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M. du S. : Oui, je crois que je comprends ce que vous dites, je serais même prêt à souscrire, bien que je ne sois pas là pour ça, à certains des traits que vous relevez dans la situation que vous décrivez - mais pourquoi incriminer la petite bourgeoisie ? Qu'est-ce que cette situation a de spécifiquement petit-bourgeois ? Est-ce que vous ne cédez pas à un ressentiment de classe, un ressentiment de classe à l'envers, si vous voulez, voire un pur snobisme ?

 

R. C. : Est-ce que oui ou non la petite-bourgeoisie est la classe au pouvoir, comme la bourgeoisie  l'a été avant elle pendant un siècle ou deux, et comme l'aristocratie l'a été à d'autres époques ?

 

M. du S. : Eh bien, justement, puisque nous y voilà, ce n'est pas tout à fait évident, il me semble. Nous en avons déjà touché un mot : économiquement, politiquement, ce point de vue me paraît très contestable, à dire le moins. Si l'on considère que les individus les plus puissants de la planète ce sont les grands capitaines d'industrie, les patrons des grandes entreprises, les présidents et les actionnaires principaux des multinationales, les détenteurs plus ou moins anonymes du grand capital - et c'est une vision des choses qui n'est pas sans fondement, je pense -, je ne vois pas bien comment ces personnes-là peuvent être considérées comme des petits-bourgeois, comme des représentant de la petite bourgeoisie, et leur caste comme relevant de la petite bourgeoisie. Pas selon les revenus, en tout cas ; pas en termes économiques…

 

R. C. : La dictature de la petite bourgeoisie, je le répète, n'est pas au premier chef une dictature économique, ni même politique. C'est une dictature sociale, intellectuelle, idéologique et culturelle - et à ce titre, bien sûr, elle a de considérables prolongements dans les domaines économiques et politiques.

 

Avez-vous vu le stupéfiant, et, de mon point de vue, accablant, show médiatique auquel a donné lieu la récente intronisation en fanfare de Nicolas Sarkozy à la tête de l'U.M.P., c'est-à-dire en tant que l'un des deux ou trois principaux candidats virtuels à la présidence de la République? À qui, à quelles gloires, à quels garants intellectuels et moraux le candidat présidentiable présidentié fait-il appel pour témoigner sur grand écran, et par ricochet sur les millions de petits écrans du pays, qu'il est un type formidable, un ami merveilleux que ces personnalités se flattent de  tutoyer, un individu exceptionnel mais néanmoins semblable à tous les autres (l'exigence qu'il soit semblable à tous les autres étant d'autant plus forte, évidemment, qu'il serait plus exceptionnel ) ? À Claude Lévi-Strauss ? À Henri Dutilleux ? À Pierre Soulages ? A Jean-Luc Nancy ? Non, à Alain Delon, à Michel Sardou, à Danielle Gilbert. Je me suis étonné, mais sans doute n'ai pas regardé au bon moment, de ne pas retrouver là Christian Clavier, qui avait déjà servi de caution sympathique à la politique corse de l'ancien ministre de l'Intérieur. Et nous oublierons charitablement l'épisode Tom Cruise, Tom Cruise dont on nous avait d'abord raconté qu'il avait insisté, lors d'un de ses passages à Paris, pour entrevoir le grand homme, cette fois ministre des Finances ; mais qui, insuffisamment briefé, sans doute, a déclaré ensuite que c'est l'entourage de Nicolas Sarkozy (dont il n'avait pas l'air de très bien savoir qui il était) qui avait insisté auprès de lui pour qu'il fasse cette visite et pose pour la photographie. Quoi qu'il en soit c'est Danielle Gilbert qui a la charge de dire aux Français qui ils peuvent et doivent élire, c'est elle l'autorité éthique et culturelle qui sert de caution et de publicité à une candidature, c'est elle, qui, en daignant tutoyer le candidat en public (c'est un si merveilleux ami, pardon, copain), lui donne la bénédiction, l'accolade, l'indispensable certificat d'appartenance culturelle à la petite bourgeoisie maîtresse des urnes. Vous imaginez de Gaulle, ou bien seulement Georges Pompidou, solliciter l'aval d'Anny Cordy, ou monter cette bénédiction en épingle ?

 

Mais puisque vous parliez des grands capitaines d'industrie, et des présidents de multinationales, on peut parfaitement gagner des millions, avoir une influence déterminante sur l'existence de milliers ou de dizaines de milliers d'être humains, et être culturellement, socialement, intellectuellement, langagièrement, un petit-bourgeois. J'étais très amusé d'apprendre, récemment, que plusieurs grands patrons de l'industrie et des services entretenaient de solides relations d'amitié cimentées par leur goût commun pour la bande dessinée. Pour d'autres c'est la science-fiction. La dictature culturelle de la petite bourgeoisie mélange à de fortes pulsions vers la brutalité, vers la grossièreté, vers la scatologie (pulsions dont je ne soupçonne nullement ces messieurs de la haute banque et de la haute industrie, faut-il le dire ?) de nettes tendances à l'infantilisme et l'infantilité.

 

M. du S. : Pardonnez-moi, mais là il me semble que c'est vous, sauf votre respect, qui vous montrez à votre plus puéril ! Et que, en ce point de notre échange, ce sont seulement vos préjugés à vous que vous exposez, avec moins de précautions que jamais : ni la science-fiction ni la bande dessinée ne peuvent sérieusement être subsumées sous la seule catégorie infantilisme, puérilité !

 

R. C. : Aïe, vous m'avez attiré sur un terrain dangereux…

 

M. du S. : Permettez : c'est vous qui vous y êtes précipité tout seul ! C'est vous qui avez mentionné la bande dessinée comme un indice d'appartenance petite-bourgeoise, culturellement.

 

R. C. : Bon, bon, bon… Eh bien il va me falloir assumer, en ce cas… Voulez-vous envisager l'hypothèse selon laquelle la tragédie classique, dans l'Occident moderne, l'opéra, l'opéra de cour, seraient des formes artistiques liées par excellence à la société monarchique, ou aristocratique ; le roman, l'opéra public, l'opéra-comique, des formes artistiques liées par excellence à la société bourgeoise ; tandis que la bande dessinée, la science-fiction, le roman policier, compteraient parmi les expressions culturelles emblématiques de la société petite-bourgeoise ? Les chiffres de tirage et de vente de la bande dessinée sont aujourd'hui sans commune mesure avec ceux de la littérature, avec ceux des livres-livres. C'est par la bande dessinée que l'édition reste une activité économique importante, de même que c'est à travers ce qu'on appelait jadis les variétés, et qu'on appelle à présent la musique, que la production de disques conserve une dimension "industrielle".

 

M. du S. : Nous reviendrons si vous voulez bien, à propos du mot musique, sur cette question terminologique, à laquelle vous attachez beaucoup d'importance, ou qui vous semble déterminante, très révélatrice.  Mais je n'ai pas l'intention de vous lâcher si facilement à propos de la bande dessinée… J'aimerais être sûr de bien comprendre pourquoi la bande dessinée est pour vous typiquement petite-bourgeoise…

 

R. C. : Elle n'est peut-être pas typiquement petite-bourgeoise en chacune de ses manifestations, elle est typiquement petite bourgeoise en tant qu'art mineur, que manifestation mineure de l'art.

 

M. du S. : Mais il y a des bandes dessinées qui sont des chefs-d'oeuvre !

 

R. C. : Mais les arts mineurs ont toujours produits une abondance de chefs-d'oeuvre ! Je crois même que c'est à leur propos que le terme a été inventé. Les plus beaux des oeufs de Fabergé sont incontestablement des chefs-d'oeuvre, de même que La Divine Comédie. Ils n'en relèvent pas moins, et contrairement à elle, des arts mineurs.

 

M. du S. : Arts mineurs, arts majeurs, est-ce que cette distinction ne vous paraît pas complètement périmée ? Et, pour tout dire, bourgeoise  ?

 

R. C. : Eh bien voilà ! Vous me facilitez les choses ! Vos questions comportent leurs propres réponses. Il est certain qu'en régime de dictature idéologique et culturelle de la petite bourgeoisie, la distinction entre arts mineurs et arts majeurs est par définition périmée…

 

M. du S. : Mais enfin vous ne pouvez pas attribuer les arts majeurs à l'aristocratie, à la bourgeoisie,

 

R. C. : …ou au peuple…

 

M. du S. : … ou au peuple, soit, encore que vous ne donniez pas beaucoup d'exemples - … et les arts mineurs, eux, systématiquement, à la petite bourgeoisie. Vous venez de mentionner, comme exemples de manifestations des arts mineurs, les oeufs de Fabergé. Or on sait bien que les collectionneurs des plus beaux des oeufs de Fabergé, c'est d'abord la famille impériale de Russie, et ensuite la haute aristocratie russe ! Les arts décoratifs, que vous rangez parmi les arts mineurs, je présume, n'ont jamais tant prospéré que durant les périodes aristocratiques et monarchiques.

 

R. C. : Aussi bien je n'attribue pas du tout les arts mineurs à la petite bourgeoisie, ou l'inverse. Ce que j'attribue à la petite bourgeoisie, c'est le refus de distinguer entre arts majeurs et arts mineurs. Un oeuf de Fabergé et La Divine Comédie  sont tous les deux des chefs-d'oeuvre, mais dans l'oeuf il entre tout de même moins d'humanité, d'inhumanité, de grandeur, de hauteur, d'ombre, de risque, que dans le poème. En régime de dictature culturelle de la petite bourgeoisie, Elton John est rangé sans barguigner parmi «les plus grands musiciens de tous les temps » (sic).

 

M. du S. : Vous tombez mal : Elton John était l'idole de la princesse de Galles, comme Fabergé de la famille impériale ! Il a même chanté à son enterrement !

 

R. C. : C'est vous qui tombez mal ! La princesse de Galles était la quintessence culturelle de la petite bourgeoisie ! Elle était l'idole de la petite bourgeoisie au pouvoir, parce qu'elle était une parfaite petite bourgeoise.

 

M. du S. : Alors là…

 

R. C. : Petite bourgeoise et princesse de Galles, certes, mais parfaite petite bourgeoise, culturellement. C'est d'ailleurs pour cette raison que sa situation en tant que princesse de Galles a pris un si mauvais tour, et qu'il ne pouvait pas en aller autrement. La société petite bourgeoise l'idolâtrait parce qu'en elle elle reconnaissait une des siennes, mais comme dans un rêve, comme dans un conte de fées : petite bourgeoise  idéale, avec de parfaits goûts petits bourgeois, mais princesse, riche à millions, et pouvant faire de sa vie ce qu'elle voulait, surtout après son divorce ; et faire de sa vie ce qu'elle voulait c'était se laisser conseiller par son masseur ou son esthéticienne, s'amouracher d'un aigrefin, faire du shopping avec son astrologue ou se faire prédire l'avenir par sa marchande de sacs à main, je ne sais plus ; et finalement  passer ses vacances à Saint-Tropez, comme une parfaite petite-bourgeoise…

 

M. du S. : Les petits-bourgeois ne passent pas leurs vacances à Saint-Tropez ! Ils n'en ont pas les moyens !

 

R. C. : Ils ne passent pas leurs vacances à Saint-Tropez parce qu'ils n'en ont pas les moyens ! Ils vont un peu voir, tout de même. Et c'est là qu'ils passeraient leurs vacances s'ils en avaient les moyens. C'est là qu'ils passent leurs vacances quand ils en ont les moyens, quand ils sont princesses de Galles, présidents de société, "artistes", maffieux, ministres, président de Conseil régional ou membres de la "jet-set", à un titre ou un autre. La "jet-set", c'est vraiment une invention ou une réinvention typique de la petite bourgeoisie au pouvoir : une sorte de faux ailleurs, de négation frénétique et gâteuse de l'ailleurs, de l'altérité sociale et de l'extérieur culturel ; une sorte de super petite bourgeoisie un peu pégreuse, disposant de tous les moyens et pouvant accomplir tous ses rêves, mais n'ayant de passions et de rêves que petits bourgeois, des goûts de charcutier-traiteur milliardaire, une vision totalement petite bourgeoise du monde, et comme telle parfaitement rassurante pour la petite bourgeoisie. Nous ne ratons rien, peuvent se dire les petits-bourgeois - ou bien, si nous ratons quelque chose, c'est seulement une question d'argent, pas une question d'éducation, de transmission, de culture : l'argent suffirait pour que nous puissions être pleinement nous-mêmes, c'est-à-dire exactement semblables à ce que nous sommes déjà, avec les mêmes goûts, les mêmes curiosités, les mêmes manières, mais riches à millions…

 

M. du S. : Nous nous égarons un peu, et vous voilà repris par les plus durs à cuire de vos vieux dadas, que tous vos lecteurs connaissent bien.

 

R. C. : Peut-être un peu trop, vous avez raison. L'idée que j'essayais d'exprimer, c'est qu'une société petite-bourgeoise est une société où les différences de classe tendent à n'être plus qu'économiques ; où les riches ne sont plus que des pauvres avec de l'argent. Pardon si j'ai fait un peu dévier la ligne de l'échange, et l'ai ramené à des exemples éculés. Mais cet entretien vise à une sorte de synthèse, n'est-ce pas, de panorama, d'état des lieux, de récapitulation - plus qu'au défrichement de terres nouvelles, non ? Où en étions-nous ?

 

M. du S. : À Elton John, aux arts mineurs et aux arts majeurs.

 

R. C. : Oh, fichez-moi la paix avec Elton John, je vous en prie !

 

M. du S. : Les arts mineurs ? Les arts majeurs ? Leurs rapport avec la petite bourgeoisie ?

 

 R. C. : Ah oui… Il est bien évident que si la petite bourgeoisie culturellement au pouvoir tient si fort à abolir la distinction entre arts mineurs et arts majeurs, ce n'est pas par l'effet d'une passion désintéressée à l'égard des arts mineurs en général. C'est pour installer dans la situation la plus avantageuse pour elle et pour eux les arts mineurs qui lui sont propres, ou avec lesquels elle est le plus étroitement liés : le cinéma,

 

M. du S. :  Ah, parce que le cinéma est un art mineur, lui aussi, comme la bande dessinée  ???

 

R. C. : Le cinéma n'est peut-être pas un art mineur, encore que, non plus que la bande dessinée, il ne suffise absolument pas, à mon avis, à constituer à lui seul une culture personnelle: je veux dire que lorsque quelqu'un n'a de culture que cinématographique, il y a toujours un manque, je trouve…

 

M. du S. : Lorsque quelqu'un n'a de culture que littéraire, il y a toujours un manque aussi !

 

R. C. : Oui, bien sûr. Mais ces deux manques ne sont pas comparables en ampleur et en gravité. Quelqu'un qui n'a de culture que littéraire peut tout de même être extrêmement cultivé. Quelqu'un qui n'aurait de culture que cinématographique ne serait pas vraiment cultivé.

 

M. du S. : Nous voilà de nouveau dans le domaine du pur préjugé, il me semble.

 

R. C. : Je ne crois pas. Ce que je pense, quoi qu'il en soit, c'est que le cinéma, s'il n'est pas un art mineur, et il ne l'est pas, le devient en régime de dictature de la petite bourgeoisie, précisément parce que les hiérarchies esthétiques sont abolies en même temps que les autres. Nous avons vu mourir la cinéphilie, dans les quinze ou vingt dernières années. Plus exactement, nous l'avons vu disparaître de l'espace public, qu'il s'agisse de la télévision ou du réseau des salles d'art et d'essai ; et survivre uniquement parmi un très petit nombre d'aficionados, en qualité de hobby, au même titre que la littérature, la culture en général, le karaoké ou la boxe thaïlandaise : passions tolérables, un peu excentriques, mais légitimes, et qui ne sauraient en aucune façon intéresser l'ensemble de la société, même en tant qu'idéal ou que modèle culturel. Seule la musique, au sens nouveau qu'a pris le mot ces dernières années, la musique au sens où à la Star Ac on fait de la musique, peut aujourd'hui mettre en avant des prétentions aussi hautes - et d'ailleurs nul ne les lui conteste, au contraire : elle seule est reconnue comme langage commun, comme référence générale, même si elle ne l'est pas tout à fait. Quant à ce statut de simple hobby qui est désormais celui de la cinéphilie, il est aussi, dans le meilleur des cas,  celui qui est promis, en régime de dictature de la petite bourgeoisie, à la culture elle-même, à la culture au sens ancien, cette fois (la langue a tellement changé qu'il faut sans cesse préciser…), et à ses diverses pratiques : une excentricité, un passe-temps comme un autre, une innocente manie, tolérable si elle se fait oublier, et si elle ne prétend pas, surtout, à un statut particulier, qui la distinguerait du sport ou de la culture au sens moderne, et de ses pratiques à elle. Mais pour en rester à la cinéphilie, souvenez-vous qu'Arte, chaîne prétendument culturelle, officiellement, quand elle montre des films dits classiques à des heures de grande écoute,  les présente couramment en version doublée, c'est-à-dire non cinéphilique…

 

M. du S. : Il y a des cinéphiles hyper-cinéphiles qui ne veulent pas des versions doublées, parce que les sous-titres nuisent à la pureté de l'image.

 

R. C. : Écoutez, franchement, je ne pense pas que ce soit ce public-là qui soit visé ! D'ailleurs vos hyper-cinéphiles, s'ils le sont à ce point, ne regardent sans doute pas leurs films à la télévision. Ils sont les doux maniaques dont je parlais à l'instant, comme les amateurs de musique contemporaine ou les ultimes tenants de la théorie du texte : ils n'aspirent plus à l'espace public. La culture prend le chemin des catacombes. C'est dans les catacombes qu'on verra les Straub, ou les films de Vincent Dieutre, ou ceux de Vincent Gallo. Et encore il faudra se dépêcher pour arriver à temps ! C'est dans les catacombes qu'on entendra la musique de Tristan Murail ou de Nicolas Bacri. Mais pour en finir avec  cette incapacité  de la chaîne dite culturelle et de son public à voir et à montrer des films en version originale, elle est merveilleusement emblématique, elle aussi, d'une société qui n'a que l'autre à la bouche, l'autre, l'autre, l'autre, toujours l'autre, comme nous l'avons rappelé, mais qui ne le supporte qu'à condition qu'il soit comme elle, traduit en elle, parlant la même langue qu'elle.

 

M. du S. : Pendant ce temps vous n'avez toujours pas répondu sur  le point de savoir pourquoi la bande dessinée serait un art mineur, d'une part ; et pourquoi, surtout, elle serait un art typiquement, ou spécifiquement, petit-bourgeois. Il y a des bandes dessinées qui sont infiniment supérieures, artistiquement, intellectuellement, et même peut-être littérairement, à des milliers de mauvais  romans, et même à beaucoup de bons…

 

R. C. : Je ne doute pas qu'il y ait des bandes dessinées qui soient des chefs-d'oeuvre, encore que, personnellement, je n'en ai pas rencontré beaucoup.  Je trouve qu'en moyenne et en général elles sont d'une extraordinaire laideur, d'une formidable vulgarité et d'une criante pauvreté d'expression, que ce soit littéraire, langagière ou plastique.

 

M. du S. : Mais c'est complètement faux ! Excusez-moi, mais là il me semble que vous parlez de ce que vous connaissez très mal. Vous parlez de pauvreté langagière, par exemple, alors que la bande dessinée est depuis presque un siècle, avec le cinéma, avec la télévision, l'un des principaux creusets où s'est forgée la langue contemporaine…

 

R. C. : Je ne suis pas sûr que ce soit un très grand compliment à lui faire… même si je reconnais très volontiers que sont sorties de la bande dessinée toute sorte d'expressions courantes, commodes ou divertissantes, dont je fais usage et dont je m'amuse autant qu'un autre. Néanmoins, quand je vois dans les Fnac des gens de tout âge agglutinés par centaines, des heures durant, dans les espaces réservés à la bande dessinée ou aux mangas, alors que ceux qui sont dévolus à la littérature, à la philosophie, à l'art, sont dix ou vingt fois moins fréquentés, je me dis que l'intelligence connaît une grave régression. Je sais bien que ce que je dis là n'est pas très sympathique, mais je suis habitué à cela, et je n'ai plus grand chose à perdre : sauf exception, dont vous me rappeliez l'existence, je pense que la lecture, ou la contemplation - je ne sais pas comment il faut dire -, de bandes dessinées demande infiniment moins d'agilité d'esprit, de subtilité intellectuelle, d'attention, d'exercice cérébral, que la fréquentation d'un livre de littérature ou que la contemplation d'un tableau, d'une oeuvre d'art. Non seulement l'esprit est soumis à moins d'exercice, mais il est faussé, il s'ankylose, il se pervertit définitivement, comme le goût. Comment peut-on avoir la moindre chance de comprendre et d'aimer un jour Manet, mettons, ne parlons pas de Rothko ou de Ryman, ou du Rosso, quand on a passé toute son enfance abîmé dans l'un ou l'autre de ces albums hideux où l'on voit vautrées d'entières générations, la bouche ouverte ? Comment peut-on accéder jamais au théâtre de Marivaux, par exemple, à la dextérité d'esprit qu'il faut pour en saisir les nuances, pour appréhender la complexité de ses phrases, ou de celles de Proust, quand on n'a eu d'autre pratique intellectuelle, des années durant, que le déchiffrement hâtif des deux ou trois lignes d'une bulle ?

 

M. du S. : Oh, je pense qu'il y a beaucoup plus de passages que vous ne semblez le supposer ; et que, chez les enfants et les adolescents, le goût des bandes dessinées, même quand elles ne sont pas excellentes, et je veux bien admettre qu'elles ne le sont pas toujours, est déjà un signe qu'ils savent lire, et qu'ils ne sont pas fermés à la fréquentation des livres. Cela vous n'avez pas toujours pas répondu à ma question. Même si la bande dessinée était un art mineur comme vous le soutenez, même si la plupart des bandes dessinées étaient des manifestations secondaires, ou même inférieures, de l'art et de la culture, même - voyez, je vous fais beaucoup de concessions, au moins provisoirement… -, même si elles ne relevaient ni de l'art ni de la culture, en quoi cette situation serait-elle nouvelle et spécifique ? De tout temps les formes  dites "inférieures" de l'art, les plus faciles d'accès, celles qui relèvent du pur divertissement, celles qui sont des reprises, sur le mode mineur, des formes savantes (mais qui bien souvent aussi les ont précédées, en sont même la source), de tout temps, donc, ces formes-là ont eu une diffusion plus large et ont séduit plus de monde.

 

R. C. : Bien sûr, et vous avez tout à fait raison. Mais les formes qui bénéficiaient de la diffusion la plus large ne tenaient pas le haut du pavé culturellement. Surtout elles ne se présentaient pas, ainsi qu'on les voit le faire aujourd'hui, non seulement comme étant de la culture, mais comme étant l'essentiel de la culture, voire sa totalité. Elles ne prétendaient pas, ainsi que c'est le cas aujourd'hui, coïncider avec l'ensemble du champ culturel, et le constituer. Si vous avez cinquante ou soixante ans, et si vous êtes à un endroit où l'on entend MC Solaar, par exemple, vous vous exposez à vous entendre dire : «Vous la musique c'est plutôt Sylvie Vartan, non, comme génération ?». Qui vous interroge ainsi gentiment serait bien étonné d'apprendre que lorsque vous aviez vingt ans Sylvie Vartan fleurissait, sans doute, mais qu'elle ne tenait aucune espèce de place dans votre vie et dans celle de vos camarades, de vos amis, parce qu'à cette époque encore la culture  ce n'était pas ça, la musique, ce n'était pas ça, les mots avaient un tout autre sens ; et Sylvie Vartan, ni Johnny Halliday, ni Eddy Mitchel, sans susciter la moindre hostilité de votre part - vous n'auriez vraiment pas songé à ressentir la moindre, la question ne se posait, et d'ailleurs elle ne se pose toujours pas ! - n'avaient aucune espèce de présence dans votre existence, ni dans vos oreilles.

 

M. du S. : Mais personne ne dit que Sylvie Vartan c'est la culture !

 

R. C. : Est-ce qu'on ne dit pas que c'est la musique, déjà ? Ce que je constate c'est que la conviction de la classe au pouvoir de coïncider avec l'ensemble de la société, la certitude que ce qu'elle appelle sa culture, sa musique, ses goûts, sont la culture, les musiques, les goûts, cette certitude et cette conviction sont en plus rétrospectives, à présent, et que la petite bourgeoisie culturellement régnante est persuadée qu'en d'autres périodes on avait, mutatis mutandis, les mêmes goûts, la même culture, la même musique. J'entendais récemment, exemple entre cent mille possibles, une excellente série d'émissions de Benjamin Stora sur la guerre d'Algérie ; et chaque jour, dans les moments de pause du récit, on entendait des chansons qui étaient censées être le fond musical de cette époque-là,  de ces événements-là. Mais le fond musical de cette époque-là, tout autant que Gloria Lasso, Dario Moreno ou les Chaussettes noires, pourquoi ne serait-ce pas Déserts, de Varèse, Messiaen, Boulez, ou bien, sans aller jusque-là, les concerts des Jeunesses Musicales de France, dont il est tant question dans les films de Truffaut ? En 1957, nous dit-on, toute la France chantonnait Lavandières du Portugal.  Mais ce n'est pas vrai. Il y avait encore toute une France pour laquelle Lavandières du Portugal n'avait qu'une place très limitée, insignifiante.

 

M. du S. : Peut-être qu'on voulait donner une idée de ce que les soldats du contingent écoutaient sur leurs fameux transistors…

 

R. C. : Ah, oui, peut-être… Je ne suis même pas sûr que tous  les soldats du contingent, dès qu'ils le pouvaient, baignaient dans la chansonnette.  Vous avez fait allusion à l'évolution du mot musique...

 

M. du S. : C'est plutôt vous - ou si c'est moi, c'était uniquement en référence à vos écrits…

 

R. C. : L'allusion et la référence étaient très pertinentes, en tout cas, car rien n'est plus significatif que cette évolution. Nous venons d'en parler : ce qui s'appelait musique - et cela il y a encore quinze ou vingt ans, inutile de remonter à la guerre d'Algérie -, c'était la grande tradition musicale qui va d'Hildegarde von Bingen à Gérard Grisey, mettons.

 

M. du S. : Hildegarde von Bingen était à peu près inconnue il y a quinze ou vingt ans…

 

R. C. : Disons le chant grégorien, si vous voulez, quoiqu'on puisse remonter jusqu'à Byzance et à la Grèce antique, si on le souhaite. Et je dis Gérard Grisey je dirais Gérard Pesson aussi bien, ou Pascal Dusapin, ou Brian Ferneyhough, ou Dutilleux pour s'en tenir à des valeurs très consacrées. C'était cela, la musique, comme en témoignait alors une station comme France Musique. Et en dehors de cela il y avait le jazz, bien sûr, et l'immense continent qui dans cette terminologie périmée était désigné comme les variétés, le music-hall, pour ne pas dire la musique populaire ou pop, ou ce que vous voudrez. Or les ex-variétés, dans un premier temps, ont commencé par obtenir droit d'entrée sous la rubrique générale musique, devenue musiques, comme en témoigne  justement France Musiques. Puis, une fois dans la place, elles s'en sont assuré la maîtrise totale. C'est du moins le processus auquel nous assistons, et il avancé au point d'être presque arrivé à terme. Je me souviens du jour, pas très éloigné, où j'ai entendu à la télévision ce journaliste qui s'appelle Guillaume Durand, et qui d'autre part présente une émission dite culturelle, "Campus", sur laquelle il y aurait beaucoup à dire…

 

M. du S. : Il ne tient qu'à vous…

 

R. C. : Essayons de ne pas courir tous les lièvres à la fois - quitte à revenir à "Campus" éventuellement, si vous le souhaitez…    - Guillaume Durand, donc, annoncer qu'il allait présenter une émission consacrée à l'histoire de la musique au XXe siècle. Comme j'en suis encore à l'ancienne terminologie, ou que je l'étais à ce moment-là, j'ai cru qu'il allait nous parler de l'histoire de la musique de Debussy à Ligeti, mettons, de Stravinsky à Eliot Carter, ou de Schoenberg à Lachermann, et j'en ai été très heureusement surpris. «Ce Durand, me disais-je, je l'ai sous-estimé». Mais non, l'histoire de la musique au XXe siècle, dans sa bouche, allait des Pink Floyd aux Sex Pistols, des Rolling Stones aux Doors, d'Elvis Presley à Elton John. Et ce jour-là j'ai compris que la dictature de la petite bourgeoisie était cette fois implacablement en place, qu'elle occupait tout l'espace, qu'il n'y avait plus moyen de lui échapper et même, peut-être, que tout combat d'arrière-garde était vain.



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