Marc du Saune : Renaud Camus, le référendum à propos du projet
de constitution ou de traité constitutionnel européen va avoir lieu
dans une semaine, et votre parti n'a toujours pas pris de position officielle
sur le sujet.
Renaud Camus : Vous avez raison. Cet entretien entre nous sera
l'occasion de mettre fin à cette anomalie, d'autant que sa publication
coïncidera avec un communiqué officiel de notre part.
M. du S. : Vous allez me dire ce que sera la teneur de ce communiqué,
et vous m'indiquerez, je l'espère, les raisons qui vous ont amenés,
vos amis et vous, à la position qu'il exprime. Mais auparavant j'aimerais
que vous me disiez pourquoi il intervient si tard. Cette difficulté
à arrêter, sur ce point, une ligne de conduite, est-elle le reflet de
divisions internes, voire de dissensions, au sein de votre parti ?
R. C. : Divisions, oui. Dissensions, ce serait beaucoup trop
dire. Nous devons être un parti beaucoup plus représentatif de la population
française qu'on aurait pu le penser, car nos divisions, notre division,
sur la question du oui et du non, à propos de ce projet
de traité constitutionnel européen, reflète exactement celle du pays,
et dans des proportions tout à fait semblables. Nous sommes exactement
sur la ligne de partage entre le oui et le non, et nous
sommes nous-mêmes partagés. Je dirais même que la division est en chacun
d'entre nous. Il y a certes parmi nous de farouches partisans du
non, il y a quelques ardent partisans du oui, mais je crois
que jusqu'à la dernière minute, et aujourd'hui encore, c'est intimement
que nous balançons, chacun. En cela nous sommes tous une petite France
à nous tous seuls, un peuple français en miniature, puisque notre pays
et nos compatriotes, à l'heure où nous parlons, balancent encore, hésitent,
semblent presque exactement partagés entre une réponse et l'autre.
Je ne peux en juger pour chacun de mes camarades de parti individuellement,
mais en ce qui me concerne mon oui est largement coloré de
non, de même que mon non serait tout entier imbibé de oui.
Vous voyez bien que nous ne saurions nous disputer, au sein de l'In-nocence
- en tout cas sur ce point-là : ce que pensent et que ressentent ceux
de nos amis qui ne sont pas arrivés à la même conclusion que nous, nous
le pensons et le ressentons comme eux, à peine un peu moins intensément
voilà tout. Nous ne sommes pas des fanatiques, et ce n'est pas fanatiquement
que nous prenons une décision, collectivement et individuellement.
M. du S. : Je remarque que vous avez parlé du oui à l'indicatif,
à l'instant, et du non au conditionnel. Vous allez donc appeler
à voter oui ?
R. C. : Oui. Après beaucoup d'hésitations mais avec résolution,
puisque, contrairement à ce qui a été le cas pendant plusieurs mois,
le comité exécutif de notre parti est désormais unanime.
M. du S. : Vous-même, vous avez changé de sentiment?
R. C. : Non, car pour ma part j'ai toujours penché plutôt vers
le oui - de très peu et non sans scrupule, de sorte qu'il n'y
avait aucun motif à prise de bec avec les partisans du non.
M. du S. : Mais s'il y a désormais unanimité au sein du comité
exécutif de l'In-nocence, alors que tel n'était pas le cas précédemment,
c'est que quelqu'un a changé d'avis. Est-ce sous votre influence ?
R. C. : Pas du tout. Personne n'a essayé de convaincre personne.
Nous ne sommes pas un parti de prosélytes. Et encore une fois, sur ce
point particulier, notre oui était plus près du non de
nos camarades que de bien d'autres oui, et leur non était
plus près de notre oui que de bien d'autres non.
M. du S. : De quel type de oui vous sentez-vous le plus
éloigné ?
R. C. : Écoutez, ce n'est peut-être pas le moment d'introduire
des divisions au sein de notre propre camp, puisque pour le moment notre
camp est celui de tous ceux qui, comme nous, ont l'intention de voter
oui. Et puis en l'occurrence je ne puis que vous répondre qu'à
titre personnel - comme d'habitude, d'ailleurs. Personnellement je me
sens très éloigné du oui fédéraliste, du oui ouïste à
tout, du oui mouvementiste, d'accompagnement et de confort, du
oui à une Europe sans forme et sans visage, sans corps, sans
âme, sans culture, une Europe de convention pure que façonneraient indéfiniment
d'autres traités et encore d'autres traités, ouverts à qui voudraient,
indépendamment de toute européanité.
M. du S. : Vous faites allusion à la Turquie ?
R. C. : Je fais allusion à la Turquie, oui ; je fais allusion
au Maroc, au Maghreb, pourquoi pas ; je fais allusion à une Europe sans
frontière et sans caractère, sans communauté de civilisation, une Europe
immigrationniste et exclusivement droit-de-l'hommiste, sans autre ciment
et sans autre condition d'accès que de vagues adhésions enthousiastes
à des idéaux universels et universalistes qui, justement parce qu'ils
sont universels, ne sauraient en aucune façon suffire à tracer les contours
d'un État, d'une nation, d'une patrie, fût-ce un patrie au-dessus de
la patrie. Avec les seules conditions qui sont couramment exposées pour
l'appartenance à l'Europe, il n'y a aucune raison de ne pas admettre
l'Australie, la Papouasie ou la Corée du Sud, si la fantaisie prenait
à ces nations d'être candidates. Mais vous avez raison, c'est à cause
de la Turquie que, pour ma part, j'ai éprouvé le plus fortement, sans
y céder, donc, la tentation de voter non.
M. du S. : Et pourquoi n'y avez-vous pas cédé ?
R. C. : Pour la raison bien simple qu'y céder aurait été donner
à la Turquie, déjà, cette première et plus éclatante des victoires,
détruire l'Europe, la rendre impossible. J'espère qu'il est bien évident,
cela dit, que lorsque nous disons ici "la Turquie" c'est par
convention pure, et que ne sont visés ni le peuple turc ni son gouvernement.
Je dis "la Turquie", en l'occurrence, pour signifier en abrégé
: le projet aberrant de faire entrer la Turquie dans l'Union européenne.
Vous savez que d'après moi, d'après nous, faire entrer la Turquie dans
l'Union européenne serait enlever à celle-ci toute espèce de sens, de
sens véritable, de portée profonde, de réalité de civilisation. Mais
dire non à l'Europe uniquement pour éviter cette catastrophe,
ce serait déjà, d'une certaine manière, devancer cette catastrophe même
et la consommer par avance.
M. du S. : Mais dire non au référendum, ce n'est pas
forcément dire non à l'Europe ! Il y a de nombreux partisans
du non qui sont des européens convaincus!
R. C. : C'est vrai. J'irai même plus loin dans votre sens, dans
le sens de votre objection : dans une véritable Europe, dans une Europe
qui aurait un sens et une épaisseur de sens, la possibilité de répondre
oui ou non à un référendum sur un projet de constitution
ne remettrait aucunement en question le cadre politique, je n'ose dire
la nation, dans lequel serait posée la question. En France il
y a eu beaucoup de référendums, y compris des référendums constitutionnels,
il n'est venu à l'idée de personne de prétendre que répondre non
à la question posée remettrait en cause l'existence même du pays. Qu'à
la question constitutionnelle actuellement soumise à référendum il soit
possible de répondre non sans compromettre l'avenir même de l'Europe
en tant qu'entité politique distincte, ce serait une preuve de la solidité
de cette entité. C'est pourquoi je n'approuve pas ceux qui prétendent
que les tenants du non sont forcément de mauvais européens. Néanmoins
je ne pense pas qu'il soit raisonnable, hélas, de chercher à administrer
une preuve dont il se pourrait fort bien qu'elle ne puisse pas l'être,
administrée. En d'autres mots j'ai grand peur que l'Europe ne puisse
pas résister, comme elle le devrait, à une victoire du non. Je
ne crois pas qu'il soit raisonnable d'en courir le risque, en tout cas
- même si je le regrette.
M. du S. : Restons une seconde à la question de la Turquie,
si vous voulez bien - à la question de l'accès de la Turquie dans l'Union
européenne. Votre parti et vous-même vous êtes toujours montrés très
hostiles, nous venons de le rappeler, non pas à la Turquie en soi, mais
à cette perspective de son admission au sein des institutions politiques
européennes. Je sais bien, et vous savez bien, que ce n'est nullement
la question posée, et qu'en théorie la réponse donnée sera ou serait
sans effet sur ce processus d'admission ou de non-admission de la Turquie.
Il reste qu'une victoire du non créerait probablement une telle
secousse que les autorités politiques européennes seraient bien obligées
de s'interroger sur ses raisons, et que le refus, de la part des Français,
de l'entrée de la Turquie dans l'Europe leur apparaîtrait vite, sans
doute, comme une des causes essentielles de ce succès du non.
Ils seraient bien obligés, peut-être, d'en tirer les conséquences. A
contrario, ey égard à votre opposition à cette entére de la Turquie
dans l'Union, ne craignez-vous pas qu'un succès du oui de leur
semble, à ces autorités européennes, une sorte de consentement tacite,
au moins, un blanc-seing discret donné aux démarches déjà entreprises,
et à la poursuite des négociations avec Ankara ?
R. C. : Si, je le crains. C'est même l'argument qui m'a le plus
longtemps fait hésiter, celui qui fut le plus près de m'interdire le
oui et de m'inciter au non. Mais je crois avoir déjà répondu
à votre question. Répondre non à un projet de constitution uniquement
à cause de la Turquie, ce serait donner déjà à la Turquie, en Europe,
le poids que précisément on ne veut pas lui voir prendre.
M. du S. : Je consulte assez régulièrement le forum du parti
de l'In-nocence, surtout lorsque je dois vous rencontrer pour l'un de
nos entretiens, et j'y suis tombé récemment sur ce qui n'est jusqu'à
présent qu'une hypothèse d'école, mais fort intéressante, présentée
sous forme de question : quelle serait la position du parti si l'Albanie,
pays très majoritairement musulman, ou, ajouterais-je, la Bosnie-Herzégovine,
et qui sait, un jour, un Kosovo indépendant, frappaient à la porte de
l'Europe, ce qui peut fort bien arriver ?
R. C. : L'Albanie, la Bosnie-Herzégovine, le Kosovo appartiennent
sans conteste à l'Europe, géographiquement, historiquement, culturellement,
et ils y ont toute leur place. Qu'il s'agisse de pays en tout ou en
partie musulmans ne change absolument rien à cela. Leur présence ne
remettrait pas en cause les fondements de la civilisation et des modes
de vie et de pensée européennes. Comme on le dit en anglais, quantity
is of the essence. J'ai toujours pensé en effet que la quantité,
la quantité démographique, en l'occurrence, était fondamentale, s'agissant
de l'immigration, par exemple, aussi bien que de l'"admissibilité",
si je puis dire, ou de l'inadmissibilité d'un pays ou d'un peuple à
l'Union européenne. Ici et là, immigration, appartenance ou non à l'Union
européenne, la structure du problème est la même. Un peuple, je l'ai
toujours dit, peut intégrer des individus qui le désirent ; il ne peut
pas intégrer un autre peuple, ou des peuples, des groupes constitués
insécables, des communautés, des ethnies, des ensembles cohérents et
bien conscients de leur cohérence, qui d'ailleurs, dans la mesure où
ils restent des peuples, des communautés, des ensembles ethniques ou
religieux, ne désirent nullement être intégrés au sein d'un autre peuple
ou d'une autre communauté, mais seulement, en mettant les choses au
mieux, et dans un premier temps, peut-être, contribuer à la formation
d'une entité nouvelle auquel le peuple "indigène", si l'on
peut dire, est invité à s'intégrer lui aussi, qu'il le veuille ou non.
Sur le forum de l'In-nocence, puisque vous y faites référence, je lisais
récemment, moi aussi, que dans cinq ou six ans les quatre plus grandes
villes des Pays-Bas auraient des populations en majorité non-européennes.
Qui sera invité à s'intégrer à quoi, dans ces conditions ? On apprenait
aussi que certains homosexuels de ces villes-là commençaient à les quitter,
et à quitter aussi les Pays-Bas, quelquefois, parce qu'ils n'y étaient
plus en sécurité, et que leur genre de vie n'y était plus admis par
des sociétés nouvelles, localement majoritaires (en attendant mieux),
fort éloignées des traditions libérales néerlandaises. Un reportage
récent, sur France 3, à l'occasion de la journée de lutte contre l'homophobie,
montrait du bout des lèvres, et bien tardivement, que la situation n'était
pas très différente sur certaines parties du territoire français, qui
souvent ne semblent plus soumises à la loi française, et moins encore
aux usages français, aux façons de voir françaises, aux moeurs françaises
devenues là un objet d'horreur et de détestation, même. C'est un des
grands paradoxes de l'évolution, et tragique, que souvent ce sont les
groupes humains qui ont le plus fait pour lutter contre l'intolérance
et le racisme, ne serait-ce qu'afin de s'en libérer eux-mêmes - les
homosexuels, les femmes, les juifs -, qui sont les premières victimes
d'un agencement de société qui de fait est le résultat, la conséquence,
dans une large mesure, de leur propre combat contre le racisme et l'intolérance.
Selon le principe même de la tragédie, ils sont les victimes de leurs
voeux exaucés.
Par antiracisme et passion de la tolérance, ils ont souhaité, ils ont
promu, ils ont facilité ou du moins ils ont admis sans protester l'immigration
de masse. Or que leur apporte l'immigration de masse, à ceux-là : le
racisme et l'intolérance. Les dieux exaucent ceux qu'ils veulent
perdre.
De même qu'à vouloir éduquer également tout le monde, y compris ceux
qui ne veulent pas l'être ou qui ne peuvent pas l'être, on n'éduque
plus personne ; de même qu'à vouloir amener tout le monde à la culture,
sans aucune discrimination (alors que la culture est l'art et le produit
de la discrimination), on abolit toute culture ; de même, à vouloir
accueillir la terre entière dans les quelques îlots de liberté qui avaient
pu s'établir, on y étouffe la liberté.
Les naïfs et les bien pensants s'étonnent que ce soient les pays les
plus connus pour leurs traditions de tolérance et de liberté, justement,
pour leur ouverture d'esprit et pour leur ouverture tout court - à commencer
par les Pays-Bas, puisque nous en parlions, ou le Danemark -, que ce
soient ces pays-là qui aujourd'hui donnent le plus de signes de vouloir
se fermer, réagir, défendre leur identité, et qui offrent le spectacle
des premières manifestations de rejet, face à la société post-immigrationniste
et à ses réalités quotidiennes. Cela n'a pourtant rien de surprenant.
Ce sont ces pays-là et ce sont leurs peuples qui ont le plus à perdre,
et qui sont le mieux placés pour évaluer ce qu'ils perdent, ce qu'ils
ont déjà perdus. C'est précisément parce qu'ils ont depuis toujours
été plus attachés que les autres à la liberté, à la tolérance, au civisme,
au civisme comme condition de la liberté, à l'in-nocence avant la lettre
; c'est précisément parce qu'ils ont toujours été les pionniers de l'invention
et du triomphe de ses valeurs-là qu'ils sont aujourd'hui les pionniers
de leur défense. C'est à partir d'elles et de leur amour pour elles
qu'ils se battent, pour la défense de leurs femmes et de leurs droits,
de leurs homosexuels et de leur liberté, de leurs juifs et de leur sécurité,
et même de leurs arabes et de leurs droits et de leur sécurité et de
leurs libertés à eux, de leurs femmes arabes ou musulmanes, par exemple,
comme cette Ayaan Hirsi Ali, l'"insoumise de La Haye", cette
député néerlandaise d'origine somalienne qui ne peut plus se déplacer
qu'entourée de gardes du corps parce qu'elle a osé critiquer le Coran
; ce n'est nullement à partir d'un quelconque fascisme, ou d'une xénophobie,
voire d'un antisémitisme, dont pourtant ils sont taxés avec empressement,
selon les coutumiers automatismes de langage, par tous nos locuteurs
autorisés, alors qu'ils leur sont totalement étrangers.
M. du S. : Nous nous sommes un peu éloignés du référendum, de
l'Europe, et même de la Turquie
R. C. : Nous parlions du fait que la quantité is of the essence,
que la quantité change tout, et précisément l'essence. De même que trop
d'immigration fait qu'un pays n'est plus lui-même, et que l'impossibilité
de l'intégration mène pour lui à la désintégration, l'entrée de la Turquie,
de même, ferait que l'Europe n'aurait plus de sens, plus d'essence,
plus de réalité profonde, et ne serait rien d'autre qu'un vulgaire syndicat
d'intérêts. J'ai éprouvé comme beaucoup d'autres la tentation de voter
non afin d'exprimer ma protestation à l'égard de l'avancement
des négociations en vue d'une telle admission de la Turquie. Mais j'ai
résisté à cette tentation, en m'appuyant sur l'espérance que c'est en
Europe, en l'Europe, en une Europe plus fidèle à elle-même et à sa civilisation
propre, à ses traditions et à ses valeurs, que pourront être trouvés
les moyens de défendre l'Europe telle qu'au parti de l'In-nocence nous
la concevons : c'est-à-dire chargée de sens et d'histoire, de sens en
strates très anciennes, de culture et d'une civilisation spécifique.
Nous nous sommes d'emblée déclarés "européens", et ce n'est
pas le moment de faillir à cette conviction et à cet amour, même si
parfois l'Europe nous déçoit : comme tous les amoureux nous arrivons
à nous convaincre que ce n'est pas l'objet d'amour qui nous déçoit,
mais les circonstances, et ceux qui les fomentent maladroitement, ou
nocemment.
M. du S. : Vous êtes très hostiles à l'entrée de la Turquie
dans l'Union européenne, pourtant vous vous êtes toujours montrés favorables
aux divers élargissements
R. C. : Oui. Rien que l'Europe, mais toute l'Europe. Toute l'Europe,
mais rien que l'Europe.
M. du S. : Néanmoins ces élargissements donnent, beaucoup d'arguments
et de pouvoir de convaincre aux champions du non, parce qu'ils
leur permettent d'agiter la menace, qui déjà est beaucoup plus qu'une
menace, du dumping social, des délocalisations, d'une mise en
péril de notre système de protection sociale.
R. C. : C'est une menace réelle et c'est déjà plus qu'une menace,
vous avez raison. Si réelle qu'elle soit néanmoins, elle n'est assez
forte ni pour me convaincre de voter non, ni pour me faire regretter
les élargissements qui ont déjà eu lieu, ou m'opposer à ceux qui auront
encore lieu. Le problème est très semblable, à l'échelle européenne
- c'est le cas de le dire - à celui qui se posait à l'Allemagne au moment
de la réunification, il y a quinze ans. On savait bien que la réunification
coûterait cher, très cher. On savait bien que l'Allemagne de l'ouest
aurait à en pâtir économiquement. Mais ceux, Allemands ou étrangers,
Allemands surtout, qui aimaient l'Allemagne ne pouvaient pas de poser
la question en ces termes-là. Ceux qui aimaient l'Allemagne ne pouvaient
pas, alors, laisser passer, pour des raisons économiques, si puissantes
soient-elles, la chance de rendre à l'Allemagne la possibilité de se
retrouver elle-même, de renouer, après soixante ans, soixante-quinze
aujourd'hui, le cours de son histoire. Je parlais à l'instant d'amour,
c'est bien d'amour qu'il s'agit, pas de calculs d'intérêt. Nous qui
aimons l'Europe, qui l'aimons d'amour, qui sommes les enfants de la
culture et de la civilisation européennes, nous ne pouvons pas laisser
passer la chance de lui rendre la possibilité de se retrouver elle-même,
de se rejoindre.
J'ai passé trente ans de ma vie - quarante ans peut-être, parce
que j'ai éprouvé cela dès l'enfance, au moins depuis les événements
de Budapest, qui m'avaient terriblement impressionné - quarante ans
de ma vie dans un sentiment d'horreur, le mot n'est pas trop fort, à
la pensée de l'autre Europe, l'Europe asservie, qui dans mon esprit
était comme une soeur siamoise morte, ou torturée, pour cette Europe
occidentale où nous vivions dans la liberté, et dans une relative prospérité.
Je ne comprenais rien à l'indifférence des démocraties de l'Europe de
l'Ouest, et spécialement de la France, à l'égard de ces nations souvent
si proches de nous par la culture, par l'histoire (je pense à la Roumanie,
je pense à la Pologne), qui ployaient sous le malheur et l'asservissement,
et dont pas un seul de nos dirigeants, pas même le général de Gaulle,
ne semblait se soucier si peu que ce soit. De cet abandon j'éprouvais
et j'éprouve encore une grande honte. Il me semble que par notre égoïsme,
notre lâcheté, notre indifférence, nous avons contacté une lourde dette
à l'égard de ces pays d'Europe centrale et d'Europe orientale. Et même
si s'acquitter de cette dette implique à présent des sacrifices économiques,
des sacrifices sociaux, je pense que nous devons y consentir sans hésiter.
M. du S. : Vous en parlez à votre aise ! Ce n'est pas vous qui
les consentirez, les sacrifices ! Je crains que les ouvriers menacés
par les délocalisations, ou les artisans incapables de soutenir la concurrence
à bas prix du fameux "plombier polonais", je crains que ceux-là
ne vous trouvent bien détaché à leur détriment, bien insoucieux de leur
sécurité professionnelle et de leur bien-être ! Vous n'êtes pas exposé,
vous, à perdre du jour au lendemain votre situation !
R. C. : Alors là, détrompez-vous ! Je doute si personne est
aussi exposé que je le suis à voir ses revenus s'interrompre sans aucun
préavis, et sans le moindre filet de sécurité. Précisément à cause de
la politique, de mes opinions et de leur expression, et plus précisément
encore à cause de ce parti même qui est l'occasion de ces entretiens
entre nous, je puis à tout moment me retrouver sans éditeur, c'est-à-dire
sans aucun moyen d'expression publique, et sans moyens tout court. Je
ne pense donc pas qu'il soit approprié de votre part de m'accuser d'égoïsme
politique et d'inconscience sociale. En matière d'insécurité de l'emploi
et de précarité économique, personne ne peut m'en remontrer. Cela dit,
pour en revenir au fond, je pense que c'est à l'Europe, et à la France
au sein de l'Europe, avec elle, en collaboration avec elle, de régler
les problèmes que l'Europe fait naître.
M. du S. : Si la France sortait de l'Europe, elle ne serait
plus exposée, par définition, aux problèmes que fait naître l'appartenance
à l'Europe.
R. C. : J'ignorais qu'il fût question de "sortir de l'Europe",
pour reprendre votre expression. Ce n'est certainement pas ce qui est
en cause à l'occasion de ce référendum, quelle que soit la réponse qui
lui sera donnée. Le non, Dieu merci, n'implique aucune espèce
de "sortie de l'Europe". Il n'implique, juridiquement, que
le maintien du statut quo actuel, dont personne n'est content ; et politiquement,
dans ce cadre-là, un isolement de la France, qui ne la mettrait certainement
pas en position de force pour élaborer avec nos partenaires les mesures
les plus appropriées à la défense de notre économie, de l'emploi dans
notre pays, et de notre système de protection sociale.
M. du S. : Vous dites que personne n'est content du statu quo
actuel ; mais en incitant à voter oui est-ce que vous n'appelez
pas à l'aggraver, ce statu quo, à en augmenter encore les méfaits ?
R. C. : Le projet constitutionnel, sans être parfait, et il
est bien loin de l'être, et sans susciter au sein de notre parti de
bien grand enthousiasme, a au moins le mérite d'assurer à l'Europe une
meilleure "gouvernance", comme on dit, et de lever certains
blocages qui paralysaient l'administration et la gestion de ce grand
corps de vingt-cinq nations, bientôt vingt-sept, et sans doute davantage.
On dit toujours que l'Europe c'est la paix. C'est vrai, mais c'est aussi
la prospérité, pour les pays qui y accèdent. Voyez comme l'Espagne ou
le Portugal, voyez comme l'Irlande, ont rapidement rejoints, ou peu
s'en faut, le niveau de vie des nations plus anciennement agrégées à
l'Union européenne. Il n'y a pas de raison de penser que des États comme
la Hongrie, la République tchèque, la Pologne ou les États baltes, qui
ont de très anciennes traditions industrielles, mais surtout industrieuses,
économiques, bancaires, et qui ne doivent leur retard de développement
qu'au malheur historique qu'ils ont subi, il n'y a pas de raison de
penser que ces États ne se rapprocheront pas très rapidement du niveau
économique des pays fondateurs de l'Union, aussi rapidement que l'ont
fait avant eux les nations ibériques, par exemple. Et leur développement
réglera de lui-même les problèmes économiques et sociaux auxquels vous
faisiez allusion, et dont nous sommes menacés, dont nous sommes déjà
les victimes, même, mais qui ne tiennent qu'à des disparités économiques
qu'il est urgent de combler au plus vite en aidant de toutes nos forces
au développement des nouveaux pays membres. Le désormais mythique "plombier
polonais", devenu par accident la figure centrale de cette campagne
référendaire, il est à croire qu'il préfèrera rester travailler en Pologne,
dès lors que son pays connaîtra le développement et le dynamisme que
son appartenance à l'Union commence déjà à lui donner. Et l'attrait
des délocalisations intra-européennes, pour les patrons français tentés
d'y avoir recours, deviendra rapidement d'autant moindre que les nouveaux
membres de l'Union européenne deviendront plus prospères, et leur législation
sociale plus protectrice.
M. du S. : Vous parlez de l'Europe comme d'un îlot, ou d'une
île, ou d'un continent de prospérité. Mais ce n'est pas du tout ce qui
s'observe. L'Europe est au contraire un territoire de stagnation économique,
surtout si on la compare aux États-Unis, à la Chine ou à l'Inde.
R. C. : L'Europe a maintenant une monnaie forte, des structures
et des institutions économiques solides et anciennes comme les États-Unis,
de vastes territoires et des populations nombreuses qu'un long retard
économique offre à un développement rapide, comme la Chine et l'Inde.
Ce sont précisément des pays comme la Pologne, la République tchèque
ou la Hongrie, avides de rejoindre le niveau de vie de l'Europe occidentale,
qui seront le moteur du développement de tout le continent.
M. du S. : Voilà que vous parlez comme M. Rumsfeld, avec sa
malheureuse "vieille Europe" opposée à la "nouvelle Europe",
celle-ci pleine de dynamisme et d'avidité à être. Mais vous donniez
tout à l'heure l'exemple de l'Allemagne réunifiée : il n'est pas très
encourageant ! Vous-même avez dit qu'avec les élargissements il fallait
s'attendre à avoir à faire des sacrifices, et qu'il convenait d'en accepter
la perspective, par patriotisme européen, en somme, au nom de l'unité
du continent et de sa civilisation. En effet je ne comprends pas pourquoi,
alors que la réunification d'une Allemagne riche et d'une Allemagne
pauvre a entraîné toute sorte de difficultés et de retards pour la nouvelle
Allemagne ainsi formée, pourquoi la réunification d'une Europe riche
et d'une Europe pauvre, qui n'est que la même opération à plus grande
échelle, pourquoi cette réunification-là devrait, elle, ainsi que vous
semblez l'annoncer maintenant, contribuer efficacement au développement
global de l'ensemble.
R. C. : Ce que je disais surtout, c'est qu'il n'y a pas de choix,
de même qu'il n'y avait pas de choix face à la réunification, pour l'Allemagne.
Il y a un choix entre l'Europe et pas d'Europe, on peut dire non
à l'Europe ; mais si on dit oui à l'Europe, à une Europe qui
ait un sens, un sens profond, à une Europe qui corresponde à une civilisation,
à une histoire, à une expérience de l'histoire, alors on ne peut pas
souhaiter une Europe limitée à telle ou telle partie d'elle-même, la
plus prospère. Encore une fois : rien que l'Europe, mais toute l'Europe.
C'est ensemble que l'Europe doit chercher des solutions aux déséquilibres
qui l'affecte, et si possible en enrichissant ses régions les plus
pauvres plutôt qu'en appauvrissant les plus riches. Mais quand je dis
toute l'Europe, je ne pense pas seulement à la géographie. C'est
aussi en épaisseur que l'Europe doit être toute, en épaisseur
de sens, d'histoire et de sentiment. Il est inconcevable que l'Europe
culturelle soit moins une réalité aujourd'hui qu'en 1905. Cela est dû
bien sûr en grande partie à la déculturation générale, entraînée par
la débâcle de l'éducation, au rôle beaucoup moins grand des artistes,
des écrivains et des intellectuels, à la disparition presque complète
de la "classe cultivée". Il reste que construire l'Europe
n'a pas de sens, et ne saurait en aucune façon constituer un idéal,
tant que l'on ne construit pas aussi, et peut-être d'abord,
une Europe culturelle, une Europe des arts, de la littérature, de la
science, de la recherche.
Je souhaiterais pour ma part la création d'une Académie européenne,
qui réunirait cent artistes, des peintres, des sculpteurs, des compositeurs,
des écrivains, des philosophes, choisis parmi les plus prestigieux -
je ne dis pas parmi les plus médiatiques - et qui se réuniraient une
fois par mois, mettons, à Vienne, par exemple
M. du S. : À Vienne ? Pourquoi à Vienne ?
R. C. : Oh je dis Vienne par souci d'équidistance, en pensant
à nos amis finlandais, baltes, romains, grecs, portugais, écossais ;
et parce que Vienne est un des deux ou trois hauts lieux où s'est forgé
l'identité culturelle européenne, au moins pour l'époque moderne. Mais
si l'on pense que mieux vaut ne pas séparer capitale culturelle et capitale
politique, si l'on estime que l'art a tout à gagner, en électricité,
en force d'emprise, en visibilité, à la proximité du pouvoir politique
(et réciproquement j'espère), je n'ai rien contre Bruxelles, Dieu sait.
M. du S. : Et pourquoi une académie ? Ne craignez vous
pas que ça ne paraisse bien
académique, justement ?
R. C. : Le mot n'a pas d'importance. On peut appeler cela comme
vous voulez. Ce qui me semble essentiel c'est que l'Europe affiche fortement,
très visiblement, symboliquement, emblématiquement, et aussi pratiquement,
efficacement, son identité culturelle, son existence artistique, autant
et plus que par le passé - sans quoi toute cette vaste entreprise n'est
rien. Et quel meilleur moyen d'emblématiser cette identité culturelle
et artistique qu'en faisant se réunir régulièrement les plus grands
artistes, les penseurs les plus importants, les poètes, les "plasticiens",
les musiciens, les cinéastes ?
M. du S. : Je ne sais pas si c'est bien dans l'esprit du temps.
Les plus grands artistes n'ont pas forcément l'esprit très
administratif,
ou collectiviste, et encore moins "académique".
R. C. : On ne leur demanderait pas d'avoir l'esprit administratif
ou collectiviste, surtout pas; mais seulement civique, de temps
en temps, civique européen - et surtout artistique, culturel. Il est
urgent de donner à l'Europe une personnalité culturelle visible, perceptible,
faite d'échanges et de rencontres.
M. du S. : Je ne vous savais pas si européen
R. C. : Je suis pour ma part de toutes mes fibres un occidental,
un homme du soir, des longs soirs, de tout ce qui tombe, comme
dit Beckett, de tout ce qui n'en finit pas de finir. Quant au parti
de l'In-nocence, son caractère proeuropéen était inscrit d'emblée dans
ses statuts - de sorte que vous ne devriez pas être surpris. C'est bien
pour cela que je n'ai pas pu me résoudre à dire non.
M. du S. : Eh bien restons-en pour cette fois, si vous le voulez
bien, sur ce oui qui est surtout un pas non.
R. C. : Non, non, on ne peut pas le réduire à cela - d'autant
qu'il y entre, comme je l'ai dit, beaucoup de non. Mais le oui
l'emporte en lui, l'emporte en moi, l'emporte en nous et le fait oui,
un oui projectif à une Europe plus profondément européenne, plus richement
telle, plus sérieusement, c'est-à-dire plus artistiquement, plus culturellement,
plus spirituellement.
M. du S. : Je ne suis pas certain qu'il soit besoin d'institutions
et de référendums pour poursuivre cet objectif-là.
R. C. : Les institutions et ce qui les institue ne font certes
pas tout, culturellement, et artistiquement moins encore ; toutefois
ce sont des signes, des panneaux indicateurs, qui pointent en direction
de l'objectif recherché. À l'origine de la culture européenne la Tragédie
était une institution, de l'oubliez pas, pour laquelle s'exerçait rituellement
toute sorte activités hautement civiques, soigneusement réglementées.
Et que dire des universités, par la suite, des cours d'amour, des Jeux
floraux, des académies, des instituts de recherche, du Collège de France,
même des prix Nobel ? Cela dit je ne me battrai pas pour une académie
ou pour un parlement des artistes si personne n'en veut
M. du S. : Il y a déjà un parlement des écrivains
R. C. : Oui, mais il est mondial, universel, pas européen. D'autre
part je crois bien qu'il est beaucoup plus idéologique qu'artistique
ou culturel. Ce n'est pas tout à fait incompatible, mais il ne faut
pas que l'un submerge l'autre
Je disais donc que je ne me battrai pas
pour une académie européenne si personne n'en veut : c'est seulement
une idée que je lance comme cela, et je reconnais qu'elle n'est guère
dans l'esprit du temps, non plus que la plupart des miennes. Mais je
ne me battrai pas non plus pour une Europe qui ne soit pas culturelle.
Dès que l'Europe aura une constitution, il faut qu'elle prenne conscience
qu'elle est une civilisation.
M. du S. : C'est donc un oui sous condition, que vous
donnez ?
R. C. : C'est un oui d'espérance et d'appel, un oui
d'ouverture, un oui insatisfait, un oui qui a faim.
M. du S. : Eh bien je vous souhaite de ne pas rester sur cette
faim
R. C. : Ah, mais ce peut être précieux, la faim - au moins dans
les sociétés d'abondance. Il est peut-être un sage, celui qui se dit
: «Ménage ta faim ».
M. du S. : Bon, alors c'est cela que je vous souhaite, si vous
préférez.
R. C. : Merci beaucoup.