Le site du parti de l'In-nocence
Pour commenter et débattre des éditoriaux rejoignez le forum public ou le forum réservé aux adhérents

Éditorial n° 10, 21 août 2002

Kiosque Sylvain-Bourmeau

 

J'aime beaucoup Mlle Anna. Et ce n'est pas seulement pour son joli nom. Mlle Anna est une habituée du site de la Société des Lecteurs de Machin-Truc [je]. Elle y jouit d'une enviable popularité. Au passage, je crains que ça ne soit pas mon cas : mais le fin du fin de la distanciation, et le parachèvement du brûlage de vaisseaux, pour un écrivain, n'est-ce pas de se brouiller avec ses propres lecteurs ? (Surtout quand ils sont douze et demi).

Sur le forum de la Société, Mlle Anna remplit avec persévérance et talent une fonction utile entre toutes, celle de dire la loi, en quelque sorte, ou de la rappeler; et mieux encore de l'exprimer, de la traduire naturellement, de l'incarner, de l'être. Il va sans dire que je ne parle pas ici de la loi des codes, mais d'une loi autrement formidable, la loi déesse des carrefours, et des agoras, la loi qui fait les groupes et qui les tient ensemble, la loi qui dit ce qu'il faut penser pour appartenir et pour être tranquille, pour être un passager à son aise du temps. A cette vertu déjà précieuse Mlle Anna ajoute encore, par un raffinement très bathmologique, à un autre niveau de la spirale du sens, comme le radote justement Machin-Truc, une inquiétude, un doute, voire un souci-comme-être-du-Dasein, qui fait qu'elle me lit peut-être un peu (enfin je veux dire Machin-Truc), avec une curiosité méfiante, une sorte de déplaisir charmé, une exaspération complue; et qu'elle intervient régulièrement, donc, sur ce site-là plutôt qu'un autre, avec un grand profit pour tout le monde.

Bref Mlle Anna est une vraie puissance. On ne la contredit pas sans péril. Je sens que je vais tout de même m'y risquer. C'est qu'il y a va du salut de la République.

De mon précédent éditorial, "Boulevard Patrick-Kéchichian", Mlle Anna, qui n'est pas là pour être aimable, juge que c'est « A (s)on humble avis, un règlement de comptes peu constructif, sans intérêt pour les "camusiens de passage" ou comment dire ? les "camusiens critiques", comme moi, qui viennent ici pour le débat d'idées et pas pour les croche-pattes entre factions rivales du cercle journalistico -littéraro -mondain. »

Eh bien tant pis, je vais jouer le tout pour le tout, et achever de me perdre si c'est là mon destin comme on le dirait bien : je ne suis pas de l'avis de Mlle Anna.

Oh, bien sûr, on pourra attribuer au simple dépit ma résistance à ses vues : considérer, comme elle le fait, que mon pauvre éditorial n°9 relève des « croche-pattes entre factions rivales du cercle journalistico -littéraro -mondain », c'est estimer que j'appartiens à ce cercle-là, et même à l'une de ses factions; et le lecteur objectif, cette aporie, cette chimère, cet autre mythe des chemins et croisements, voudra bien reconnaître que sous pareille accusation on ne peut que mourir de honte : quoi, des factions, et dans une d'entre elles soi, et dans l'autre... Ah, Anna, Anna, cruelle Anna, Anna du Site, songes-tu, Mademoiselle, qu'un homme a les adversaires qu'il mérite, et vois-tu pas dans quel cercle tu prétends me faire combattre, et combattre au moyen de croche-pieds encore ? Ah non, non, bella Donn'Anna, je suis à moi-même toute ma faction, je n'ai de cercle que mes chiens, et si vous voulez m'attribuer quelque sentiment de rivalité faites moi la grâce, du moins, de le placer un peu plus haut (je ne sais pas, moi, de Grands Fondateurs, Trotsky, Lloyd George, Mme Poinso-Chapuis, Brice Lalonde, et comment s'appelait celui qui louait des chômeurs pour ses meetings... ?)

Anyway, ce n'est pas de cela qu'il s'agit. Je suis peut-être vexé par le coup des croche-pattes, mais Mlle Anna se trompe. Niente « cercle journalistico -littéraro -mondain » ici. Ou plutôt si, d'accord : mais si combat il y avait bien, de ma part, avec l'éditorial précédent, ce n'était pas à l'intérieur de ce cercle, de l'intérieur, où je n'ai jamais mis les pieds, mais à l'extérieur, et contre lui.

Et ce n'est pas un combat imaginaire, Dieu non. Patrick Kéchichian est peut-être un boulevard, mais ce n'est pas un moulin à vent. Ce serait plutôt une chaussée fortifiée, une section de chemin de ronde, une courtine, une rampe, une barbacane sur les remparts d'une forteresse qui dominerait tout le pays, au point de se confondre avec lui, comme si elle était un monde à soi seul, et même le monde : « Là-dessus la déesse mena Théodore dans un des appartements : quand il y fut ce n'était plus un appartement, c'était un monde, ...solemque suum, sua sidera norat ».

Vous trouvez que j'exagère ? Vous jugez que je fais plus puissant qu'il n'est le complexe militaro-industriel du journalisme français ? Vous estimez que j'aggrave la massivité univoque du bloc Mondo-Inrockuptible & Téléramo-France Culturel-Artspresseux, avec ses casemates avancées et ses caponières de saillant, pour tirer dans les angles morts ? Plus dangereux pour le promeneur, et pour la liberté de penser, et pour celle de creux-songer ? Plus redoutable pour la réputation des individus qu'il a décidé d'abattre, ne parlons même pas de leur "carrière" ou de leur vie sentimentale, parce qu'ils ont eu le front de lui déplaire, ou de le narguer, ou de moquer tel ou telle sentinelle, qui se montrait dans les lucarnes ?

Eh bien lisez Sylvain Bourmeau ! On ne lit jamais assez Sylvain Bourmeau ! Sylvain Bourmeau est rédacteur en chef des Inrockuptibles et il vient de diriger pendant trois ans, aux côtés de Julie Clarini (cette hyper Mlle Anna), l'émission "La suite dans les idées", qui succédait au "Télérama", non je veux dire au "Panorama" (on s'embrouille dans les couloirs de ce palais), sur France Culture : ce France Culture dont il est courant d'entendre dire qu'à l'exception de quelques étages, qui continuent courageusement de faire hôtel, et d'accueillir les voyageurs, il a été « vendu par appartements » -où l'on retrouve notre ami Théodore, Leibniz et la Théodicée.

Sylvain Bourmeau, donc. Sylvain Bourmeau, frais émoulu de sa "Suite dans les idées", et qui Dieu sait n'en manque pas, publie dans Les Inrockuptibles,  aujourd'hui même, un petit article me concernant. Je ne suis pas médiologue, moi. Je ne sais plus si Les Inrockuptibles appartiennent au Monde ou Le Monde aux Inrockuptibles, ni même s'il y a entre eux des liens financiers aussi étroits que les câbles idéologiques et culturels; ni comment ils se sont acoquinés pour donner le jour ensemble à leur mignon petit Aden; ni suivant quel procédé (est-ce qu'on ne dit pas "tour de table" ?) l'un ou l'autre ou les deux sont en train d'acheter Panorama,  non Télérama, oh là là, afin que tout soit bien clair et que les adversaires, s'il en reste, ne parlent pas en vain de la bonne presse.

Je ne sais pas grand-chose de tout ça, moi. Je ne suis pas Régis Debray, ni Claude Durand. Mais je lis M. Sylvain Bourmeau, surtout quand il me fait l'honneur de me consacrer un article. Oh , rien de bien extraordinaire, la routine : il me traite de raciste et m'appelle la peste, c'est le b a ba du métier, même à l'école de journalisme de Bormes-les-Mimosas on leur apprend ça en première année, à présent; un Marc Weitzmann fait aussi bien les yeux fermés, dans les mêmes colonnes, comme on dit. Même pas mal, comme on ne dit pas moins. Un élément nouveau tout de même, qui devrait intéresser Mlle Anna, laquelle ne veut voir dans tout ça que de petites querelles de chapelles parisiennes, bien éloignées du vrai débat d'idées -le débat d'idées on y est en plein, à mon avis, il s'agit même pour lui d'une question de vie ou de mort : quand il écrit sur moi, en effet, M. Bourmeau ne me lit pas, ce qu'il lit c'est M. Kéchichian, qui écrit dans le quotidien frère; et auquel il rend justice, d'ailleurs, et qu'il admire, « pour aller se fader ces inepties sur le Web » (c'est de mes proses dont il s'agit, comme on parle sur France Culture; et lui Bourmeau non seulement ne se cache pas de n'y être pas allé voir, il s'en targue, comme Gide disait que disait Proust, à propos de tout autre chose).

Donc il n'est plus besoin de sortir de la forteresse, du palais, de la ville monde. Sur France Culture les journalistes du Monde parlent du monde et du Monde comme si c'était la même chose ("La rumeur du Monde", s'intitulent-ils avec esprit) -et bientôt ce le sera en effet. J'imagine que demain à Télérama on parlera des articles et des journalistes du Monde comme de réalités culturelles et idéologiques de premier rang, et au Monde de ceux de Télérama; et chacun aura la conviction d'avoir fait ainsi le tour de l'univers, ou au moins de la situation. D'ores et déjà aux Inrockuptibles, quand on veut réajuster la corde d'un pendu, on ne va regarder son dossier, c'est trop long et trop fatigant. On se contente de monter sur le tabouret Kéchichian, de copier Le Monde en raccourcissant, et de resserrer un peu, ce faisant, le noeud coulant.

Dans l'article de Sylvain Bourmeau, il n'y a pas une ligne de moi, pas un mot, qui n'ait été passé d'abord par le filtre ou tamis du Monde et n'ait subi une première fois, en amont, la fameuse méthode K. du coupé-collé. Après ce premier essorage des "citations", Bourmeau en fait subir un deuxième, qui pourrait préluder, pourquoi pas, à un troisième ailleurs, dans un des ces ailleurs nouvelle manière qui sont toujours pareils au même, faussement ailleurs, car c'est d'abord dans la pensée, dans le débat qu'il n'y a plus d'ailleurs, plus d'extérieur, plus d'étranger ni d'étrangèreté. On songe, devant ces pauvres phrases coupaillées de toute part, mais sans cicatrices (ces messieurs connaissent leur métier), on songe à ce jeu des "Papous dans la tête", sur le cher France Culture encore une fois, qui s'appelle "Les réducteurs de tête", je crois bien, ou bien "Les réducteurs de phrases", je ne sais plus : pour avoir ma tête on réduit mes phrases, à chaque tour un peu plus étroitement. Il ne s'agit jamais que de les concentrer toujours plus autour de deux ou trois mots qui font voir rouge à tout le monde, par réflexe conditionné; et ces mots-là, peu importe ce qui les amène, et ce qui peut bien en ressortir dans l'original. Il n'y a pas d'original. L'original c'est Le Monde, Théodore. Il n'y a rien avant Le Monde, Mlle Anna. Le Monde est l'Origine du monde. Edwy Plenel est un Courbet.

Parmi les lecteurs du Monde, cependant, beaucoup ont été élevés à d'autres écoles, ne serait-ce qu'à un autre Monde. Ceux-là lisent Le Monde par fidélité à leur jeunesse, ou bien parce qu'ils estiment qu'ils n'ont pas trop le choix. Vous direz qu'ils pourraient lire Libération. Mais enfin on lit surtout Libération, de nos jours, pour savoir ce que portait Farid Tali hier soir au Dépôt. Vous direz qu'ils pourraient lire Le Figaro. Mais Le Figaro a tellement peur de fâcher Le Monde qu'autant lire Le Monde directement. D'ailleurs moins il y a de journaux et plus ils se font une règle, chacun, de ne se causer les uns aux autres aucun chagrin. Aussi continue-t-on à lire Le Monde, pour le moment. Toutefois, nous l'avons vu (je vais finir par être cohérent, si je n'y prends garde), c'est souvent cum grano salis. La curiosité est éveillée par ce qui prétend l'interdire ou la décourager : en témoigne l'afflux des visites, à bord de mes Vaisseaux brûlés, récemment. Cependant je ne jurerais pas que les lecteurs des Inrockuptibles, eux, soient pareillement adeptes de l'herméneutique négative. Je ne distingue pas clairement qui serait leur Beuve-Méry. Ils manquent un peu de Commandeur, de doute, de sens tragique de l'existence. C'est peut-être préjugé de ma part, encore un, mais je crains qu'ils n'en soient encore, ceux-là, à croire vraiment ce qu'on leur dit. Je ne veux pas tirer des larmes des chaumières, et de vous moins encore, Mlle Anna. Je sais que vous avez le coeur tendre, malgré un verbe un peu roide, qui ne fait qu'ajouter à votre charme, j'en suis sûr. Mais imaginez une existence, je vous prie, on l'on aurait besoin de lunettes, et les lunettes ce serait Sylvain Bourmeau. Bourmeau en Afflelou de la pensée, en tchi-tchin du débat d'idées : est-ce que ça ne fait pas réfléchir, et trembler ?

Il n'empêche -pour en revenir à la maison mère, au donjon, à la tour de contrôle -qu'on croit percevoir ces temps-ci un peu de nervosité, rue Claude-Bernard. Est-ce parce que se dessinent sur le proche horizon, dans la poussière de fin d'été, deux attaques sous forme de livres, dont la rumeur veut qu'ils ne soient pas tendres, pour le système et sur ses conséquences, quant à la vie de l'esprit en ce pays ? Ou bien, perspective plus redoutable encore, est-ce le nouveau roman de Philippe Sollers, dont Le Figaro publiait récemment les accablantes "bonnes pages", révélatrices d'une inspiration cette fois totalement à bout de souffle, exsangue, et que pourtant il va bien falloir encenser une fois de plus, rituellement, et que quelqu'un s'y collette (« Oh non, Josyane, pas moi ! C'était déjà moi la dernière fois ! »), puisque ces deux grandes stratégies de pouvoir intellectuel et médiatique, L'Infini et Le Monde, Sollers et Mme Savigneau, Plenel et l'expérience des limites, ont choisi une fois pour toutes de s'appuyer l'une sur l'autre, se prêtant leurs anciens prestiges, leurs carnets d'adresses et leurs vieilles recettes de cuisine, pour le meilleur et pour le pire ?