Editorial n° 11. 24 août 2002
Volière Bernard-Henry Lévy
(le psittacisme de la haine)
Et de trois. Celui-là m'avait échappé : Bernard-Henri Lévy,
la semaine dernière, voulait bien me consacrer une petite note aimable,
dans son Bloc-Notes du Point :
« Renaud Camus, pendant ce temps, défend sur son site Internet
(Le Monde, 13 août) une conception "raciale" de la nationalité.
Les notions de "race" et de "nation" n'ont cessé, regrette-t-il, de
"perdre du terrain" tout au long du XXe siècle. Et si elles
perdent du terrain, c'est "en partie", insiste-t-il sur ce ton cauteleux
dont j'ai eu l'occasion de dire, à propos de son dernier livre, qu'il
rend plus odieux encore son antisémitisme obsessionnel, si elles perdent
du terrain, c'est en partie "sous l'influence des intellectuels, des
journalistes et des hommes politiques juifs qui pouvaient difficilement
s'en accommoder si leur famille ou eux-mêmes étaient d'immigration récente".
Médiocre pensée. Ecrivain pathétique, navrant. Mais signe des temps. »
Enfin je dis et de trois, c'est une façon de parler. En fait
il en va de MM. Kéchichian, Bourmeau & Lévy comme de la Sainte Trinité
(au moins en l'occurrence) : ils sont trois, mais ça ne fait tout
de même qu'un. Signe supplémentaire, s'il en fallait, de ce défaut d'ailleurs,
d'extérieur, d'étrangèreté, d'un peu d'air, qui marque le journalisme
et le débat d'idées dans la France d'aujourd'hui. Si l'on ressent cette
impression d'enfermement, d'étouffement, de rabâchage épuisé, c'est
peut-être que le débat d'idées est tout entier rabattu sur le journalisme,
concentré sur lui, rabougri à ses dimensions; tandis que le journalisme,
lui, est un bloc, une masse indifférenciée, cette forteresse dont je
parlais avant-hier : elle règne sur le pays par un mélange parfaitement
au point de procédés automatiques. D'un côté camaraderie et complaisances
réciproques, copiages et copinages, renvois d'ascenseurs, petits meurtres
entre amis, import-export de rhubarbe et de séné : cela avec les
membres du sérail et les alliés objectifs, ou potentiels. De l'autre
côté la terreur, à l'endroit des irrécupérables.
Bernard-Henri Lévy a une tribune dans Le Point, qui est un magazine
de droite, je crois bien. Mais s'il en est un qui ne va pas se brouiller
avec Le Monde, c'est bien lui. Loin de moi d'insinuer, notez
bien, que si Bernard-Henri Lévy me poursuit de sa haine, c'est uniquement
par alignement volontaire sur la Gazette des Amis du Désastre. Je ne
doute pas un seul instant de sa sincérité, hélas. Mais enfin ne s'appelle-t-il
pas philosophe ? Et ce terme, même dans l'acception un peu bas
de plafond qu'il revêt en société tout-journalistique, implique quelques
responsabilités intellectuelles, à mon avis. Bernard-Henry Lévy, pour
m'envoyer au poteau d'exécution, pourrait aller chercher ses propres
arguments, il me semble. Or, pas du tout : exactement comme le
premier Bourmeau venu il se contente de recopier, en coupaillant un
peu par habitude, son gentil Kéchichian qui déjà me citait en coupaillant
beaucoup. Que reste-t-il de moi après ces belles opérations ? Mon
« antisémitisme obsessionnel ». Mais comme c'était de là qu'on
partait...
J'ai parlé de "haine", ce n'était pas à la légère. Les bien-pensants
sont toujours très prompts à dénoncer la "haine" chez leurs adversaires,
ou chez ceux qu'il se sont choisis comme tels, pour des motifs souvent
obscurs, et pas toujours très honorables. Ils ne se rendent pas compte
que la haine, charmée de les entendre parler d'elle si souvent, à pris
chez eux ses quartiers, et que c'est eux-mêmes qu'elle habite, qu'on
la reconnaît dans leurs propos, dans leurs méthodes, dans leurs visages.
Elle se trouve très bien de leur compagnie. Elle prend ses aises dans
leurs cuisines, dans leurs studios et dans leurs salles de rédaction.
Elle s'y étale en toute quiétude. Non seulement elle sait qu'elle est
parfaitement autorisée, dans ce camp-là, elle est même tout à fait bien
vue. Elle sert à se faire aimer, à se faire admettre, reconnaître. Elle
est un véritable mot de passe, un signe d'appartenance, un gage d'opinions
comme il faut. Sous le régime de la bonne pensée on peut haïr en toute
bonne conscience, et cumuler les joies de la férocité, qui ne sont pas
minces, avec les petits plaisirs de la cagoterie, qui drainent après
eux de nombreux avantages.
Bernard-Henri Lévy a beau faire, à moi il ne trouve pas beaucoup de
haine, même dans mes versions Kéchichian, pourtant soigneusement apprêtées
pour ne pas m'exposer sous mes dehors les plus aimants. Aussi préfère-t-il
me juger cauteleux. La cautèle, que je sache, c'est une forme
de la prudence. Mais si j'étais si prudent, je ne serais sans doute
pas là...
Au lieu que me voilà taxé d'antisémitisme, une fois de plus
-et obsessionnel, s'il vous plaît : c'est probablement pour
le cas où la bombe ne serait pas encore assez puissante pour débarrasser
le plancher sans risque d'échec de ce client récalcitrant. Antisémitisme,
pourtant, ça vous tue son homme à tout coup, normalement. Ce n'est
pas le genre de colis chargé qu'on envoie pour leur fête aux personnes
qu'on aime bien. C'est pourquoi je parle de haine, même si notre
ami Lévy, qui sait ce qu'il fait, aime mieux m'assurer de son mépris,
plus rentable : il ne faudrait pas que chassé de l'arène par le
portail de la Vertu idéologique l'expulsé ait le mauvais goût de tenter
une rentrée par le guichet du talent. Aussi suis-je nécessairement « pathétique ».
Mais je ne suis pas expulsé, je suis mort. Les morts sont difficiles
à tuer. A tirer encore sur moi vous ne faites qu'étonner le public :
« Il est encore là, celui-là ? » Votre acharnement met
la puce à l'oreille.
Bien sûr il y a toujours l'hypothèse que ce soit vrai, ce que vous
racontez. Mais ne craignez-vous pas que d'aucuns aillent à y voir ?
Oh bien sûr ceux-là ne seront pas très nombreux : vous pouvez toujours
compter sur le barrage Kéchichian, sur le filtre Bourmeau, sur le convertisseur
Antoine Spire, sur le prix des livres, sur la médiocrité de la distribution,
la mauvaise volonté des libraires, la difficulté des connexions internetiennes,
la maladresse webmatique, le faible taux d'équipement informatique des
ménages, la paresse universelle, le respect de la chose jugée et la
tendance naturelle, ou ce qu'il en reste au sein du public, à croire
que Le Monde fait des citations exactes et ne réserve pas de
jolis petits chiens de sa chienne à l'intention bienveillante d'écrivains
pathétiques et morts. Ce système est efficace, il a fait ses preuves,
on ne compte plus ses victimes. Cependant l'univers n'est pas encore
complètement kéchichianisé. Il y a quelques dizaines de scrupuleux,
de cabochards, de mauvaises têtes et de promeneurs qui demandent :
« Qu'est-ce qu'il vous a fait, exactement ? »
quand ils voient douze ou quinze furieux taper à n'en plus finir sur
le même pauvre type, sous les marronniers de l'avenue Marc-Weitzmann
ou dans un recoin sombre du square Josyane-Savigneau, derrière la statue
de Jacques Derrida. Et êtes-vous tout à fait assuré, si par malheur
ceux-là allaient me lire moi, et non pas le seul Kéchibourvy et son
Reader's Digest pour les moutons, que leur conclusion serait
bien ce que vous dites, à savoir que je suis un « antisémite »,
de la tendance « obsessionnelle » ?
C'est vrai, dans quatre ou cinq de cinquante livres, il m'est arrivé
d'employer le mot juif, comme il n'est guère évitable quand on
s'efforce de parler de tout, et puisque c'est le nom d'un des lieux
telluriques de la pensée, de la vie spirituelle, de l'art, de l'histoire,
de la géographie et de la douleur. Parmi quelques dizaines d'occurrences
de cet adjectif sous ma plume, la plupart emplies de respect, d'admiration,
de sympathie, cinq ou six peut-être étaient défavorables, ainsi qu'il
était nécessaire, me semble-t-il, pour établir l'objectivité des autres :
car sans la liberté de blâmer... Mais quand j'écris défavorable
je ne veux pas dire globalement défavorable, bien entendu, ce
qui n'aurait aucune espèce de sens. Non, défavorable ou réservée sur
tel ou tel point, à propos de telle ou telle personne ou groupe de personnes,
ou de telle ou telle attitude particulière. Je l'ai écrit cent fois :
« Il faut juger les peuples en tant que peuples, les groupes en
tant que groupes, les individus en tant qu'individus, sans interférence.
Mais par-dessus tout il faut juger, car là est la dignité de l'homme,
contre le tout-se-vaut de la paresse et de la mort. »
Bernard-Henri Lévy me juge, il a raison. Et il me trouve « un
antisémite obsessionnel ». Dans notre société c'est la plus grave
sentence qu'on puisse porter, celle qui élimine le mieux, socialement
et intellectuellement. Et à ce comble de gravité de cette sentence-là
il y a de sérieux motifs, ou plutôt de terribles motifs. Mais précisément
parce qu'elle est la plus grave, elle devrait n'être prononcée qu'avec
les plus grandes précautions. Les précautions de Lévy, en l'occurrence,
c'est Patrick Kéchichian ou bien Marc Weitzmann, leur hachoir et leur
glu. Lui dit qu'il a lu Du sens, il a même donné une vague chronique
à ce sujet, mais quand on essaie d'avoir là-dessus un dialogue quelconque
avec lui, d'échanger des arguments, de confronter des phrases à des
phrases [1], il s'exaspère aussitôt
et se contente, pur psittacisme de la haine, de répéter en parlant plus
fort, en gonflant son jabot et en battant des ailes, ce qu'il a toujours
dit sans en changer un mot, comme si rien n'y avait été répondu, comme
s'il n'avait rien entendu, ou rien compris. En matière d'antisémitisme
l'accusation vaut crime et condamnation, c'est tout un. Les armes absolues
de langage -et de toutes celles qui existent celle-là est de loin la
plus radicale, peut-être avec la pédophilie, qu'on ne m'a pas encore
collée sur les épaules, allez savoir pourquoi -sont censées vous tuer
tout de suite. Vous n'avez pas à vous débattre; et moins encore à aller
vous promener au zoo le dimanche, à siffloter devant la grande volière,
mains dans les poches.