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Éditorial n° 34, samedi 22 mai 2005

Entretien avec Marc du Saune (X)

 

Le référendum sur la "constitution européenne"

Pour une académie européenne des Arts & Lettres

Marc du Saune : Renaud Camus, le référendum à propos du projet de constitution ou de traité constitutionnel européen va avoir lieu dans une semaine, et votre parti n'a toujours pas pris de position officielle sur le sujet.

Renaud Camus : Vous avez raison. Cet entretien entre nous sera l'occasion de mettre fin à cette anomalie, d'autant que sa publication coïncidera avec un communiqué officiel de notre part.

M. du S. : Vous allez me dire ce que sera la teneur de ce communiqué, et vous m'indiquerez, je l'espère, les raisons qui vous ont amenés, vos amis et vous, à la position qu'il exprime. Mais auparavant j'aimerais que vous me disiez pourquoi il intervient si tard. Cette difficulté à arrêter, sur ce point, une ligne de conduite, est-elle le reflet de divisions internes, voire de dissensions, au sein de votre parti ?

R. C. : Divisions, oui. Dissensions, ce serait beaucoup trop dire. Nous devons être un parti beaucoup plus représentatif de la population française qu'on aurait pu le penser, car nos divisions, notre division, sur la question du oui et du non, à propos de ce projet de traité constitutionnel européen, reflète exactement celle du pays, et dans des proportions tout à fait semblables. Nous sommes exactement sur la ligne de partage entre le oui et le non, et nous sommes nous-mêmes partagés. Je dirais même que la division est en chacun d'entre nous. Il y a certes parmi nous de farouches partisans du non, il y a quelques ardent partisans du oui, mais je crois que jusqu'à la dernière minute, et aujourd'hui encore, c'est intimement que nous balançons, chacun. En cela nous sommes tous une petite France à nous tous seuls, un peuple français en miniature, puisque notre pays et nos compatriotes, à l'heure où nous parlons, balancent encore, hésitent, semblent  presque exactement partagés entre une réponse et l'autre. Je ne peux en juger pour chacun de mes camarades de parti individuellement, mais en ce qui me concerne mon oui est largement coloré de non, de même que mon non serait tout entier imbibé de oui. Vous voyez bien que nous ne saurions nous disputer, au sein de l'In-nocence  - en tout cas sur ce point-là : ce que pensent et que ressentent ceux de nos amis qui ne sont pas arrivés à la même conclusion que nous, nous le pensons et le ressentons comme eux, à peine un peu moins intensément voilà tout. Nous ne sommes pas des fanatiques, et ce n'est pas fanatiquement que nous prenons une décision, collectivement et individuellement.

M. du S. : Je remarque que vous avez parlé du oui à l'indicatif, à l'instant, et du non au conditionnel. Vous allez donc appeler à voter oui ?

R. C. : Oui. Après beaucoup d'hésitations mais avec résolution, puisque, contrairement à ce qui a été le cas pendant plusieurs mois, le comité exécutif de notre parti est désormais unanime.

M. du S. : Vous-même, vous avez changé de sentiment?

R. C. : Non, car pour ma part j'ai toujours penché plutôt vers le oui - de très peu et non sans scrupule, de sorte qu'il n'y avait aucun motif à prise de bec avec les partisans du non.

M. du S. : Mais s'il y a désormais unanimité au sein du comité exécutif de l'In-nocence, alors que tel n'était pas le cas précédemment, c'est que quelqu'un a changé d'avis. Est-ce sous votre influence ?

R. C. : Pas du tout. Personne n'a essayé de convaincre personne. Nous ne sommes pas un parti de prosélytes. Et encore une fois, sur ce point particulier, notre oui était plus près du non de nos camarades que de bien d'autres oui, et leur non était plus près de notre oui que de bien d'autres non.

M. du S. : De quel type de oui vous sentez-vous le plus éloigné ?

R. C. : Écoutez, ce n'est peut-être pas le moment d'introduire des divisions au sein de notre propre camp, puisque pour le moment notre camp est celui de tous ceux qui, comme nous, ont l'intention de voter oui. Et puis en l'occurrence je ne puis que vous répondre qu'à titre personnel - comme d'habitude, d'ailleurs. Personnellement je me sens très éloigné du oui fédéraliste, du oui ouïste à tout, du oui mouvementiste, d'accompagnement et de confort, du oui à une Europe sans forme et sans visage, sans corps, sans âme, sans culture, une Europe de convention pure que façonneraient indéfiniment d'autres traités et encore d'autres traités, ouverts à qui voudraient, indépendamment de toute européanité.

M. du S. : Vous faites allusion à la Turquie ?

R. C. : Je fais allusion à la Turquie, oui ; je fais allusion au Maroc, au Maghreb, pourquoi pas ; je fais allusion à une Europe sans frontière et sans caractère, sans communauté de civilisation, une Europe immigrationniste et exclusivement droit-de-l'hommiste, sans autre ciment et sans autre condition d'accès que de vagues adhésions enthousiastes à des idéaux universels et universalistes qui, justement parce qu'ils sont universels, ne sauraient en aucune façon suffire à tracer les contours d'un État, d'une nation, d'une patrie, fût-ce un patrie au-dessus de la patrie. Avec les seules conditions qui sont couramment exposées pour l'appartenance à l'Europe, il n'y a aucune raison de ne pas admettre l'Australie, la Papouasie ou la Corée du Sud, si la fantaisie prenait à ces nations d'être candidates. Mais vous avez raison, c'est à cause de la Turquie que, pour ma part, j'ai éprouvé le plus fortement, sans y céder, donc, la tentation de voter non.

M. du S. : Et pourquoi n'y avez-vous pas cédé ?

R. C. : Pour la raison bien simple qu'y céder aurait été donner à la Turquie, déjà, cette première et plus éclatante des victoires, détruire l'Europe, la rendre impossible. J'espère qu'il est bien évident, cela dit, que lorsque nous disons ici "la Turquie" c'est par convention pure, et que ne sont visés ni le peuple turc ni son gouvernement. Je dis "la Turquie", en l'occurrence, pour signifier en abrégé : le projet aberrant de faire entrer la Turquie dans l'Union européenne. Vous savez que d'après moi, d'après nous, faire entrer la Turquie dans l'Union européenne serait enlever à celle-ci toute espèce de sens, de sens véritable, de portée profonde, de réalité de civilisation. Mais dire non à l'Europe uniquement pour éviter cette catastrophe, ce serait déjà, d'une certaine manière, devancer cette catastrophe même et la consommer par avance.

M. du S. : Mais dire non au référendum, ce n'est pas forcément dire non à l'Europe ! Il y a de nombreux partisans du non  qui sont des européens convaincus!

R. C. : C'est vrai. J'irai même plus loin dans votre sens, dans le sens de votre objection : dans une véritable Europe, dans une Europe qui aurait un sens et une épaisseur de sens, la possibilité de répondre oui ou non à un référendum sur un projet de constitution ne remettrait aucunement en question le cadre politique, je n'ose dire la nation, dans lequel serait posée la question. En France il y a eu beaucoup de référendums, y compris des référendums constitutionnels, il n'est venu à l'idée de personne de prétendre que répondre non à la question posée remettrait en cause l'existence même du pays. Qu'à la question constitutionnelle actuellement soumise à référendum il soit possible de répondre non sans compromettre l'avenir même de l'Europe en tant qu'entité politique distincte, ce serait une preuve de la solidité de cette entité. C'est pourquoi je n'approuve pas ceux qui prétendent que les tenants du non sont forcément de mauvais européens. Néanmoins je ne pense pas qu'il soit raisonnable, hélas, de chercher à administrer une preuve dont il se pourrait fort bien qu'elle ne puisse pas l'être, administrée. En d'autres mots j'ai grand peur que l'Europe ne puisse pas résister, comme elle le devrait, à une victoire du non. Je ne crois pas qu'il soit raisonnable d'en courir le risque, en tout cas - même si je le regrette.

M. du S. : Restons une seconde à la question de la Turquie, si vous voulez bien - à la question de l'accès de la Turquie dans l'Union européenne. Votre parti et vous-même vous êtes toujours montrés très hostiles, nous venons de le rappeler, non pas à la Turquie en soi, mais à cette perspective de son admission au sein des institutions politiques européennes. Je sais bien, et vous savez bien, que ce n'est nullement la question posée, et qu'en théorie la réponse donnée sera ou serait sans effet sur ce processus d'admission ou de non-admission de la Turquie. Il reste qu'une victoire du non créerait probablement une telle secousse que les autorités politiques européennes seraient bien obligées de s'interroger sur ses raisons, et que le refus, de la part des Français, de l'entrée de la Turquie dans l'Europe leur apparaîtrait vite, sans doute, comme une des causes essentielles de ce succès du non. Ils seraient bien obligés, peut-être, d'en tirer les conséquences. A contrario, ey égard à votre opposition à cette entére de la Turquie dans l'Union, ne craignez-vous pas qu'un succès du oui de leur semble, à ces autorités européennes,  une sorte de consentement tacite, au moins, un blanc-seing discret donné aux démarches déjà entreprises, et à la poursuite des négociations avec Ankara ?

R. C. : Si, je le crains. C'est même l'argument qui m'a le plus longtemps fait hésiter, celui qui fut le plus près de m'interdire le oui et de m'inciter au non. Mais je crois avoir déjà répondu à votre question. Répondre non à un projet de constitution uniquement à cause de la Turquie, ce serait donner déjà à la Turquie, en Europe, le poids que précisément on ne veut pas lui voir prendre.

M. du S. : Je consulte assez régulièrement le forum du parti de l'In-nocence, surtout lorsque je dois vous rencontrer pour l'un de nos entretiens, et j'y suis tombé récemment sur ce qui n'est jusqu'à présent qu'une hypothèse d'école, mais fort intéressante, présentée sous forme de question : quelle serait la position du parti si l'Albanie, pays très majoritairement musulman, ou, ajouterais-je, la Bosnie-Herzégovine, et qui sait, un jour, un Kosovo indépendant, frappaient à la porte de l'Europe, ce qui  peut fort bien arriver ?

R. C. : L'Albanie, la Bosnie-Herzégovine, le Kosovo appartiennent sans conteste à l'Europe, géographiquement, historiquement, culturellement, et ils y ont toute leur place. Qu'il s'agisse de pays en tout ou en partie musulmans ne change absolument rien à cela. Leur présence ne remettrait pas en cause les fondements de la civilisation et des modes de vie et de pensée européennes. Comme on le dit en anglais, quantity is of the essence.  J'ai toujours pensé en effet que la quantité, la quantité démographique, en l'occurrence, était fondamentale, s'agissant de l'immigration, par exemple, aussi bien que de l'"admissibilité", si je puis dire, ou de l'inadmissibilité d'un pays ou d'un peuple à l'Union européenne. Ici et là, immigration, appartenance ou non à l'Union européenne, la structure du problème est la même. Un peuple, je l'ai toujours dit, peut intégrer des individus qui le désirent ; il ne peut pas intégrer un autre peuple, ou des peuples, des groupes constitués insécables, des communautés, des ethnies, des ensembles cohérents et bien conscients de leur cohérence, qui d'ailleurs, dans la mesure où ils restent des peuples, des communautés, des ensembles ethniques ou religieux, ne désirent nullement être intégrés au sein d'un autre peuple ou d'une autre communauté, mais seulement, en mettant les choses au mieux, et dans un premier temps, peut-être, contribuer à la formation d'une entité nouvelle auquel le peuple "indigène", si l'on peut dire, est invité à s'intégrer lui aussi, qu'il le veuille ou non.

Sur le forum de l'In-nocence, puisque vous y faites référence, je lisais récemment, moi aussi, que dans cinq ou six ans les quatre plus grandes villes des Pays-Bas auraient des populations en majorité non-européennes. Qui sera invité à s'intégrer à quoi, dans ces conditions ? On apprenait aussi que certains homosexuels de ces villes-là commençaient à les quitter, et à quitter aussi les Pays-Bas, quelquefois, parce qu'ils n'y étaient plus en sécurité, et que leur genre de vie n'y était plus admis par des sociétés nouvelles, localement majoritaires (en attendant mieux), fort éloignées des traditions libérales néerlandaises. Un reportage récent, sur France 3,  à l'occasion de la journée de lutte contre l'homophobie, montrait du bout des lèvres, et bien tardivement, que la situation n'était pas très différente sur certaines parties du territoire français, qui souvent ne semblent plus soumises à la loi française, et moins encore aux usages français, aux façons de voir françaises, aux moeurs françaises devenues là un objet d'horreur et de détestation, même. C'est un des grands paradoxes de l'évolution, et tragique, que souvent ce sont les groupes humains qui ont le plus fait pour lutter contre l'intolérance et le racisme, ne serait-ce qu'afin de s'en libérer eux-mêmes - les homosexuels, les femmes, les juifs -, qui sont les premières victimes d'un agencement de société qui de fait est le résultat, la conséquence, dans une large mesure, de leur propre combat contre le racisme et l'intolérance. Selon le principe même de la tragédie, ils sont les victimes de leurs voeux exaucés.

Par antiracisme et passion de la tolérance, ils ont souhaité, ils ont promu, ils ont facilité ou du moins ils ont admis sans protester l'immigration de masse. Or que leur apporte l'immigration de masse, à ceux-là : le racisme et l'intolérance. Les dieux exaucent ceux qu'ils veulent perdre. 

De même qu'à vouloir éduquer également tout le monde, y compris ceux qui ne veulent pas l'être ou qui ne peuvent pas l'être, on n'éduque plus personne ; de même qu'à vouloir amener tout le monde à la culture, sans aucune discrimination (alors que la culture est l'art et le produit de la discrimination), on abolit toute culture ; de même, à vouloir accueillir la terre entière dans les quelques îlots de liberté qui avaient pu s'établir, on y étouffe la liberté.

Les naïfs et les bien pensants s'étonnent que ce soient les pays les plus connus pour leurs traditions de tolérance et de liberté, justement, pour leur ouverture d'esprit et pour leur ouverture tout court - à commencer par les Pays-Bas, puisque nous en parlions, ou le Danemark -, que ce soient ces pays-là qui aujourd'hui donnent le plus de signes de vouloir se fermer, réagir, défendre leur identité, et qui offrent le spectacle des premières manifestations de rejet, face à la société post-immigrationniste et à ses réalités quotidiennes. Cela n'a pourtant rien de surprenant. Ce sont ces pays-là et ce sont leurs peuples qui ont le plus à perdre, et qui sont le mieux placés pour évaluer ce qu'ils perdent, ce qu'ils ont déjà perdus. C'est précisément parce qu'ils ont depuis toujours été plus attachés que les autres à la liberté, à la tolérance, au civisme, au civisme comme condition de la liberté, à l'in-nocence avant la lettre ; c'est précisément parce qu'ils ont toujours été les pionniers de l'invention et du triomphe de ses valeurs-là qu'ils sont aujourd'hui les pionniers de leur défense. C'est à partir d'elles et de leur amour pour elles qu'ils se battent, pour la défense de leurs femmes et de leurs droits, de leurs homosexuels et de leur liberté, de leurs juifs et de leur sécurité, et même de leurs arabes et de leurs droits et de leur sécurité et de leurs libertés à eux, de leurs femmes arabes ou musulmanes, par exemple, comme cette Ayaan Hirsi Ali, l'"insoumise de La Haye", cette député néerlandaise d'origine somalienne qui ne peut plus se déplacer qu'entourée de gardes du corps parce qu'elle a osé critiquer le Coran ; ce n'est nullement à partir d'un quelconque fascisme, ou d'une xénophobie, voire d'un antisémitisme, dont pourtant ils sont taxés avec empressement, selon les coutumiers automatismes de langage, par tous nos locuteurs autorisés, alors qu'ils leur sont totalement étrangers.

M. du S. : Nous nous sommes un peu éloignés du référendum, de l'Europe, et même de la Turquie…

R. C. : Nous parlions du fait que la quantité is of the essence, que la quantité change tout, et précisément l'essence. De même que trop d'immigration fait qu'un pays n'est plus lui-même, et que l'impossibilité de l'intégration mène pour lui à la désintégration, l'entrée de la Turquie, de même, ferait que l'Europe n'aurait plus de sens, plus d'essence, plus de réalité profonde, et ne serait rien d'autre qu'un vulgaire syndicat d'intérêts. J'ai éprouvé comme beaucoup d'autres la tentation de voter non afin d'exprimer ma protestation à l'égard de l'avancement des négociations en vue d'une telle admission de la Turquie. Mais j'ai résisté à cette tentation, en m'appuyant sur l'espérance que c'est en Europe, en l'Europe, en une Europe plus fidèle à elle-même et à sa civilisation propre, à ses traditions et à ses valeurs, que pourront être trouvés les moyens de défendre l'Europe telle qu'au parti de l'In-nocence nous la concevons : c'est-à-dire chargée de sens et d'histoire, de sens en strates très anciennes, de culture et d'une civilisation spécifique. Nous nous sommes d'emblée déclarés "européens", et ce n'est pas le moment de faillir à cette conviction et à cet amour, même si parfois l'Europe nous déçoit : comme tous les amoureux nous arrivons à nous convaincre que ce n'est pas l'objet d'amour qui nous déçoit, mais les circonstances, et ceux qui les fomentent maladroitement, ou nocemment.

M. du S. : Vous êtes très hostiles à l'entrée de la Turquie dans l'Union européenne, pourtant vous vous êtes toujours montrés favorables aux divers élargissements…

R. C. : Oui. Rien que l'Europe, mais toute l'Europe. Toute l'Europe, mais rien que l'Europe.

M. du S. : Néanmoins ces élargissements donnent, beaucoup d'arguments et de pouvoir de convaincre aux champions du non, parce qu'ils leur permettent d'agiter la menace, qui déjà est beaucoup plus qu'une menace, du dumping social, des délocalisations, d'une mise en péril de notre système de protection sociale.

R. C. : C'est une menace réelle et c'est déjà plus qu'une menace, vous avez raison. Si réelle qu'elle soit  néanmoins, elle n'est assez forte ni pour me convaincre de voter non, ni pour me faire regretter les élargissements qui ont déjà eu lieu, ou m'opposer à ceux qui auront encore lieu.  Le problème est très semblable, à l'échelle européenne - c'est le cas de le dire - à celui qui se posait à l'Allemagne au moment de la réunification, il y a quinze ans. On savait bien que la réunification coûterait cher, très cher. On savait bien que l'Allemagne de l'ouest aurait à en pâtir économiquement. Mais ceux, Allemands ou étrangers, Allemands surtout, qui aimaient l'Allemagne ne pouvaient pas de poser la question en ces termes-là. Ceux qui aimaient l'Allemagne ne pouvaient pas, alors, laisser passer, pour des raisons économiques, si puissantes soient-elles, la chance de rendre à l'Allemagne la possibilité de se retrouver elle-même, de renouer, après soixante ans, soixante-quinze aujourd'hui, le cours de son histoire. Je parlais à l'instant d'amour, c'est bien d'amour qu'il s'agit, pas de calculs d'intérêt. Nous qui aimons l'Europe, qui l'aimons d'amour, qui sommes les enfants de la culture et de la civilisation européennes, nous ne pouvons pas laisser passer la chance de lui rendre la possibilité de se retrouver elle-même, de se rejoindre. 

J'ai passé trente ans de ma vie - quarante ans peut-être, parce que j'ai éprouvé cela dès l'enfance, au moins depuis les événements de Budapest, qui m'avaient terriblement impressionné - quarante ans de ma vie dans un sentiment d'horreur, le mot n'est pas trop fort, à la pensée de l'autre Europe, l'Europe asservie, qui dans mon esprit était comme une soeur siamoise morte, ou torturée, pour cette Europe occidentale où nous vivions dans la liberté, et dans une relative prospérité. Je ne comprenais rien à l'indifférence des démocraties de l'Europe de l'Ouest, et spécialement de la France,  à l'égard de ces nations souvent si proches de nous par la culture, par l'histoire (je pense à la Roumanie, je pense à la Pologne), qui ployaient sous le malheur et l'asservissement, et dont pas un seul de nos dirigeants, pas même le général de Gaulle, ne semblait se soucier si peu que ce soit. De cet abandon j'éprouvais et j'éprouve encore une grande honte. Il me semble que par notre égoïsme, notre lâcheté, notre indifférence, nous avons contacté une lourde dette à l'égard de ces pays d'Europe centrale et d'Europe orientale. Et même si s'acquitter de cette dette implique à présent des sacrifices économiques, des sacrifices sociaux, je pense que nous devons y consentir sans hésiter.

M. du S. : Vous en parlez à votre aise ! Ce n'est pas vous qui les consentirez, les sacrifices ! Je crains que les ouvriers menacés par les délocalisations, ou les artisans incapables de soutenir la concurrence à bas prix du fameux "plombier polonais", je crains que ceux-là ne vous trouvent bien détaché à leur détriment, bien insoucieux de leur sécurité professionnelle et de leur bien-être ! Vous n'êtes pas exposé, vous, à perdre du jour au lendemain votre situation !

R. C. : Alors là, détrompez-vous ! Je doute si personne est aussi exposé que je le suis à voir ses revenus s'interrompre sans aucun préavis, et sans le moindre filet de sécurité. Précisément à cause de la politique,  de mes opinions et de leur expression, et plus précisément encore à cause de ce parti même qui est l'occasion de ces entretiens entre nous, je puis à tout moment me retrouver sans éditeur, c'est-à-dire sans aucun moyen d'expression publique, et sans moyens tout court. Je ne pense donc pas qu'il soit approprié de votre part de m'accuser d'égoïsme politique et d'inconscience sociale. En matière d'insécurité de l'emploi et de précarité économique, personne ne peut m'en remontrer. Cela dit, pour en revenir au fond, je pense que c'est à l'Europe, et à la France au sein de l'Europe, avec elle, en collaboration avec elle, de régler les problèmes que l'Europe fait naître.

M. du S. : Si la France sortait de l'Europe, elle ne serait plus exposée, par définition, aux problèmes que fait naître l'appartenance à l'Europe.

R. C. : J'ignorais qu'il fût question de "sortir de l'Europe", pour reprendre votre expression. Ce n'est certainement pas ce qui est en cause à l'occasion de ce référendum, quelle que soit la réponse qui lui sera donnée. Le non, Dieu merci, n'implique aucune espèce de "sortie de l'Europe". Il n'implique, juridiquement, que le maintien du statut quo actuel, dont personne n'est content ; et politiquement, dans ce cadre-là, un isolement de la France, qui ne la mettrait certainement pas en position de force pour élaborer avec nos partenaires les mesures les plus appropriées à la défense de notre économie, de l'emploi dans notre pays, et de notre système de protection sociale.

M. du S. : Vous dites que personne n'est content du statu quo actuel ; mais en incitant à voter oui est-ce que vous n'appelez pas à l'aggraver, ce statu quo, à en augmenter encore les méfaits ?

R. C. : Le projet constitutionnel, sans être parfait, et il est bien loin de l'être, et sans susciter au sein de notre parti de bien grand enthousiasme, a au moins le mérite d'assurer à l'Europe une meilleure "gouvernance", comme on dit, et de lever certains blocages qui paralysaient l'administration et la gestion de ce grand corps de vingt-cinq nations, bientôt vingt-sept, et sans doute davantage. On dit toujours que l'Europe c'est la paix. C'est vrai, mais c'est aussi la prospérité, pour les pays qui y accèdent. Voyez comme l'Espagne ou le Portugal, voyez comme l'Irlande, ont rapidement rejoints, ou peu s'en faut, le niveau de vie des nations plus anciennement agrégées à l'Union européenne. Il n'y a pas de raison de penser que des États comme la Hongrie, la République tchèque, la Pologne ou les États baltes, qui ont de très anciennes traditions industrielles, mais surtout industrieuses, économiques, bancaires, et qui ne doivent leur retard de développement qu'au malheur historique qu'ils ont subi, il n'y a pas de raison de penser que ces États ne se rapprocheront pas très rapidement du niveau économique des pays fondateurs de l'Union, aussi rapidement que l'ont fait avant eux les nations ibériques, par exemple. Et leur développement réglera de lui-même les problèmes économiques et sociaux auxquels vous faisiez allusion, et dont nous sommes menacés, dont nous sommes déjà les victimes, même, mais qui ne tiennent qu'à des disparités économiques qu'il est urgent de combler au plus vite en aidant de toutes nos forces au développement des nouveaux pays membres. Le désormais mythique "plombier polonais", devenu par accident la figure centrale de cette campagne référendaire, il est à croire qu'il préfèrera rester travailler en Pologne, dès lors que son pays connaîtra le développement et le dynamisme que son appartenance à l'Union commence déjà à lui donner. Et l'attrait des délocalisations intra-européennes, pour les patrons français tentés d'y avoir recours, deviendra rapidement d'autant moindre que les nouveaux membres de l'Union européenne deviendront plus prospères, et leur législation sociale plus protectrice.

M. du S. : Vous parlez de l'Europe comme d'un îlot, ou d'une île, ou d'un continent de prospérité. Mais ce n'est pas du tout ce qui s'observe. L'Europe est au contraire un territoire de stagnation économique, surtout si on la compare aux États-Unis, à la Chine ou à l'Inde.

R. C. : L'Europe a maintenant une monnaie forte, des structures et des institutions économiques solides et anciennes comme les États-Unis, de vastes territoires et des populations nombreuses qu'un long retard économique offre à un développement rapide, comme la Chine et l'Inde. Ce sont précisément des pays comme la Pologne, la République tchèque ou la Hongrie, avides de rejoindre le niveau de vie de l'Europe occidentale, qui seront le moteur du développement de tout le continent.

M. du S. : Voilà que vous parlez comme M. Rumsfeld, avec sa malheureuse "vieille Europe" opposée à la "nouvelle Europe", celle-ci pleine de dynamisme et d'avidité à être. Mais vous donniez tout à l'heure l'exemple de l'Allemagne réunifiée : il n'est pas très encourageant ! Vous-même avez dit qu'avec les élargissements  il fallait s'attendre à avoir à faire des sacrifices, et qu'il convenait d'en accepter la perspective, par patriotisme européen, en somme, au nom de l'unité du continent et de sa civilisation. En effet je ne comprends pas pourquoi, alors que la réunification d'une Allemagne riche et d'une Allemagne pauvre a entraîné toute sorte de difficultés et de retards pour la nouvelle Allemagne ainsi formée, pourquoi la réunification d'une Europe riche et d'une Europe pauvre, qui n'est que la même opération à plus grande échelle, pourquoi cette réunification-là devrait, elle, ainsi que vous semblez l'annoncer maintenant, contribuer efficacement au développement global de l'ensemble.

R. C. : Ce que je disais surtout, c'est qu'il n'y a pas de choix, de même qu'il n'y avait pas de choix face à la réunification, pour l'Allemagne. Il y a un choix entre l'Europe et pas d'Europe, on peut dire non à l'Europe ; mais si on dit oui à l'Europe, à une Europe qui ait un sens, un sens profond, à une Europe qui corresponde à une civilisation, à une histoire, à une expérience de l'histoire, alors on ne peut pas souhaiter une Europe limitée à telle ou telle partie d'elle-même, la plus prospère. Encore une fois : rien que l'Europe, mais toute l'Europe. C'est ensemble que l'Europe doit chercher des solutions aux déséquilibres qui l'affecte, et si possible en enrichissant  ses régions les plus pauvres plutôt qu'en appauvrissant les plus riches. Mais quand je dis toute l'Europe, je ne pense pas seulement à la géographie. C'est aussi en épaisseur que l'Europe doit être toute, en épaisseur de sens, d'histoire et de sentiment. Il est inconcevable que l'Europe culturelle soit moins une réalité aujourd'hui qu'en 1905. Cela est dû bien sûr en grande partie à la déculturation générale, entraînée par la débâcle de l'éducation, au rôle beaucoup moins grand des artistes, des écrivains et des intellectuels, à la disparition presque complète de la "classe cultivée". Il reste que construire l'Europe n'a pas de sens, et ne saurait en aucune façon constituer un idéal, tant que l'on ne construit pas aussi, et peut-être d'abord, une Europe culturelle, une Europe des arts, de la littérature, de la science, de la recherche.

Je souhaiterais pour ma part la création d'une Académie européenne, qui réunirait cent artistes, des peintres, des sculpteurs, des compositeurs, des écrivains, des philosophes, choisis parmi les plus prestigieux - je ne dis pas parmi les plus médiatiques - et qui se réuniraient une fois par mois, mettons, à Vienne, par exemple…

M. du S. : À Vienne ? Pourquoi à Vienne ?

R. C. : Oh je dis Vienne par souci d'équidistance, en pensant à nos amis finlandais, baltes, romains, grecs, portugais, écossais ; et parce que Vienne est un des deux ou trois hauts lieux où s'est forgé l'identité culturelle européenne, au moins pour l'époque moderne. Mais si l'on pense que mieux vaut ne pas séparer capitale culturelle et capitale politique, si l'on estime que l'art a tout à gagner, en électricité, en force d'emprise, en visibilité, à la proximité du pouvoir politique (et réciproquement j'espère), je n'ai rien contre Bruxelles, Dieu sait.

M. du S. : Et pourquoi une académie ? Ne craignez vous pas que ça ne paraisse bien… académique, justement ?

R. C. : Le mot n'a pas d'importance. On peut appeler cela comme vous voulez. Ce qui me semble essentiel c'est que l'Europe affiche fortement, très visiblement, symboliquement, emblématiquement, et aussi pratiquement, efficacement, son identité culturelle, son existence artistique, autant et plus que par le passé - sans quoi toute cette vaste entreprise n'est rien. Et quel meilleur moyen d'emblématiser cette identité culturelle et artistique qu'en faisant se réunir régulièrement les plus grands artistes, les penseurs les plus importants, les poètes, les "plasticiens", les musiciens, les cinéastes ?

M. du S. : Je ne sais pas si c'est bien dans l'esprit du temps. Les plus grands artistes n'ont pas forcément l'esprit très… administratif, ou collectiviste, et encore moins "académique".

R. C. : On ne leur demanderait pas d'avoir l'esprit administratif ou collectiviste, surtout pas; mais seulement civique, de temps en temps, civique européen - et surtout artistique, culturel. Il est urgent de donner à l'Europe une personnalité culturelle visible, perceptible, faite d'échanges et de rencontres.

M. du S. : Je ne vous savais pas si européen…

R. C. : Je suis pour ma part de toutes mes fibres un occidental, un homme du soir, des longs soirs, de tout ce qui tombe, comme dit Beckett, de tout ce qui n'en finit pas de finir. Quant au parti de l'In-nocence, son caractère proeuropéen était inscrit d'emblée dans ses statuts - de sorte que vous ne devriez pas être surpris. C'est bien pour cela que je n'ai pas pu me résoudre à dire non.

M. du S. : Eh bien restons-en pour cette fois, si vous le voulez bien, sur ce oui qui est surtout un pas non.

R. C. : Non, non, on ne peut pas le réduire à cela - d'autant qu'il y entre, comme je l'ai dit, beaucoup de non. Mais le oui l'emporte en lui, l'emporte en moi, l'emporte en nous et le fait oui, un oui projectif à une Europe plus profondément européenne, plus richement telle, plus sérieusement, c'est-à-dire plus artistiquement, plus culturellement, plus spirituellement. 

M. du S. : Je ne suis pas certain qu'il soit besoin d'institutions et de référendums pour poursuivre cet objectif-là.

R. C. : Les institutions et ce qui les institue ne font certes pas tout, culturellement, et artistiquement moins encore ; toutefois ce sont des signes, des panneaux indicateurs, qui pointent en direction de l'objectif recherché. À l'origine de la culture européenne la Tragédie était une institution, de l'oubliez pas, pour laquelle s'exerçait rituellement toute sorte activités hautement civiques, soigneusement réglementées.  Et que dire des universités, par la suite, des cours d'amour, des Jeux floraux, des académies, des instituts de recherche, du Collège de France, même des prix Nobel ? Cela dit je ne me battrai pas pour une académie ou pour un parlement des artistes si personne n'en veut…

M. du S. : Il y a déjà un parlement des écrivains…

R. C. : Oui, mais il est mondial, universel, pas européen. D'autre part je crois bien qu'il est beaucoup plus idéologique qu'artistique ou culturel. Ce n'est pas tout à fait incompatible, mais il ne faut pas que l'un submerge l'autre… Je disais donc que je ne me battrai pas pour une académie européenne si personne n'en veut  : c'est seulement une idée que je lance comme cela, et je reconnais qu'elle n'est guère dans l'esprit du temps, non plus que la plupart des miennes. Mais je ne me battrai pas non plus pour une Europe qui ne soit pas culturelle. Dès que l'Europe aura une constitution, il faut qu'elle prenne conscience qu'elle est une civilisation.

M. du S. : C'est donc un oui sous condition, que vous donnez ?

R. C. : C'est un oui d'espérance et d'appel, un oui d'ouverture, un oui insatisfait, un oui qui a faim.

M. du S. : Eh bien je vous souhaite de ne pas rester sur cette faim…

R. C. : Ah, mais ce peut être précieux, la faim - au moins dans les sociétés d'abondance. Il est peut-être un sage, celui qui se dit : «Ménage ta faim ».

M. du S. : Bon, alors c'est cela que je vous souhaite, si vous préférez.

R. C. : Merci beaucoup.