Vendredi 1er juillet, neuf heures et demie du soir. J'ai beaucoup
d'admiration pour Mme le docteur H. Elle est d'une égalité d'âme à toute
épreuve. Bien qu'il y ait toujours de nombreux patients dans sa salle
d'attente, elle donne chaque fois l'impression d'être de loisir, et
de prodiguer sans réserve son attention bienveillante à quiconque se
trouve devant elle dans son cabinet. Le téléphone y retentit constamment.
Elle ne répond jamais avant d'avoir fini l'examen auquel elle se livre,
ou la phrase qu'elle est en train de prononcer, ou bien avant d'avoir
laissé finir le malade qui lui parle. En revanche, une fois qu'elle
a décroché, elle laisse s'exprimer à son gré la personne qui l'appelle,
elle ne suggère en aucune façon qu'on la dérange, et elle donne aux
questions qu'on lui pose des réponses circonstanciées. Bref, on croirait
qu'elle a tout son temps, alors qu'elle en a certainement très peu,
et que ses journées sont très longues. Elle est toujours aimable, placide
et souriante.
Nous avons eu une grande conversation, aujourd'hui. J'avais dû aller
la voir une nouvelle fois parce que l'otite dont je souffre, bien loin
de s'arranger, s'était beaucoup aggravée hier. D'externe elle est devenue
interne. J'avais passé une nuit affreuse, au point de me demander si
ne devais pas rejoindre au plus vite le service d'urgence du plus proche
hôpital. Le docteur m'a donné un nouveau traitement à base de cortisone,
de la Lamaline, paraît-il plus efficace que l'Efferalgan, qui en l'occurrence
ne faisait rien du tout. Si lundi la situation ne s'est pas arrangée,
il faudra consulter un spécialiste. Jacqueline Voillat nous avait invités,
Jeanne Lloan, Pierre et moi, à dîner ce soir à Astaffort, mais il a
fallu renoncer à cette petite fête, parce que hier soir, pendant le
dîner, je souffrais à hurler presque, et je ne me soucie pas de subir
la même expérience en public.
La conversation avec le docteur a commencé sur un coup de téléphone
qu'elle a reçu, à propos d'une femme âgée qui voulait la voir d'urgence
et disait ne pas l'avoir vue depuis une semaine, alors que Mme H. lui
avait rendu visite hier soir, à la clinique ou à l'hôpital où elle se
trouve. Cette pauvre femme perd un peu la tête, semble-t-il, et devient
très difficile. En particulier elle se plaint beaucoup de sa compagne
de chambre, qui est pourtant charmante, me dit-on. Elle réclame à corps
et à cris une chambre individuelle, à laquelle lui donne droit le supplément
qu'elle paie à sa mutuelle. Mais les chambres individuelles, comme me
l'explique chaque fois Mme H. sont très rares, et en fait réservées
aux mourants (si on vous en accorde une, en somme, vous pouvez commencer
à vous inquiéter sérieusement - «Mauvais présage», comme disait Malesherbes
en buttant sur une marche de l'échafaud
)
J'étais bien sûr plein d'indulgence et de sympathie pour la requête
même insistante de la vieille dame, parce que je suis comme elle, les
chambres partagées, dans les cliniques et les hôpitaux, me font horreur
- devoir, par exemple, quand on veut lire, subir "Attention à la
marche" ou "En famille chez les ours à lunettes", sans
parler des visites des familles, c'est pour moi un véritable cauchemar
: avant, pendant et après.
Cet échange nous a mis sur le sujet des nocences, et sur la sonorisation
des villes, qui à P. sévissait à son pire, ce matin, car c'était jour
de marché. Je n'avais pas de mots assez forts pour fustiger cette nocence-là,
qui m'indigne à une degré que je ne saurais dire, bien que je l'aie
déjà beaucoup dit. Je pense aux malheureux qui habitent le long de la
rue principale, et qui, de mon point de vue, paient un impôt d'une demi-journée
ou d'une journée de travail, non pas de travail forcé mais de travail
empêché, puisqu'on ne peut rien faire, ni lire, ni écrire, ni
penser avec ce bruit-là, qui en plus est d'une nature particulièrement
intolérable, puisqu'il s'agit des boniments d'un animateur commercial,
qui signale, entre des salmigondis de chansonnettes, les meilleurs affaires
du marché.
Mais Mme H. ne voit pas du tout les choses de la même façon que moi.
La sonorisation de la ville ne l'indigne pas du tout. Elle dit que la
plupart des personnes qui y seraient exposées chez elles sont en fait
au travail, à ces heures-là, ou bien elle sont à la retraite, et donc
ne travaillent pas, et donc ne sont pas empêchées de travailler. Et
puis on peut laisser ses fenêtres fermées («Quoi ? Par cette chaleur
!»). Et puis les doubles vitrages sont très efficaces, vous savez.
Et puis je vais vous dire, les gens qui aiment vraiment le calme,
et qui en ont besoin pour travailler, ceux-là ils n'habitent pas la
rue principale :
«J'en connais des écrivains, par exemple. Il y en a beaucoup par ici
Peut-être pas aussi
, pas aussi
, aussi
que vous, mais il y en
beaucoup. Eh bien croyez-moi, ils n'habitent pas au milieu de P. ! Ils
cherchent des lieux isolés. Les gens d'ici, eux, ça ne les dérange pas,
la sonorisation. Moi je ne les entends pas se plaindre, en tout cas.
Au contraire, ça leur fait de l'animation. »
J'ai appris à cette occasion que Mme H. avait vingt-deux ans quand
elle a perdu le premier-né de ses enfants.
«Vous savez, on voit les choses différemment, après une expérience
comme celle-là. On fait mieux la différence entre ce qui est important
et ce qui ne l'est pas ».
Est-ce de cette tragédie qu'elle tire la sagesse et l'équanimité qui
chez elle m'impressionnent si fort ? Elle fait beaucoup appel à la notion
de tolérance. Mais je crains que nous n'ayons pas, elle et moi,
de la tolérance, le même notion. Plus précisément, mon propre système
s'articule bien davantage autour des concepts de nocence et d'in-nocence.
J'en reviens toujours là : entre celui qui dérange et celui qui ne dérange
pas, entre celui qui nuit et celui qui ne nuit pas, je ne vois aucune
espèce d'égalité, aucune souhaitable égalité de droits. C'est pourquoi
je suis indigné par la constante référence que font les fumeurs à la
prétendue intolérance que témoigneraient à leur égard les non-fumeurs,
à les en croire. Ce sont eux qui sont intolérants, selon moi : intolérants
pour la paix des non-fumeurs, pour leur agrément, pour leur confort
et leur santé.
Dieu merci je vais devoir m'interrompre, car voici que commence la
fête de P. - premier soir - et il est impossible de s'entendre penser
(si c'est bien le mot).
Samedi 2 juillet, dix heures du soir. J'ai oublié, ou je n'ai
pas eu le temps, hier, de noter cet argument-ci de Mme H. en faveur,
ou plutôt en défense, de la sonorisation : elle donne de l'emploi à
une personne. Mme H. est très sensible au drame que vit la jeunesse,
à P. et dans les environs : il n'y a pas de travail. On n'a pas idée
des difficultés à survivre, simplement survivre, d'un jeune ménage
au R.M.I. avec un ou deux enfants à charge (cela à l'occasion d'un autre
coup de téléphone qu'elle reçoit dans son cabinet pendant que j'y suis,
et au cours duquel elle se montre très attentive, très patiente et plus
encore).
Elle m'apprend aussi que cette sonorisation qui m'inspire tant d'horreur
coûte très cher à la municipalité.
Tolérance, tolérance, tolérance : voilà son maître mot. D'ailleurs
elle aurait pensé que j'étais plus tolérant que ça, moi qui suis si
Je ne suis sans doute pas très tolérant, en effet. Je ne peux pas concevoir
qu'on nuise, qu'on noce, qu'on dérange (et je m'efforce moi-même de
gêner aussi peu que possible). Sur ce point je suis en parfait désaccord
avec Philippe Muray, par exemple, qui ne cesse de s'indigner de l'"intolérance"
dont sont victimes selon lui les fumeurs, minorité en danger, persécutée.
Je n'ai pas beaucoup de tolérance à l'égard des fumeurs, des beugleurs
de couloirs d'hôtel, des bavardeurs de salles de concert et des sonorisateurs
de villes et de bourgs ; mais je trouve que mon intolérance à peu d'effets
sur leurs abus (quoique qu'il y ait eu tout de même, s'agissant des
fumeurs, quelques progrès
)
Un intervenant du forum de la Société des Lecteurs suggérait récemment
que ladite Société prît l'initiative de composer, en glanant dans mes
journaux et dans mes autres livres, un recueil de mes Irritations
minuscules, qui serait, disait-il, un "pastiche par anticipation"
de l'hypothétique Répertoire des nocences censément élaboré
par le parti de l'In-nocence. Cette suggestion n'a pas eu l'heur de
plaire à autre habitué, ou une autre, je ne sais, un(e) certain(e)
TM, qui à vrai dire, malgré la fidélité curieuse de sa présence et
des ses interventions, ne place jamais sur le forum du site que des
messages désagréables à mon égard, ou modérément déplaisants - constance
que je trouve bizarre, car enfin... Cette fois le message était :
« Le côté "princesse au petit pois" n'est pas forcément la
part de l'oeuvre Camusienne que j'aimerais voir étendue. Mais bon...
»
Bernard Delvaille m'écrit à propos d'"Outrepas" et me reproche,
lui aussi, comme MT et comme Mme H., mais d'un autre point de vue (on
passe aux personnes, mais on n'en était pas très loin), d'attacher trop
d'importance à ce qui n'en a pas :
« Je suis convaincu que votre mal de dos vient de l'importance que
vous attachez à des gens qui n'en ont aucune : Mme Adler, MM. Ardisson,
Giesbert ou Durand (Guillaume). A les évoquez, vous vous abaissez. Je
vous préfère à Soglio, à la pension Salis (ou à la maison d'en bas,
où Jouve situa Paulina 1880), à la Haye sous la pluie, aux Aldudes,
à Plieux avec les chiens, ou relisant Gustave Roud. Londres me paraît
vous être étrangement étranger. »
Delvaille a peut-être bien raison - pas à propos de Londres, où j'ai
opéré un grand retour, récemment (mais il ne peut pas le savoir). Mieux
vaudrait sans doute ne pas s'occuper du tout de Mme Adler, de MM. Ardisson,
Giesbert ou Durand. Mais ne serait-ce pas ne plus s'occuper du tout
du monde visible (au sens le plus péjoratif du terme), du monde réel
(au sens le plus superficiel de l'expression), du monde comme il va
? M. Durand, Giesbert et Ardisson sont, pour le meilleur ou pour le
pire, mais presque exclusivement pour le pire, à mon avis, la manifestation
la plus tangible, et d'ailleurs à peu près la seule, de la vie publique
de la littérature, de ce qui a pu s'appeler la vie littéraire,
ou du moins la société littéraire. Ne plus s'occuper d'eux du tout ?
Très bien. Mais n'est-ce pas baisser tout à fait les bras ? N'est-ce
pas s'enfoncer dans la nuit ? N'est-ce pas rompre le dernier lien avec
ce qu'il en est d'être contemporain ? Est-ce ma faute, si être
contemporain c'est l'être de Franz-Olivier Giesbert ou de Guillaume
Durand ? Faut-il faire comme si ce ne l'était pas ? C'est un pari très
concevable, et j'imagine que c'est celui qu'a fait Bernard Delvaille,
sans doute sans avoir à se forcer, d'ailleurs. Mais on ne se débarrasse
pas si facilement du soupçon vulgaire que n'appartenir pas du tout
c'est n'être plus que très peu. Je vois mal qu'on puisse
être tout à fait incontemporain - à moins de se résoudre à vivre comme
un amish, et certes c'est une vraie tentation ; mais sans doute fatale.
J'y cède déjà, en grande partie. Je ne suis pas sûr qu'il soit raisonnable
de m'engager plus avant dans cette voie-là.
Et puis : est-ce Boileau qui dit que, retirerait-on d'un livre tout
ce que les critiques séparément en ont blâmé, il n'en resterait rien
du tout ? Les critiques ne s'occupent pas de mes livres, mais la plupart
des gens qui m'écrivent trouvent que mes petits ouvrages seraient bien
meilleurs s'il n'y était pas question de ceci ou de cela. Seulement
ce n'est jamais la même chose. Pour Pascal Sevran il faudrait faire
disparaître les chiens. Bernard Delvaille ne veut pas qu'il soit question
de Laure Adler ou de Franz-Olivier Giesbert (mais vante les passages
sur les chiens). Si seulement vous ne vous occupiez pas de politique
!, soupirent les uns. Les autres veulent savoir, ou voulaient savoir,
jadis, si à mon avis tous ces détails sexuels sont bien nécessaires
? Et vos affaires de banque, vous croyez que ça intéresse le lecteur
? Je vous suis moins dans votre passion des châteaux. Pour ma part je
me passerais assez volontiers de vos descriptions cliniques de vos moindres
diarrhées. Dois-je vous avouer que je saute toutes les pages où vous
parlez d'art contemporain ?
Les éditeurs préféreraient qu'il ne soit pas question d'édition et
les hôtesses ne voient pas pourquoi l'on décrirait leurs dîners. Quant
aux personnes dont on ne dit rien, elles écrivent pour savoir pourquoi
on leur veut :
«Je vois que notre rencontre ne vous a pas beaucoup marqué ».