur métier, les conducteurs d'autobus, les pompiers, les médecins urgentistes, parfois les professeurs ?

M. du S. : Les inspecteurs du Travail ne sont pas mieux lotis, et l'immigration n'a rien à voir avec leurs problèmes, si tant est qu'elle ait quelque chose à voir avec ceux des autres. Je trouve assez paradoxal, pour ne pas dire plus, que vous invoquiez avec indignation les profanations de tombes musulmanes pour en appeler à un arrêt de l'immigration musulmane, c'est-à-dire pour réclamer la même chose que les profanateurs, ce qui est une façon de les excuser !

R. C. : En aucune façon. Leurs actions me font horreur. Je constate qu'au cours de l'histoire les mêmes causes produisent les mêmes effets, et j'estime que c'est pure folie de laisser délibérément se créer des situations dont on a toujours vu qu'elles engendraient de la violence et des affrontements.

M. du S. : En somme vous donnez raison à Huntington, vous croyez à la fatalité du choc des civilisations.

R. C. : Je ne crois pas du tout à la fatalité du choc des civilisations, en revanche je crois à la menace qu'il constitue, et je crois que tout doit être fait pour l'éviter, au niveau mondial et au niveau local, à l'intérieur de chaque État. Les analyses de Huntington sont certes un peu brutales, sans doute un peu sommaires, nul doute qu'elles pourraient être considérablement affinées, je n'en pense pas moins que, globalement, elles sont parmi les plus justes de celles qui ont été avancées dans les dernières décennies. Tout ce qu'elles ont contre elles, c'est d'être déplaisantes. Et l'une des caractéristiques les plus marquantes du climat idéologique dans lequel nous baignons, c'est que tout ce qui est déplaisant au regard des systèmes dominants - en gros de l'antiracisme institué, de l'antiracisme religion d'État - est présenté comme faux ipso facto. Huntington a été mis au pilori non pas parce qu'il avait tort mais parce qu'il avait raison ; non pas parce que ses analyses étaient démenties par le cours des événements, mais parce que tous les jours les événements les vérifiaient et les confirmaient. De façon générale le siècle veut si peu entendre les leçons de l'histoire qu'il s'est arrangé pour qu'elles soient inaudibles, pour que l'histoire ne soit plus enseignée, pour que les gens n'en savent plus rien. On a parfois l'impression que tout le fameux "devoir de mémoire" ne porte plus que sur la seule Shoah. Or la Shoah elle-même est incompréhensible, quand bien même tout l'effort d'enseignement ne porterait plus que sur elle, dès lors que les adolescents ne savent même plus qu'il y a eu des siècles, de l'épaisseur de temps, et qu'ils ignorent non seulement le contenu de l'histoire mais ne comprennent même pas ce que ce peut bien être que l'histoire. L'évolution idyllique vers le délicieux village universel peuplé de citoyens du monde, telle qu'elle est promise par l'immigrationnisme métissolâtre, est non seulement contredite quotidiennement par les faits, mais par toute l'histoire de l'humanité. Sa réalisation effective ne saurait survenir qu'à la condition qu'apparaisse un homme nouveau, le sympathique citoyen désoriginé d'après le temps des nations. Or rien n'a jamais créé plus de violence ni entraîné plus de tyrannie que cette utopie formidable, l'homme nouveau.

M. du S. : Voyez pourtant les États-Unis. Est-ce que les tensions raciales, contre toute attente, n'ont pas fini par s'y apaiser ? Est-ce que n'est pas apparu là-bas, sinon un homme nouveau, du moins une société nouvelle, de coexistence ethnique, dont on peut penser que le modèle est amené à se généraliser ?

R. C. : J'aimerais pouvoir vous croire. Il faut se méfier de la télévision, qui pratique le mensonge positif, et qui a l'art de présenter ses désirs, ceux de l'idéologie dominante, comme des réalités. Je crains fort que le relatif apaisement racial aux États-Unis ne repose surtout, contrairement à ce qu'essaie de nous faire croire les films hollywoodiens et les feuilletons made in U.S.A., sur la ségrégation. Et s'il faut en venir là pour avoir la paix, en désespoir, autant essayer d'éviter in the first place les mélanges explosifs. En Irlande du Nord le conflit ne trouve guère de solution, et pourtant il n'est pas ethnique, mais religieux. Peut-être les oppositions les plus irréductibles sont-elles les oppositions religieuses, à l'intérieur des grandes religions, voyez les sunnites et les chiites en Irak, et a fortiori entre elles, voyez l'ex-Yougoslavie. Aux États-Unis, malgré la présence des Black Muslims, les tensions raciales n'avaient pas de coloration religieuse. Imaginez ce qu'il en serait, à l'intérieur d'un pays, d'un conflit avec l'islam, religion ancienne, puissante, nombreuse et, il faut bien le dire, passablement vindicative, s'estimant partout bafouée bien qu'elle progresse de toute part.

M. du S. : Si montée de la violence il y a dans la société contemporaine, ce qui n'est même pas certain…

R. C. : Ah non ?

M. du S. : Jusqu'au milieu du XIXe siècle, dans la France uniethnique et uniculturelle que vous semblez regretter, et peut-être inventer pour une large part, les routes de France n'étaient pas très sûres, je crois bien - sans doute beaucoup moins qu'aujourd'hui…

R. C. : L'avantage qu'il y a à vieillir, c'est qu'on ne peut plus vous faire éternellement le coup du passé qu'on fantasmerait bien meilleur qu'il n'était en réalité parce qu'on ne l'a pas connu : je n'ai pas connu la forêt de Bondy sous Louis-Philippe, mais j'ai connu une France où nulle part on n'avait la hantise d'être volé ou agressé, où une attaque contre une synagogue était une chose inimaginable, où les femmes âgées n'avaient pas peur de sortir seules dans la rue, où les bacheliers ne faisaient pas de fautes d'orthographe et étaient capables de mettre trois phrases en ordre logique l'une à la suite de l'autre, où la culture était très présente à la télévision, où…

M. du S. : Décidément nous nous éloignons beaucoup de l'immigration, qui était le sujet dont nous débattions, d'ailleurs sans l'avoir choisi… Dites-moi plutôt si vous n'avez pas été ému, ébranlé peut-être, même, par le loyalisme, si c'est bien le mot, de l'ensemble des musulmans de France, et des arabes, à l'occasion de la récente prise en otages des deux journalistes français et de leur chauffeur, en Irak ? Est-ce que ces communautés n'ont pas témoigné qu'avant tout elles étaient françaises, contrairement à vos inquiétudes, et que cette solidarité-là primait sur toutes les autres, celles de l'origine ou de la religion ?

R. C. : Oui, j'ai été impressionné, touché, et même ébranlé, comme vous dites, par leur unanimité. D'un autre côté ces communautés pouvaient difficilement manifester leur solidarité avec les preneurs d'otages…

M. du S. : Avec les preneurs d'otages, non, sans doute, mais peut-être avec les motifs que les preneurs d'otages ont un moment avancés à leur action, et avec les revendications qu'ils voulaient voir satisfaites pour y mettre fin.

R. C. : Les musulmans de France se sont très bien comportés, c'est indéniable, et nous leur devons tous de la reconnaissance - ce n'est pas la première fois : je pense ici à tous ceux qui ont versé leur sang pour notre pays, et dont la mémoire, nous y revenons, a été ignominieusement souillée dans des cimetières militaires, récemment. Néanmoins il y avait quelque chose d'extraordinairement ambigu, selon moi, dans cette démarche des représentants officiels de la communauté musulmane allant à Bagdad et ailleurs pour s'y exprimer au nom de la France, et «reçus comme des chefs d'État», ainsi que la télévision s'est plu à le souligner. Je sais bien que ce sont des circonstances où il convient de faire feu de tout bois, mais ce bois-là, ou ce feu, me semblent extrêmement dangereux ; et tendre à confirmer, hélas, ce que je vous disais plus tôt sur l'établissement en France de fragments, d'annexes, je n'ose dire de colonies, de la précieuse terre d'islam, qui entretiendraient avec la métropole islamique, très officiellement, des rapports privilégiés.

M. du S. : Ne peut-on comparer cela avec les liens privilégiés de nombreux juifs français avec Israël ?

R. C. : Je dois dire que j'ai été un peu choqué, en sens inverse, par la visite d'un ministre israélien sur le site d'une attentat antisémite à Paris, comme s'il venait s'inquiéter ès qualités de la sécurité de ses ressortissants, et demander des comptes à notre gouvernement. Que l'attentat en question se soit révélé "imaginaire", si l'on veut, ne change rien à l'affaire.

M. du S. : Je remarque, cette dernière parenthèse exceptée, que nous en revenons toujours, pratiquement - et c'est sans doute de votre fait, car personnellement ils ne m'obsèdent pas-, aux mêmes sujets, l'immigration, l'islam, la nationalité, etc. N'avez-vous pas l'impression, pourtant, que ce sont là des sujets où l'affaire est jouée, et que vous menez, dans cette mesure-là, votre parti et vous, un combat d'arrière-garde, qui n'a plus lieu d'être ? Que peut vouloir dire, dans un monde où les voyages intercontinentaux ne sont plus une affaire pour personne, où tout le monde entretient des relations d'amitié, d'amour, d'affaires avec des personnes de toutes les origines, que peut vouloir dire, dans ces conditions, de lutter contre l'immigration, puisque l'immigration elle est là, ses descendants sont là, ce ne sont plus des immigrés et vous n'avez pas l'intention, que je sache, de les renvoyer chez eux, d'autant moins que chez eux c'est ici ? Tout cela ne vous paraît-il pas terriblement anachronique, comme le combat des légitimistes français sous la Troisième République, mettons ?

R. C. : Vous avez peut-être raison. Mais en l'occurrence quantity is of the essence. Plus les nouveaux-venus seront nombreux, plus il sera difficile de sauver, de la francité de la France, ce qui peut l'être encore. Cependant nous ne sommes pas un parti monomaniaque. Nous avons au contraire des ambitions "généralistes", si je puis dire. C'est ce dont témoigne notre programme, même et surtout si certaines de ses formulations sont imparfaites, c'est-à-dire indéfiniment perfectibles.

M. du S. : Certains ont en effet reproché à plusieurs des chapitres de votre programme de révéler une profonde méconnaissance des dossiers, des lois, des règlements, des conventions internationales, de l'état actuel des questions qu'ils abordent : bref, de laisser paraître, pardonnez-moi de citer vos détracteurs, une prodigieuse incompétence technique, alliée à une impardonnable légèreté. J'ai même cru remarquer, de l'extérieur, que ces reproches avaient engendré un certain flottement au sein même du parti, et peut-être certaines prises de distance. D'aucuns y ont vu la cause de votre relatif silence récent.

R. C. : Ah, je vois que vous êtes très informé, comme d'habitude. Mon relatif silence récent était surtout causé par des excès de travail. Mais quant au problème que vous soulevez je vous ferai deux réponses, un peu contradictoires. D'un part il est parfaitement exact que nous ne disposons pas d'un nombre suffisant d'experts, de juristes, de rédacteurs compétents. D'autre part, quand je constate que l'expertise des experts consiste surtout, bien souvent, en une connaissance implacable de toutes les raisons qui font qu'on ne peut rien faire, et qu'il convient surtout de ne toucher à rien, de ne pas lever le petit doigt, parce que le moindre mouvement réel entrerait en contradiction patente avec une liste de dispositions dont ils se font un plaisir de dresser pour vous la liste interminable, et pourrait faire s'écrouler tout l'édifice idéologico-juridique où de gré ou de force nous sommes logés, je me dis que l'expertise, hélas, n'est bien souvent que le nom poli de l'impuissance.

M. du S. : Vous-même n'avez pas forcément fait la preuve d'une "puissance" éclatante, en politique…

R. C. : Du moins nous efforçons-nous de nommer les problèmes, d'échapper à cette glu de bien-pensance et d'expertise mêlées qui fait que ce qui arrive n'arrive pas dans la langue, que les mots servent à cacher plutôt qu'à désigner, que l'évidence est tous les jours expliquée comme une dangereuse illusion de nos sens, un coupable fantasme né de nos préjugés, une machination trompeuse des méchants. Il y a longtemps que j'ai observé combien la maîtrise parfaite de certains langages, quand les mots ne touchent plus aux choses mais n'y sont rattachés qu'au moyen de conventions inédites et précaires, sans inscription dans les profondeurs de la langue, servait à ne pas voir ce qui crève les yeux, d'une part, mais aussi à voir, à voir distinctement, ce qui n'a aucune existence.

M. du S. : Pourriez-vous être un peu plus clair ?

R. C. : Je pense bien sûr à tout ce qui se dit et ne se dit pas des rapports entre les différentes "communautés" qui désormais se partagent notre pays et sont censées constituer notre peuple ; mais aussi à l'École, bien sûr, à la culture, au paysage, à l'environnement en général. Ce sont là autant de domaines où nous faisons, où nous avons à faire, des propositions qui ne relèvent en aucune façon de cette prétendue obsession anti-immigrationniste où d'aucuns essaient de nous enfermer pour nous disqualifier : je pense à nos propositions pour l'établissement d'un enseignement complémentaire, intermédiaire, destiné à garantir que tout enfant qui le souhaite, qui le mérite et qui en est capable puisse recevoir, quelle que soit son origine, le meilleur enseignement concevable pour lui ; je pense à l'établissement de chaînes de télévision et de radio vraiment culturelles, exemptes bien sûr de publicité mais aussi de toutes les complaisances pour le divertissement populaire et commercial qui ont livré pieds et poings liés à la vulgaire "actualité", à la chansonnette et au cinéma de trois sous les médias subventionnés en principe consacrés à l'art et à la culture ; je pense à nos propositions pour l'établissement de zones de territoire absolument protégées, autant et plus que les actuels parcs nationaux, mais infiniment plus vastes, et qui constitueraient des sortes de réserves où l'avance de la dégradation écologique et esthétique du pays serait contenues ; je pense…

M. du S. : Mais toutes ces propositions ne pourraient-elles pas procéder aussi bien, ou mieux, d'un simple club de réflexion ? Pourquoi un parti, surtout s'il est sans troupes ?

R. C. : Nous ne sommes pas un comité d'experts, on nous le reproche assez. Nous sommes des citoyens qui voulons introduire certains changements et en empêcher d'autres. Notre détermination est pleinement politique.

M. du S. : D'autre part, venant d'un parti qui pourtant se veut "généraliste", vous venez de le rappeler, je ne remarque guère de propositions d'ordre social. L'In-nocence n'a pas de programme social ?

R. C. : L'In-nocence a pour programme social de donner à tout citoyen la possibilité de devenir tout ce qu'il peut devenir, tant que ce n'est pas en contradiction avec la loi, avec le pacte social, avec le contrat réciproque d'in-nocence. A quel résultat sont parvenus les partis dont le programme social vous paraît, je suppose, plus riche et plus développé que le nôtre ? Au blocage total de ce qu'ils appellent eux-mêmes, dans leur sabir, "l'ascenseur social". Pour ne désigner que lui, l'effondrement du système éducatif, dû en grande partie à l'égalitarisme qu'on a plaqué sur lui - et qui est bien, pourtant, ce qu'il y a de plus contraire à l'éducation, puisque éduquer c'est rendre inégal, et d'abord inégal à soi-même -, l'effondrement du système éducatif, donc, a rendu presque impossible, et rarissime dans les faits, l'élévation sociale et personnelle par le biais de l'éducation, qui était le plus précieux, le plus efficace mécanisme de ce fameux "ascenseur social". Toute la pensée sociale, quand ils en ont une, ou quand ils veulent se donner l'air d'en avoir une, des partis qui alternent au pouvoir, consiste à abaisser les riches, les puissants, les privilégiés, ceux de la connaissance comme ceux de la fortune. Ils abaissent, ils abaissent, ils abaissent, pour abaisser ils sont très forts, ils peuvent se vanter d'avoir détruit la "classe cultivée" qui avait fait toute la grandeur et le prestige culturels de la France. Mais ils n'élèvent jamais personne. Sous prétexte de redistribution - l'alpha et l'oméga de leur pensée sociale -, ils se créent tout un peuple d'obligés et de clients, une masse d'assistés qui ne songent jamais qu'à plus de droits et encore plus de droits, plus d'avantages sociaux, plus d'assistance et de redistribution. Ceux-là perdent l'habitude de songer à leurs devoirs, et de s'envisager eux-mêmes comme des signataires de pleine exercice du contrat social, des contributeurs à part égale à la prospérité publique, des acteurs de leur propre destin. Ce système mis en place au nom de l'égalité attente à l'égalité plus gravement que tout autre, puisqu'il instaure une séparation radicale entre contributeurs et contributés, si j'ose dire, contribuables et assistés, personnes qui paient pour la bonne marche de l'État, de ses services publics et de l'économie, et personnes qui, à cette première catégorie, demandent toujours plus, des emplois, des indemnités, des avantages sociaux, comme s'il s'agissait d'une entité tout abstraite, l'État, le pouvoir, le grand capital, et non pas de citoyens comme elles. Nous sommes très partisans d'une assistance généreuse et efficace à tous ceux qui en ont vraiment besoin, les enfants, les vieillards, les malades, les handicapés. La pensée qu'un enfant ou qu'un adolescent, par exemple, ou même qu'un adulte, soit empêché de faire les études qu'il pourrait et qu'il voudrait faire par des motifs purement économiques ou sociaux m'est absolument intolérable. La justice, c'est un égal accès à l'inégalité. Tout ce qui va dans le sens d'une responsabilisation de chacun, et du plein accomplissement de ses virtualités individuelles, devrait selon nous être fortement encouragé. Nous sommes en revanche totalement hostiles à la création et à l'entretien d'une vaste classe d'assistés permanents, payés pour rester tranquilles, imbécilisés par la télévision, gavés de mauvais pain et de mauvais cirque, et qui ne peuvent pas ou ne veulent pas accepter un travail parce que leurs revenus en seraient défavorablement affectés.

M. du S. : Tout cela me semble évoquer un programme ultra-libéral, et en même temps rester bien vague.

R. C. : Ce n'est pas ultra-libéral, car nous sommes très attachés au rôle de l'État et à la défense du service public. Mais sur ce dernier point, par exemple, il faut bien dire qu'il serait infiniment plus facile de défendre la Poste, par exemple, si les prestations qu'elle offre étaient un peu moins dégénérées, par rapport à ce qu'elles ont été. On peut dire presque la même chose de l'hôpital. Quant à l'École n'en parlons même pas. Les autres partis se gardent bien de s'attaquer à ce problème, parce que les postiers, les infirmières, les "enseignants", ce sont autant de millions d'électeurs, qu'il ne faut surtout pas désobliger. D'où les ridicules déclarations rituelles des hommes politiques, qu'ils soient au gouvernement ou dans l'opposition, selon lesquels, en France, les "enseignants", par exemple, «sont des gens formidables, qui font un boulot magnifique». Eh bien non, les enseignants ne sont pas «des gens formidables» et le travail qu'ils font n'est pas du tout magnifique. Bien entendu il y a parmi eux des individualités merveilleuses, des personnes exceptionnelles, des dévouements et des compétences hors du commun ; mais leur niveau général moyen, à mon avis, n'a rien dont on ait spécialement à se réjouir, les intérêts et même les égoïsmes corporatistes ont joué un rôle qui n'est pas négligeable dans la décadence du service "éducation", et c'est un véritable problème.

M. du S. : Nous nous éloignons beaucoup de la question sociale…

R. C. : Moins que vous ne le croyez…

M. du S. : … et de toute façon nous ne pouvons pas prolonger indéfiniment cet entretien, qui est déjà beaucoup trop long. Il nous faudra le reprendre, si vous le souhaitez.

R. C. : Avec plaisir.