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M. du S. : Mais vous venez de dire qu'il n'y a pas d'exclusion, justement ! Que nous sommes dans une société toute-incluante  !

 

R. C. : Justement. Je vous remercie : vous m'amenez à préciser ma pensée. Dans une société tout-englobante, tout-incluante, qui ne se reconnaît pas d'extérieur, d'extérieur légitime, d'extérieur aimable ; dans une société qui est persuadée de coïncider entièrement avec elle-même, avec le monde et avec toute l'étendue du pensable ; dans une telle société, quiconque se place de lui-même en marge, quiconque s'exclut, quiconque refuse de se laisser assimiler et de coïncider, de payer son tribut au grand ça parle  universel, celui-là s'expose à une exclusion qui ne peut même pas se nommer et se reconnaître comme exclusion, une exclusion en quelque sorte aporétique, qui implique, pour celui ou celle qui en est l'objet, la disparition, la mort civile, le grand silence.

 

Certes il y a les scènes et les campagnes de lynchage médiatique, dont la presse fait si grand usage, et dont la télévision est si friande, au point de les avoir érigées en une sorte de nouveau genre médiatique, de divertissement collectif, de jeu du cirque, l'exécution symbolique en public. Ces scènes pénibles sont l'occasion de vérifier une fois de plus la pertinence admirable des théories de René Girard sur le bouc émissaire, et il est vraisemblable que dans une société de plus en plus obsédée par l'idée d'exclure toute exclusion, si je puis dire, de bannir tout extérieur, de suturer toutes les failles, d'autocélébrer sans cesse sa globalité, sa massivité, son unicité symbolique, il est probable que de telles scènes et de telles campagnes iront se multipliant, puisqu'on connaît leur merveilleuse efficacité de ciment, de pacte fondateur à refonder sans cesse, de jouissif contrat de co-appartenance globale. Mais ces scènes de lynchage, c'est affreux à dire, sont encore un mode de la présence, pour leur victimes. Plus graves encore, plus sévères, et d'ailleurs tout à fait compatibles avec ces scènes-là, qu'elles peuvent très bien suivre immédiatement dans le temps, et suivre longtemps, suivre éternellement, il y a les muettes inflictions de mort civile, de mort médiatique, qui frappent des malheureux aussi terriblement que le simple fait de n'être pas d'un Marly, sous Louis XIV, et qui ont l'avantage, par définition, de ne pas laisser de traces. Ce n'est pas «la mort sans phrase » de la Convention, c'est la mort sans trace, la disgrâce innommée, la précipitation silencieuse dans l'abîme. De même que la censure ne déteste rien tant que d'être montrée du doigt et de laisser des marques, des cicatrices, des blessures, des blancs, de même l'exclusion, cette exclusion-là, cette exclusion contradictoire, cette exclusion dont le caractère extrême est rendu indispensable par l'exigence d'affirmer qu'il n'y a pas d'exclusion, elle ne doit à aucun prix être désignée, ni seulement nommée. X., Y., Z., que sont-ils devenus ? On ne sait pas. Ils ne participent plus au débat. Pourtant personne ne les a exclus. Ils sont vivants, voyez, ils publient même des livres. C'est curieux, personne ne les mentionne jamais. Ils parlent, ils parlent, ils écrivent, ils crient, leur bouche est ouverte, est-ce notre faute à nous si aucun son ne sort ?

 

M. du S. : Ne craignez-vous pas que pareil tableau, où d'aucuns pourraient juger que c'est votre propre situation qui est décrite, risque de confirmer certains observateurs dans le soupçon, ou dans la conviction, même, que votre théorie, si c'est bien le mot, est largement inspirée par votre histoire personnelle, et qu'elle trahit avant tout, pardonnez-moi, une bonne dose de paranoïa ?

 

R. C. : Oh, je ne doute pas un seul instant que ma "théorie",  si c'est bien le mot en effet, ne soit largement inspirée, comme la plupart des théories, y compris un certain nombre d'entre celles qui sont infiniment plus rigoureuses et scientifiques que ne l'est celle-ci, par l'histoire personnelle de son auteur. Permettez-moi de vous faire remarquer néanmoins que mon histoire personnelle est déjà longue, et que ma "théorie", si théorie il y a, est bien antérieure aux mésaventures auxquelles  vous faites sans doute allusion. Qu'elle doive tout à ces mésaventures ou à d'autres, au demeurant, il n'en découlerait nullement qu'elle soit fausse. Et même s'il était établi qu'elle reflète «une bonne dose de paranoïa», pour reprendre vos termes exacts, sa fausseté ne s'ensuivrait pas pour autant. L'extrême pauvreté du débat actuel, le fait que toute pensée divergente se trouve automatiquement exclue ou passée sous silence à partir de fondements moraux, ou prétendus tels, me semble des données objectives, et, dirais-je même, incontestables.

 

M. du S. : Je me demande tout de même si les contemporains de toutes les périodes de l'histoire,  les vivants de toutes les époques, n'ont pas jugé, siècle après siècle, que le débat était exceptionnellement pauvre, de leur temps…

 

R. C. : Oh, je connais bien cet éternel argument selon lequel ce que l'on croit observer d'inédit serait en fait vieux comme le monde, tout aurait toujours été la même chose, il n'y aurait rien de nouveau… La richesse d'un débat, et surtout d'un débat démocratique, est pourtant assez mesurable. On peut commencer par compter les journaux d'opinion, par exemple…

 

M. du S. : Sans doute, mais convenez que le choix de cet exemple limite singulièrement le nombre des époques admises à être comparées : il n'y avait pas de journaux d'opinion à Athènes, pas de journaux d'opinion à Rome, pas de journaux d'opinion sous Louis XIV… Mais puisque vous posez la question en termes de classes successivement dominantes, il me semble que la question de la richesse ou de la pauvreté du débat - du débat démocratique, j'imagine - ne peut se poser qu'à partir du règne de la bourgeoisie, et n'aurait aucun sens eu sein des aristocraties, par exemple.

 

R. C. : Il y aurait beaucoup à dire là-dessus. La richesse d'un débat n'est pas exactement fonction du nombre des participants.

 

M. du S. : Excusez-moi, mais c'est vous qui venez de parler du nombre  de journaux d'opinion comme d'un critère pertinent…

 

R. C. : Certes, mais à condition que ce critère soit recoupé par d'autres. Il faut encore qu'entre les divers éléments, individus, magazines, journaux, revues, maisons d'édition, écoles de pensée participant à un débat, les différences et même les divergences soient réelles. Si tous ces éléments n'expriment en fait que la même idéologie, à quelques variantes internes près, ils peuvent bien être  des centaines, des milliers, des millions, l'unanimité n'en sera que plus impressionnante. Il faut d'autre part que tous ne s'expriment pas en même temps, qu'ils ne créent pas un brouhaha où plus aucune voix distincte ne s'entend, où tout le monde, en permanence, coupe la parole à tout le monde, de sorte que plus aucune idée ne peut s'exprimer, sauf les rituelles déclarations d'allégeance à la pensée dominante. Donner la parole à  tout le monde en même temps, c'est ne la donner à personne. La laisser prendre par qui veut, c'est la réduire à néant. Si l'on pense par exemple aux débats de la télévision, il semble que le nombre des participants, et là vous avez tout à fait raison, n'apporte rien du tout. Au contraire : l'échange a tout à gagner au simple tête-à-tête.  Et je vous accorde bien volontiers, d'autre part, que la question de la richesse éventuelle d'un débat - démocratique ou pas, mais de préférence démocratique, oui -, ne peut se poser que dans un contexte de liberté ; ou si vous préférez, dans le cadre d'une société libérale, politiquement libérale.

 

M. du S. : C'est-à-dire bourgeoise ?

 

R. C. : Historiquement, et à ma connaissance, il semble bien, en effet, qu'il n'y ait pas de société libérale antérieure à l'avènement social et politique de la bourgeoisie ; et qu'elle soit la seule classe qui en ait assuré le fonctionnement… Hélas, peut-être. Personnellement, je n'ai aucun attachement particulier, sentimental ou autre, à l'égard de la bourgeoisie…

 

M. du S. : Vous dites cela, mais vos attaques continuelles, et qu'on pourrait presque appeler obsessionnelles, contre la dite petite bourgeoisie, ont ceci de particulier - par rapport à celles d'un Brecht, par exemple, qui sont plus obsessionnelles encore, s'il se peut, et si je puis risquer un instant le rapprochement - de paraître tout à fait bourgeoises d'inspiration - ou plus exactement de sembler procéder d'idéaux bourgeois, de donner l'impression de se manifester à partir  de la bourgeoisie. Je sais bien qu'il n'y a guère de rapports, et que la juxtaposition est même assez cocasse, mais Brecht, j'insiste, lorsqu'il voue aux gémonies la petite bourgeoisie et ses valeurs, qui sont à ses yeux de pseudo-valeurs, bien entendu, mène l'attaque à partir du prolétariat. Ce qu'il reproche à la petite-bourgeoisie, c'est de ressembler à la bourgeoisie, et de lui ressembler mal. Ce que vous lui reprochez vous, c'est de ressembler au prolétariat, et de lui ressembler bien.

 

R. C. : Vous n'avez pas tort… Il m'est même arrivé de parler de prolo-petite-bourgeoisie, de prolo-petit-embourgeoisement. Les frontières entre les classes ne sont pas toujours faciles à préciser, et d'autant moins qu'elles sont perpétuellement mouvantes.

 

M. du S. : Comment peuvent-elles être perpétuellement mouvantes, puisque vous dites qu'il n'y en a plus ? Que nous vivons dans un régime de classe unique, que tout le monde est petit-bourgeois !

 

R. C. : Là où il n'y a plus de frontières demeurent cependant, en palimpseste, des traces des anciens tracés, des soupçons de nuances dans la monochromie de la carte, de perceptibles vestiges des anciennes régions aujourd'hui unifiées ; et l'on peut se demander laquelle, de ces anciennes régions, a donné le plus de ses traits particuliers, de ses caractères propres, à la nouvelle et plus large entité. La classe unique au pouvoir, que j'appelle par convention petite bourgeoisie, n'est pas une simple extension quantitative et territoriale de l'ancienne petite bourgeoisie, celle de Brecht et de Céline, mettons, qui se serait conservée dans sa pureté tout en s'élargissant indéfiniment.

 

M. du S. : Les deux noms que vous citez font une drôle de combinaison…

 

R. C. : En effet… Disons Pirandello et Marcel Aymé, si vous préférez… Non, ce qui s'est produit n'est pas une simple extension quantitative, un élargissement sans limite, de l'ancienne petite bourgeoisie, passée de grenouille à boeuf. Le schéma est un peu plus compliqué que cela, serait-ce seulement parce la petite bourgeoisie, en enflant, en enflant démesurément pour devenir classe unique, s'est incorporée bien  des traits de l'ancien prolétariat.

 

M. du S. : Et quelques traits aussi de l'ancienne bourgeoisie?

 

R. C. : Quelques-uns, sans doute, à titre décoratif, mais à mon avis ils sont peu nombreux, et superficiels.

 

M. du S. :  Mais si cette classe nouvelle est une espèce de patchwork, pourquoi l'appeler petite bourgeoisie ?

 

R. C. : Faute de mieux, certes. Cependant je n'ai pas dit qu'il s'agissait d'une classe nouvelle.

 

M. du S. : Ce nom que vous lui donnez, pourtant, est-ce qu'il n'ouvre pas la porte à beaucoup de malentendus ?

 

R. C. : N'importe quel nom est une porte ouverte aux malentendus, bien sûr. Les malentendus s'engouffrent dans le nom nécessairement. Nommer c'est malentendre, mais c'est tendre l'oreille. Reste à savoir ce qui peut entrer aussi de vérité, par la porte du nom. La petite bourgeoisie est tout de même la classe où se sont donné rendez-vous, pour s'y fondre, de gré ou de force, toutes les autres classes. Mais la critique brechtienne de la petite bourgeoisie, pour en revenir à elle, est avant tout culturelle…

 

M. du S. : La vôtre aussi ! D'ailleurs votre "théorie" de la classe unique n'est envisageable un moment que du point de vue culturel - ou social, à la rigueur, si l'on prend le terme dans un sens très culturel. D'un point de vue strictement économique, prétendre que nous sommes dans une situation de classe unique serait absurde - je pense que vous-même en conviendrez. Il me semble que votre échafaudage conceptuel, si l'on peut dire, n'a de chance de tenir debout que dans un contexte exclusivement culturel. 

 

R. C. : Nous y reviendrons. Je disais seulement, pour le moment, que la critique brechtienne est avant tout culturelle. Politique, certes, mais par les moyens et selon les intérêts de la culture, ou de l'art. Que le point de vue supposé, chez Brecht, soit celui du prolétariat, n'y change rien. Et d'ailleurs c'est surtout vrai pour le Brecht tardif, qui ne pouvait guère faire autrement. C'est la culture - son idée de la culture, soit - que Brecht défend ; et dont il estime, comme moi, si j'ose dire, que sous le règne de la petite bourgeoisie elle est gravement compromise.

 

M. du S. : Oui, mais pourquoi, justement ? Je ne peux pas interroger Brecht, mais je vous interroge vous. Si, comme vous le pensez, la petite bourgeoisie est la classe actuellement dominante, pourquoi, d'abord, n'aurait-elle pas droit, comme les autres classes l'une après l'autre, à la domination ? Et pourquoi ne pourrait-elle pas, ne devrait-elle pas, imposer sa culture, sa culture à elle, comme les autres classes l'ont fait avant elles, quand c'était leur tour à elles d'être dominantes ?

 

R. C. : Reprenons… Ma "thèse", si je peux m'exprimer ainsi, est que la petite bourgeoisie n'est pas seulement dominante, mais qu'elle est dictatoriale, pour les raisons que nous avons vues plus haut : il ne lui reste plus de classes à dominer, elle les a toutes avalées, absorbées, digérées. À l'égard des individus elle est passivement dictatoriale, si vous voulez : il n'y a rien en dehors d'elle, on ne peut pas lui échapper, aucun extérieur ne lui est concevable, ni conçu par elle, ni par ses victimes, qui sont elles-mêmes, forcément, des petits-bourgeois, lesquels ne peuvent critiquer la petite bourgeoisie qu'en termes petits-bourgeois, dans la langue petite-bourgeoise, la seule que la petite bourgeoisie leur ait apprise.

 

M. du S. : Mais alors, si tout le monde est petit-bourgeois, vous l'êtes nécessairement aussi !

 

R. C. : Mais bien sûr que je le suis aussi ! Je supposais que ce point était acquis ! Comment pourrais-je ne pas l'être ? Je ne dénonce pas la dictature de la petite bourgeoisie à partir d'un quelconque extérieur, puisque précisément je prétends qu'elle n'en a pas, qu'elle coïncide exactement avec elle-même.

 

M. du S. : Mais alors comment pouvez-vous la dénoncer ? À partir de quel lieu ?

 

R. C. : Il n'y a pas d'extérieur, mais il y a peut-être une certaine épaisseur du territoire petit-bourgeois, des souterrains, des caves, des grottes, des couches géologiques successivement inversées, des strates de sens et de liberté, de l'air étranger captif, des passages, des galeries, tout une feuilletage de contradictions chronologiques et sémantiques  dont l'étude et la cartographie sont l'objet même de ce que j'ai appelé, après Roland Barthes, la bathmologie, cette science à demi-plaisante des niveaux de sens et de langage.  J'aime à croire - mais je me fais peut-être beaucoup d'illusions -  qu'il reste en moi, et en quelques autres, par je ne sais quel miracle, je ne sais quelle quinte de toux mal à propos du système, une nostalgie, une réminiscence vague, une lointaine lueur au creux de la parole, qui proviendrait de quelque chose qui ne serait pas la petite bourgeoisie et son règne, qui aurait son origine dans un extérieur malgré tout, dans une faille, en quelque bâillement accidentel de la coïncidence. En ce qui me concerne, on m'a suffisamment fait sentir que je n'appartenais pas ! Et vous-même disiez à l'instant que mes critiques procédaient d'un point de vue bourgeois. S'il faut être un peu bourgeois pour n'être pas tout à fait petit-bourgeois, va pour la bourgeoisie et pour les ultimes alvéoles de son empire effondré, quoique je n'y tienne pas plus que cela. De toute façon, il faut bien être petit-bourgeois sinon pour parler du moins pour essayer de se faire entendre, puisque tous les moyens d'expression de quelque portée sont aux mains de la petite bourgeoisie, à commencer par la télévision, l'instrument principal de son pouvoir.

 

Vous demandiez pourquoi la petite bourgeoisie ne pourrait pas, ne devrait pas, imposer sa culture comme l'ont fait les autres classes avant elles, quand elles étaient dominantes. Dans un premier temps je serais tenté de répondre - et je pense que sur ce point au moins Brecht serait d'accord avec moi - : parce qu'elle n'en a pas. Mais bien entendu une telle assertion ne peut s'appuyer que sur une définition de la culture que libre à vous et à qui veut de contester et même de rejeter.

 

Pour simplifier à l'extrême, disons que la grande question est de savoir si la culture est l'ensemble des expressions artistiques et intellectuelles auxquelles ait atteint et puisse atteindre encore l'humanité, un patrimoine, en somme, le patrimoine des patrimoines, l'objet d'un héritage éventuel, la matière d'une transmission ; ou bien si elle est, plus simplement, l'ensemble des pratiques qu'on appelle aujourd'hui "culturelles", et cela à une époque donnée, pour une classe donnée fût-elle classe unique, pour une société donnée fût-elle une société globale, pour un territoire quelconque ou un type de territoire : culture de rue, culture d'entreprise, culture de génération, culture de ghetto, culture de cité, culture jeune, etc. - bref quelque chose qui serait toujours déjà-là, comme ce soi-même qu'il s'agit d'être à tout prix, selon l'idéal de ce que j'ai appelé ailleurs le "soi-mêmisme" :  une matière qui flotterait dans l'air, ayant horreur du vide, et qui, étant toujours présente, par définition (de sorte que tout le monde est cultivé, puisque tout le monde a sa  culture) n'aurait pas à faire l'objet d'un héritage quelconque ou d'une transmission - plus besoin de maître pour naître à soi-même. 

 

M. du S. : Il me semble qu'entre les situations marquées par l'une ou par l'autre des deux conceptions de la culture que vous venez d'esquisser à grands traits, il y a beaucoup de situations intermédiaires, où s'illustrent un peu de l'une et beaucoup de l'autre, ou l'inverse…

 

R. C. : Vous avez parfaitement raison. Sans doute, si l'on voulait être tout à fait rigoureux, ne rencontrerait-on que  des situations intermédiaires, que des significations, à ce terme de culture, où les deux acceptions se mélangent. Néanmoins certaines de ces situations intermédiaires sont si proches de l'une ou l'autre des situations "idéales" où triomphe l'une de ces deux conceptions à l'état pur, l'une de ces deux acceptions, et elles font si peu de place à l'autre conception, à l'autre acception, que pour la commodité de la démonstration on peut placer ces situations sous une rubrique ou sous l'autre.

 

Il va sans dire, d'autre part, que le patrimoine, le contenu  du patrimoine auquel je faisais allusion, est indéfiniment révisable ; et que d'ailleurs il a toujours été révisé, au cours des siècles. François Taillandier rappelle plaisamment, par exemple, dans son récent Une autre langue, que le corpus historique de la littérature française, tel qu'il était enseigné dans les lycées et collèges de la Troisième République - le corpus qui allait de la Chanson de Roland  à Victor Hugo, puis à Anatole France, puis à Claudel et Jean-Paul Sartre - , eh bien, ce corpus-là, qui en deux ou trois générations avait acquis le vernis de l'immortalité, était en fait une invention, le mot est à peine trop fort, de Gustave Lanson (Lanson marchant sur les traces de Sainte-Beuve, tout de même). Au XVIIIe siècle, et dans la première moitié du XIXe siècle encore, le contenu des "humanités" n'était pas du tout le même - il n'était le même que très partiellement, plutôt. N'importe : ces révisions de ce qui est considéré comme le patrimoine n'affectaient en rien le caractère patrimonial de la culture. Mais c'est précisément ce caractère patrimonial de la culture qui est aujourd'hui très expressément remis en cause.

 

Je lisais cet été un passionnant entretien que Mme Laure Adler, directrice de France Culture, justement, a donné au supplément de radio et de télévision du Monde. C'était passionnant parce que l'une des deux conceptions dont nous venons de parler, la conception non-patrimoniale, voire anti-patrimoniale, de la culture - cette conception que je ne sais comment appeler : tautologique, soi-mêmiste, fond de l'airiste, actualitaire, présentiste, petite-bourgeoise de la culture, celle pour qui la culture est une sorte de chambre d'enregistrement de ce qui survient - s'y donnait à entendre, à lire, avec une netteté incomparable.  Et puis France Culture n'est-elle pas, après tout, le lieu où l'on peut le mieux observer ce qu'est la culture en France, et quelle idée on s'en fait, pour ainsi dire officiellement ?

 

Donc Mme Adler déclarait sans détour - et cela n'aurait pas dû me surprendre, car il n'y avait rien là qui contredît l'évolution déjà accomplie, et l'évolution promise, de la programmation au sein de la station dont cette dame a la charge - que la culture n'avait plus, ou n'avait plus que très partiellement, un sens patrimonial - dont acte ; et que son objet principal, de nos jours, c'était l'actualité, le décryptage de l'actualité, grâce à la parole et au commentaire des experts, sociologues, intellectuels, journalistes, écrivains (en fait je ne me souviens plus, à la vérité, si les écrivains étaient nommés…), hommes politiques, syndicalistes, "hommes de terrain", etc. Pour les auditeurs qui continueraient d'être attachés à la culture "patrimoniale" (au répertoire, en somme, au vieux répertoire, aux archives de la culture, à ses strates), Mme Adler promettait généreusement la création de quelques niches spécialisées, sur le Net : stations satellites qui permettraient de faire de la place, je suppose, et de consacrer plus largement encore la station qui se pare du nom de Culture à son objet véritable, à savoir l'actualité, et son fameux décryptage.

 

Ainsi s'observe à merveille, selon moi, une autre forme de cette absence d'ailleurs, de ce défaut de tout extérieur, de cette coïncidence méticuleuse avec soi-même, qui caractérisent à mon sens la situation actuelle, celle que j'appelle la dictature de la petite bourgeoisie : cette fois c'est dans le temps qu'il n'y a pas d'échappatoire, de même qu'il n'y en a pas dans l'espace. L'actualité est l'actualité est l'actualité. Le passé ni le futur (mais la culture patrimoniale, le patrimoine culturel, sont par définition constitués de passé, reconnaissons-le, plus que de futur), le passé ni le futur ne sont pas des extérieurs véritables : ils sont à tout instant (en mettant les choses au mieux), rabattus sur le présent, de même que l'étranger est à tout instant rabattu sur le semblable, et l'autre sur le même. Passé et futur ne servent qu'à expliquer le présent, à décrypter l'actualité. On ne retient d'eux, sur la table de Procuste de l'histoire, que ce qui sert à cette fin, à cette fin des fins, nous, je, soi, soi-même, l'actualité, le présent, la coïncidence avec l'instant, cet accomplissement suprême du grand labour des temps  : d'où cette vision téléologique de l'histoire, qui fait tant de ravages dans l'éducation et ailleurs, et que je déplore depuis des lustres, depuis cette époque où la grande manie était déjà, à la suite du beau livre de Jan Kott, d'appeler tout le monde "notre contemporain" - comme s'il n'y avait pas de plus grand honneur à faire à Périclès, à Soliman le Magnifique ou à Kleist que de les proclamer nos semblables, nos frères, les contemporains de notre basse époque, ou, à défaut, ses précurseur tâtonnants, en marche vers notre incomparable lumière…




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