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Éditorial n° 33, mercredi 15 décembre 2004La dictature de la petite bourgeoisieEntretien avec Marc du Saune (IX)Marc du
Saune : Renaud Camus, j'aimerais
aborder avec vous, aujourd'hui, un sujet qui sans doute, et pour une fois,
ne concerne pas directement le parti de l'In-nocence - lequel, à ma connaissance,
n'en a jamais débattu, et ne lui fait aucune place dans son programme,
sauf peut-être, implicitement, indirectement, dans le chapitre fiscal
de ce programme, chapitre au demeurant assez controversé. La question
dont je voudrais que nous parlions, si vous en êtes d'accord, est pourtant
très présente dans vos livres, et même avec de plus en plus d'insistance,
ces dernières années. C'est la question de ce que j'appellerais - mais
bien sûr l'expression vous revient entièrement, c'est à ma connaissance
vous qui l'avez forgée - la dictature
de la petite bourgeoisie.
Renaud Camus
: Ah, vous avez raison :
c'est un thème qui m'est plus personnel qu'il n'est lié au parti de l'In-nocence,
où je ne sache pas qu'il ait jamais rencontré le moindre écho ; et où
peut-être il pourrait bien faire grincer quelques dents, au contraire
- ou même rencontrer une forte opposition, qui sait : en tout cas
servir de cible à des contradictions argumentées.
M. du S.
: Quand vous parlez de dictature de la petite bourgeoisie, j'imagine
que vous faites allusion, ou référence, au moins ironiquement, à la fameuse
dictature du prolétariat marxiste-léniniste
?
R. C. : Bien entendu - mais si ironie il y a, elle est un
peu amère. Ma thèse, ou mon hypothèse,
si vous préférez, c'est qu'en les décennies mêmes où feue l'Union soviétique,
à la suite de sa révolution fondatrice, échouait à établir ladite dictature du prolétariat, pourtant officiellement
annoncée, promise et même inscrite dans les textes constitutionnels, la
France, elle (et sans doute pourrait-on dire l'Europe, l'Occident, le "monde libre", selon l'expression consacrée,
l'ensemble des démocraties et surtout des "social-démocraties"
- mais je préfère m'en tenir à la France, que j'ai l'occasion d'observer
de plus près, et qui d'ailleurs me semble un cas éminemment représentatif,
peut-être plus que beaucoup d'autres), la France, donc, elle, tandis que
les Soviétiques échouaient dans leur grand dessein, avait réussi parfaitement,
à peu près dans le même temps, et peut-être sans l'avoir tout à fait voulu,
par l'effet de réformes progressives, étalées, certaines d'entre elles
presque invisibles - réformes fiscales, réformes scolaires, mais aussi
évolution insensible ou au contraire accélérée des moeurs, bien sûr, et
diffusion de la radio, puis surtout de la télévision - réussi à établir
ce que j'appelle, oui, et c'est bien par référence à la dictature du prolétariat, vous avez tout
à fait raison, une dictature de
la petite bourgeoisie : sous laquelle nous vivons encore, ou déjà, et dont nous ne sommes pas prêts de nous libérer, selon moi.
M. du S. : Première objection, si vous permettez, et qui me
semble évidente : je vis en France, comme vous, et je dois dire que je
n'ai pas trop l'impression de vivre sous une dictature
Il me semble, au contraire, me voir prodiguer tous les jours des droits
nouveaux, dont certains que je n'aurais jamais songé à réclamer
R. C. : Vous n'avez pas l'impression de vivre sous une
dictature, soit. Il y a à cela deux raisons, à mon avis. La première raison,
c'est que le dictateur c'est vous.
M. du S. : Ah oui ? Décidément, je vais de surprise en surprise
: je vis sous une dictature et je n'en savais rien, c'est moi le dictateur
et j'en ignorais tout
R. C. : C'est vous le dictateur, oui. Si une véritable
dictature du prolétariat avait pu être instaurée en Union soviétique et
dans les démocraties populaires, tous les prolétaires auraient été dictateurs,
n'est-ce pas, en indivision,
si je puis dire. Eh bien, en régime de dictature effective de la petite
bourgeoisie, tous les petits-bourgeois sont tyrans. Et tout le monde est
petit-bourgeois, j'espère que nous y reviendrons.
M. du S. : Nous reviendrons à ce que vous voudrez : je suis
là pour essayer de comprendre.
R. C. : La deuxième raison qui fait que vous n'avez pas
l'impression de vivre sous une dictature, c'est que cette dictature n'est
pas politique au premier chef. En tout cas elle n'est pas institutionnelle. Elle n'a pas besoin de l'être. Elle s'accommode
parfaitement de tous les droits individuels, et même de tous ces droits nouveaux auxquels vous venez
de faire allusion. Elle est une dictature sans dictateur,
M. du S. :
sauf moi
R. C. :
sans autre dictateur que la petite bourgeoisie
dans son ensemble, que l'ensemble des petits-bourgeois : vous, moi, Claire
Chazal, Claude Allégre, Marc-Olivier Fogiel, Edwy Plenel,
M. du S. :
il vient pourtant de perdre son poste
R. C. :
son poste de directeur de la rédaction du Monde, pas son poste de dictateur, de co-dictateur
indivis
Roselyne Bachelot, Nicolas Sarkozy, Danielle Gilbert, l'archevêque
de Paris, le premier président de la cour de Cassation, tout le monde,
même Jacques Chirac ou David Douillet. Tout juste peut-on remarquer qu'à
d'aucuns est échue une part un peu plus large qu'à d'autres de tyrannie
à exercer. Mais leur rôle et leur fonction, à ceux-là, est plus d'exprimer et de rappeler sans cesse le sentiment
tyrannique, l'implicite doctrine
dictatoriale, le ce-qui-va-sans-dire mais gagne-tout-de-même-à-être-rappelé,
que d'être à titre personnel plus tyrans que les autres. Ces privilégiés
sont des médiateurs, des traducteurs,
des fédérateurs, enfants chéris du régime, bien sûr, prêcheurs patentés
de son idéologie (et dans l'idéologie,
en l'occurrence, je range les goûts, les désirs collectifs, la langue,
évidemment, les styles, les espérances et les aspirations grégaires),
bien plus qu'ils ne sont des détenteurs individuels ou collectifs de l'ensemble,
ou d'une partie, du pouvoir dictatorial global. Leur pouvoir particulier,
à ces porte-paroles, à ces médiateurs - ces opinion
makers, plutôt, opinion expressers,
opinion translators, opinion controlers : canalisateurs, formateurs,
pédagogues de masse-, leur pouvoir particulier, même s'il est plus grand
que celui des autres, ne leur vient que de l'adéquation rigoureuse de
leurs discours, et sans doute de leurs sentiments, de leurs pensées, de
leurs convictions profondes (car il n'y a pas de raison, enfin, pas toujours, de douter de leur bonne foi), avec le discours général
dominant, le sentiment dictatorial global, indivis.
Encore une fois il ne s'agit pas d'une dictature politique,
au moins au sens étroit. C'est d'ailleurs un des secrets de sa force,
puisqu'elle ne ressemble pas, dans ses formes, à ce qu'on s'attend à reconnaître
en une dictature. L'expérience historique ne nous a pas préparés à l'affronter.
Voilà pourquoi tant de gens se trompent d'ennemis, et croient en toute
sincérité lutter contre des tyrannies ou des menaces de tyrannie imaginaires,
tout en étant les instruments inconscients d'une tyrannie bien réelle.
Il s'agit d'une dictature purement sociale et culturelle (bien que je
sois tenté d'ajouter : médiatique,
et langagière). Comme elle n'a pas de structure institutionnelle visible,
elle ne suscite pas de sentiment de révolte - tout juste une sorte d'accablement,
qu'on ne sait pas à quoi attribuer, ni à qui, et qui se traduit par la
consommation effrénée d'anxiolytiques, la croissance de la clientèle des
psychiatres, des psychologues, des psychanalystes, gourous, coaches
marabouts et charlatans divers,
et par l'augmentation du nombre des suicides ; le tout sur fond d'abrutissement
général, de bêtification programmée sans programme, d'imbécilisation festive,
de crétinisation pailletée. Pourquoi se révolterait-on, et surtout contre qui, puisque tout le monde est petit-bourgeois, c'est-à-dire dictateur de tous
les autres ? Ce serait se révolter contre soi-même. Ce serait se révolter
contre un langage avec les seuls moyens de ce langage lui-même. Ce serait
se révolter contre un système de pensée avec les armes mêmes qu'il vous
fournit - ou plutôt qu'il se garde bien de vous fournir, justement !
M. du S. : Donc, si je vous comprends bien, ce qui prouve
absolument qu'il y a dictature, et même de la pire espèce, c'est que personne
n'a l'impression qu'il y ait dictature
R. C. : C'est un peu ça. Vous vous moquez, mais vous n'avez
pas tout à fait tort. Néanmoins je ne prétends pas du tout que toute absence du sentiment qu'il y a dictature,
toute présence du sentiment
contraire, de la conviction, même, qu'il n'y
a pas dictature, impliquent nécessairement que dictature il
y a bien. Non, non, non. Toutefois, ce sentiment général que dictature
il n'y a pas, il arrive, quand dictature il y a bien - dictature invisible,
dictature sans visage, dictature sans appareil - qu'il se combine, chez certains être
marginaux, plus sensibles, plus mélancoliques, mieux vaincus par la vie
ou par l'histoire, moins inclinés aux séductions grégaires, avec une sourde
inquiétude, un soupçon, le souvenir vague, mais insistant, d'un monde
plus large, et plus libre.
M. du S. : Si tant est que dictature il y ait bien, donc -
acceptons pour un moment d'en envisager l'hypothèse, et même, par souci
d'expérience, de la tenir pour acquise (même si je dois vous avouer que
je n'en suis pas tout à fait là) -, si tant est que dictature il y a
bien, donc, c'est une dictature d'un type très particulier, puisque tout
le monde l'exerce, et que personne n'en est la victime ?
R. C. : Oh là là ! Je vous en prie, n'allez pas si vite
en besogne ! Que tout le monde l'exerce (ce que je crois en effet) n'implique
pas du tout que, par voie de conséquence, personne n'en soit la victime
! Je pense exactement l'inverse : tout
le monde en est la victime, au contraire. Et pour commencer : l'État,
la nation, le pays, la culture (sa culture particulière et la culture
en général), la connaissance, les moeurs, le langage, la langue, la civilisation,
les modes de la présence, de la gestion du temps et de l'administration
d'exister. Maintenant, qu'il s'agisse d'une dictature bien particulière,
et même, par certains côtés, sans
précédent, ça oui, aucune hésitation sur ce point.
D'autres classes que la petite bourgeoisie ont exercé
le pouvoir avant elle (laissons de côté pour un instant la dictature). Après tout, on pourrait se
dire que c'était bien son tour, à la petite bourgeoisie : que son accession
aux affaires n'est que justice, que cette accession est exactement dans
l'ordre des choses ou dans le sens de l'histoire, et qu'elle est tout
à fait normale, morale, conforme à l'équité sociale. Mais l'un des traits
- et c'est sans doute le principal - qui distinguent la petite bourgeoisie
au pouvoir de toutes les autres classes au pouvoir avant elle, c'est qu'elle
procède par intégration, alors que toutes les autres
classes avant elle procédaient, elles, par exclusion.
La petite bourgeoisie, la société petite-bourgeoise, n'a que ce mot à
la bouche : intégration. C'est d'ailleurs ce qui fait que son pouvoir
est nécessairement une dictature,
et peut-être la dictature la plus solide, la plus totale qui ait jamais
existé
M. du S. : Est-ce que vous ne dramatisez pas un peu, et même
beaucoup ? Encore une fois,
je n'ai pas le sentiment
R. C. : Non, bien sûr, vous n'avez pas le sentiment de
vivre sous une dictature, je le sais, vous l'avez déjà dit. Si vous l'aviez,
ce sentiment, vous pourriez songer à vous révolter. Tandis que là
Mais
ne nous rembarquons pas là-dedans, nous tournerions en rond. Si vous permettez,
j'aimerais plutôt revenir un instant, avant de passer à autre chose, sur
cette distinction, à mes yeux capitale,
entre les classes qui ont exercé leur pouvoir par l'exclusion et celle - au singulier, car par définition il n'y en a
qu'une - qui l'exerce au contraire par inclusion,
par intégration générale, de
sorte que personne n'a le sentiment d'être exclu.
M. du S. : «Personne n'a le sentiment d'être exclu » ! C'est
de la provocation ? Vous plaisantez ? Comment pouvez-vous dire une chose
pareille ? Des millions de gens
ont le sentiment d'être exclus ! Et ce n'est pas seulement un sentiment, croyez-moi ! Exclus
ils le sont autant qu'on peut l'être !
R. C. : Ils sont exclus de l'affluence, ils sont exclus
de l'aise et de l'aisance, ils sont économiquement
exclus, mais ils ne sont pas socialement exclus, pas du moins "au
niveau des représentations", comme on disait dans ma jeunesse. Comme
les autres, comme tous les autres, ils sont les instruments de la dictature
de la petite bourgeoisie, autant qu'ils n'en sont les victimes. D'abord
presque personne n'est assez misérable pour n'avoir pas de télévision,
par exemple. Et la télévision est le grand vecteur de la dictature de
masse.
M. du S. : N'empêche, il me semble qu'il y a là une faille,
et de taille, dans votre grille d'interprétation - même si d'autre part
elle est assez cohérente, si je puis me permettre d'en juger. Quoi que
vous en disiez, il y a bel et bien une réalité, une réalité tragique, de l'exclusion.
R. C. : Il y a bel et bien une réalité tragique de l'exclusion,
mais l'idéal affiché, proclamé et même seriné de l'énorme classe au pouvoir,
c'est précisément de réduire et même de supprimer l'exclusion. C'est d'ailleurs
elle, c'est cette classe au pouvoir, qui a inventé le concept et le mot,
exclusion. Jadis on parlait des pauvres, on parlait du prolétariat
et du sous-prolétariat, on ne
parlait pas des exclus. Exclus de
quoi, ce serait-on demandé ? C'est
parce que la petite bourgeoisie dictatoriale entretient, contrairement,
je le répète, à toutes les autres classes dominantes avant elle, un idéal
d'inclusion universelle, qu'elle a inventé le concept et le mot d'exclusion pour désigner ce à quoi elle
entend, officiellement, mettre fin par tous les moyens.
M. du S. : Mais, même si dictature il y a bien ; si l'on consent
à vous donner raison sur ce point, au moins à titre d'hypothèse d'école
; et si cette dictature, assez peu visible, je persiste dans mon opinion,
est bien exercée par la petite bourgeoisie, ou par ce qu'il vous plaît
d'appelez de la sorte, eh bien, il me semble tout de même qu'il est préférable
que cette classe et cette dictature soient inclusives,
incluantes, je ne sais pas comment
il faut dire, plutôt qu'exclusives
ou excluantes. Ce que je veux suggérer c'est
que, dictature pour dictature, mieux vaut, il me semble, une dictature
qui n'exclut personne, qui même
invite tout le monde à la rejoindre, à être dictateur avec elle, qu'une
dictature
R.
C. :
eh bien non, justement,
mieux ne vaut pas, si je puis me permettre
de vous contredire. Une dictature tout-incluante, outre qu'elle est fort
peu visible, comme vous venez de le remarquer, et donc d'autant plus dangereuse
(ses victimes ne s'aperçoivent même pas qu'elle existe), est aussi d'autant
plus rigoureuse : car il n'y a d'échappatoire concevable à son emprise.
Si une telle dictature vous donnait le sentiment d'être en prison, il
ne vous servirait à rien de réussir à vous enfuir, parce que, dehors,
ce serait aussi la prison. Plus exactement, il
n'y a pas de "dehors". Il n'y a pas de différence entre
le dehors et le dedans. Cette dictature-là, justement parce qu'elle est tout-incluante,
ne se conçoit pas d'extérieur ; elle ne s'en ménage pas ; elle empêche
qu'il en demeure ou qu'il s'en crée. Elle coïncide exactement avec la
société, et presque avec le monde. Pour elle il n'y a pas d'autre.
Vous allez me dire qu'elle n'a pourtant
que ce mot à la bouche : l'autre,
l'autre, l'autre, l'étranger, l'exclu.
C'est vrai. Mais tous ces autres ne sont tant aimés que dans la mesure
où ils sont du pareil en puissance, dans la mesure où ces étrangers sont
des semblables en voie d'assimilation, où ces exclus sont en procès d'inclusion.
Il est très frappant d'observer la coïncidence structurelle, idéologiquement
inévitable, entre la haine des frontières, l'immigrationnisme à tout crin,
la métissolâtrie psittaciste, qui sont médiatiquement l'idéologie dominante
et quasiment unique de la petite-bourgeoisie au pouvoir, l'essentiel du
contenu pédagogique de son enseignement, la loi et les prophètes de sa
doctrine morale et, d'autre part, l'annexionnisme
social serein, allant sans dire, de cette même classe dans la même situation
de direction des affaires. Chacun, s'il le souhaite, a vocation à devenir
français ; chacun, et même s'il ne le souhaite pas, a vocation
à devenir petit-bourgeois : d'ailleurs tout le monde l'est déjà, serait-ce
sans le savoir ; et ceux qui seraient autre chose seraient tout de même
des petits-bourgeois, ils jouiraient, si c'est bien le mot, de la double
nationalité, ils seraient condamnés à la double appartenance. Il faut
bien se le dire : dès lors qu'on a l'intention de faire éduquer ses enfants
ou d'aller soi-même à l'école, de regarder la télévision, de gérer son
budget, de prendre l'avion ou d'être malade, de mourir, on est forcé d'être
petit-bourgeois. La petite bourgeoisie au pouvoir, que ce soit dans les
rapports de la nation avec le reste du monde ou dans ses propres rapports
de classe avec les autres classes, ne se conçoit pas d'extérieur - d'extérieur,
du moins, qui soit destiné à le rester.
C'est là un autre des traits fondamentaux
de ce que j'appelle la dictature
de la petite bourgeoisie : de même que cette classe, nous l'avons
vu, est la première à exercer son pouvoir par inclusion
et non par exclusion, de même,
et ceci est une conséquence de cela, elle est la première à s'être persuadée
qu'elle coïncide avec la société, et presque avec le monde. Le pire est
qu'elle n'a pas tort - au moins sur le premier point, la coïncidence avec
la société : la petite bourgeoisie s'est arrangée pour que toute la société
soit petite-bourgeoise, qu'il n'y ait pas moyen, pour les individus, les
familles, les groupes, de ne pas être petit-bourgeois.
Ce défaut de tout extérieur, cette
absence d'ailleurs, se manifestent à tous les niveaux de la vie sociale
et culturelle, souvent de la façon la plus caricaturale. Si extérieur
il y a bien malgré tout, s'il s'obstine à se manifester, si des poches
de résistance ou seulement de non-assimilitation, de non-intégration,
de non-coïncidence se laissent déceler, il ne peut s'agir, aux yeux de
la classe au pouvoir, à ses millions d'yeux, que d'aberrations,
de ratés provisoires du système, de monstruosités morales autant
qu'intellectuelles. Par un phénomène qui correspond tout à fait à ce que
j'ai appelé d'autre part, dans un autre registre, plus individuel, le
"soi-mêmisme" - cet état de société où l'idéal par excellence,
pour chacun, est d'être soi-même et rien d'autre - , eh bien, pareillement, ne pas coller
exactement au soi global de
la société, à son soi-même collectif,
bref à la pensée dominante, c'est encourir la pire condamnation morale,
ou bien c'est n'exister pas.
Pardonnez-moi de prendre un exemple
personnel, et excusez la pénible immodestie de la citation. Mais combien
de fois ai-je entendu, dans la bouche d'un journaliste, ou d'un animateur
d'émissions de télévision, des phrases de ce genre :
«Mais enfin, Machin-Truc, il y a quelque
chose que je n'arrive pas à comprendre : vous êtes un type intelligent,
un garçon sympathique, un homme cultivé, un bon écrivain
Comment pouvez-vous
écrire que ceci ou que cela, comment pouvez-vous pensez ceci ou cela
»,
c'est-à-dire autre chose que ce que nous pensons tous, autre chose que ce que nous savons tous qu'il faut penser, autre chose que ce qu'il est indispensable de penser pour vivre tranquille et heureux dans la société comme elle va, pour être invité à des émissions comme celle-ci, pour faire la moindre "carrière" ? Je crois que c'est la première fois depuis très longtemps, sinon depuis toujours, que la pensée qui n'est pas conforme à la norme officielle, à la norme, tout simplement, aux convictions dominantes et monopolisantes, monopolistiques, fait l'objet, non pas d'une opposition intellectuelle, dont on peut discuter indéfiniment, qui est même la matière même du débat, mais d'une condamnation morale, génératrice d'exclusion.
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