Le flux actuel des immigrés clandestins — au demeurant fort
peu clandestins : on ne voit qu'eux — aurait tous les caractères de la farce s'il n'était si lourd
de menaces pour notre civilisation, ou ce qu'il en reste. Nous avons eu pendant trente ans les
réfugiés de la dictature (nous disait-on), voici les réfugiés de la liberté (la plupart viennent de
Tunisie, ces temps-ci). Toute référence au droit d'asile est à peu près abandonnée, comme un vieux
prétexte devenu inutile. Les nouveaux arrivants quittent leur pays à la faveur des progrès
démocratiques qui y ont cours, ils profitent du désordre entraîné par l'effondrement des anciens
pouvoirs pour gagner des terres plus rémunératrices, et voilà tout. Leur patrie n'est pourtant pas
misérable et il semble que ce serait le moment où jamais, pour eux, de contribuer à son
développement historique, économique, institutionnel. Non, ils préfèrent venir jouir ici de notre
développement à nous, quitte à le compromettre et à le paralyser par leur afflux et par leur
mécompréhension des exigences de son bon fonctionnement (au premier rang desquelles le fameux
moins pour le plus du pacte d'in-nocence : eux rêvent plutôt d'un plus pour le plus
qui ne s'est jamais traduit, où qu'il ait sévi, que par un plus pour le moins).
Quand les Barbaresques se présentaient tout armés devant nos
anciens parapets, sur leurs vaisseaux de course ou leurs chevaux arabes, on les repoussait tant bien
que mal, en y mettant parfois sept ou huit siècles. Leurs descendants ont trouvé dans notre
aberration idéologique le moyen de réussir là où leurs ancêtres avaient échoué. La condition est
simple, quoique inattendue et paradoxale : il leur suffit d'aborder nos côtes et nos frontières non
plus dans leur agressive splendeur, avec leurs oriflammes, leurs cimeterres et leurs arcs, mais dans
leur misère à mains nues, au contraire, en partie jouée s'il le faut. Les mêmes qu'on accueillerait
à coups de canon s'ils nous attaquaient pour nous conquérir nous conquièrent bien plus sûrement en
faisant appel à notre bon cœur, à nos invraisemblables lois, à notre sentiment de culpabilité (qui
leur est totalement inconnu), à la trahison enthousiaste et empressée de nos amis du Désastre. Ils
n'en croient leurs yeux ni leur jambes. Oui, c'est bien comme on leur avait dit, si invraisemblable
que cela leur ait paru : l'Europe n'oppose aucune résistance sérieuse à l'invasion qu'ils lui font
subir. Tout au contraire, malgré quelques simagrées de surface, destinées aux plus ronchons,
vieux-jeu et dépourvus d'humour de ses citoyens électeurs, elle accueille à bras ouverts ses humbles
colonisateurs, elle met à leur disposition des autobus, des avions et des trains, afin qu'ils
puissent s'avancer plus vite jusqu'à son cœur le plus désirable. Elle leur distribue des
laissez-passer, elle les loge, elle les nourrit, elle leur alloue des allocations, des pensions, des
indemnités pour le dérangement qu'ils ont pris en violant ses lois — des lois dont elle s'excuse en
mettant en avant d'autres lois, qui réduisent à néant les premières et servent à les tourner en
dérision.
Les bénéficiaires d'un si surprenant accueil savent qu'ils ne
doivent surtout pas remercier, ni se montrer étonnés même s'ils le sont, et reconnaissants encore
bien moins : cela pourrait réveiller le dormeur, faire naître la suspicion dans l'esprit du colonisé
ravi. Les conquérants désarmés doivent au contraire se plaindre bien haut d'être reçus comme des
chiens, c'est très important, on le leur a bien répété : il leur faut s'indigner que rien ne soit
prêt pour les accueillir, même s'ils débarquent ininvités sur un rocher dénudé, et en appeler au
droit des gens, eux qui n'ont jamais levé le petit doigt en sa faveur dans leur pays. Ils ont bien
appris leur leçon : ils savent qu'aussi longtemps qu'ils se présenteront en mendiants atrabilaires
et revendicatifs le pays leur sera soumis, par on ne sait quel charme inexplicable. Après le
fantastique succès de leurs revendications de miséreux il sera toujours temps pour eux, plus tard,
un peu plus tard, bien vite, lorsqu'ils seront les maîtres, de présenter des exigences de
maîtres.