Éditorial n°12, 25 août 2002
Espace-Fumeurs Philippe Sollers
Je ne croyais pas si bien dire, quand je m'étonnais hier qu'on ne
m'ait pas encore traité de pédophile, pour la bonne mesure :
ça vient ! Philippe Sollers en son Bloc-Notes à lui, dans le
Journal du dimanche, évoque les assassins de Soham et de leurs
petites victimes, dans un paragraphe intitulé Fillettes. De
là il passe à Internet, où peuvent se retrouver, dit-il, tous les
tarés de la terre. Et de là, tout naturellement, en deux coups de
cuillère à pot, le voici rendu à ma petite personne.
Bon, j'exagère un peu, il ne me traite pas de pédophile, ni tout à
fait de meurtrier d'enfants (puisque décidément il semble que ce soit
la même chose). Tout ça est très en passant. C'est de la suggestion...
comment dit-on ? subliminale. Il me souvient qu'aux beaux
temps de l'"affaire Camus", de la première "affaire Camus", un
certain Daniel Schneiderman, dans la Gazette des Amis, avait fait un
beau grand article où il racontait ses tribulations Dans l'enfer
des parias, sur le net. Il y traitait successivement, très successivement,
du site de la Société de mes lecteurs et de divers sites révisionnistes,
ou négationnistes. Attention : il ne disait pas du tout, pas du
tout, absolument pas, à aucun moment, que le site de la Société
des Lecteurs était révisionniste, ou négationniste. Non, non, non :
il parlait de ceux-ci et de celui-là dans la même colonne, voilà tout,
sans transition. Au lecteur d'en tirer les conclusions qu'il voudrait...
Donc, nous autres tarés, étrangleurs de fillettes et champions d'une
conception raciale de la nation... Car c'est évidemment à cela
que le chroniqueur veut en venir, après tous les autres. Il a bien lu
son Kéchichian. Tout le monde lit très bien son Kéchichian. C'est fou,
l'audience de cet homme. Si j'étais Dieu je prendrais Kéchichian pour
prophète. Il en naîtrait une religion bizarre, biscornue, menaçante,
peut-être pas pire que les autres, et pas moins incompréhensible. Il
y a là un excellent sujet pour une comédie théologique, comme l'est
au premier chef l'histoire du monde; ou pour un conte à la Borges :
le prophète sourd à la vue basse, nul en sténo et en gravure sur pierre,
ou tout simplement... mais restons poli -d'ailleurs il suffirait d'imaginer
qu'il soit très malveillant. Moi je ne serais pas étonné que ce soit
ainsi qu'ait commencé le coup de la Sainte Trinité, dont nous parlions
récemment, ou celui de l'Immaculée Conception : une erreur de transmission,
des interprétations d'intermédaires plus ou moins bien intentionnés,
un grain de sel du garçon de course. Cela dit ce n'est peut-être pas
le moment de me brouiller avec mon lectorat catholique...
La conception "raciale" de la nation... Avec son enthousiasme coutumier,
Sollers reprend ce vieux bourin, qui a déjà servi sous Lévy, qui l'avait
recueilli de Bourmeau, qui le tenait de Kéchichian, le seul qui ait
eu le courage, ainsi que Bourmeau l'en félicitait hautement, « de
se fader ces inepties sur le net ». Je dois admettre que je ne
connaissais pas trop le sens du verbe se fader. Fader, si j'en
crois le Grand Larousse, c'est « partager les produits d'un vol ».
Mais se fader, si je m'en réfère à l'opération attribuée au vaillant
Kéchichian, ça doit vouloir dire à peu près quelque chose comme :
se préparer pour soi et pour ses camarades une petite version bien
opératoire d'un texte donné; le traduire en ce qu'on croyait
qu'il voulait dire avant de l'avoir lu; en produire la version
la plus nuisible possible à son auteur -décidément j'aime mieux
dire kéchichianiser : au moins tout le monde vous comprend.
Défendre une conception raciale de la nation... Au début je
n'avais même pas l'intention de répondre; pas même ici. C'était trop
bête, trop bas, trop laid, trop sale pour qu'à démentir seulement on
ne se sente pas souillé. Si l'on m'accusait d'être pour quelque chose
dans l'affaire de Soham, de l'avoir préparée par mes écrits, par exemple,
est-ce qu'il me faudrait publier un communiqué expliquant que pas du
tout, qu'on m'aura sans doute mal compris ? Dékéchichianiser un
texte, cela vous met la cuisine dans un état inimaginable, et l'âme
au bord des lèvres. Sans compter que c'est un travail fou. On aime mieux
laisser courir -avec pour résultat que quinze jours plus tard on voit
tous les plus beaux perroquets de la volière (cf. supra éditorial
11) se passer la délicatesse de perchoir à perchoir, et répéter
religieusement vos phrases, vos phrases surkéchichianisées par eux,
au légitime émoi des passants.
Bon je vois bien que je vais devoir m'y colleter malgré que j'en aie,
bien que je sache de longue expérience que ça ne sert à rien. Je ne
défends pas « une conception raciale de la nationalité »,
je dis, j'ai dit, parmi beaucoup d'autre choses, dans le cours
d'un raisonnement complexe que le lecteur ne pourra reconstituer qu'en
voulant bien s'y reporter, qu'« une conception raciale,
peut-être, s'il était bien entendu que dans ce mot de race, si
fortement enraciné dans la langue mais aujourd'hui chargé d'une si forte
opprobre, il n'entre pas, en l'occurrence, la moindre composante scientifique,
ou plutôt biologique (car les sciences humaines interviennent tout de
même, à commencer par l'histoire). Mais décidément j'aime mieux dire
ethnique, atavique, héréditaire » (éditorial n° 6, c'est moi
qui souligne), a très longtemps été très majoritaire dans notre pays
(sans être exclusive), qu'elle a subi un progressif effacement, et que
sa disparition accélérée et même à peu près totale, aujourd'hui (« Cette
conception ancienne que j'évoque ici, il est très évident qu'elle n'a
plus cours », ibid.) est un traumatisme pour beaucoup de nos compatriotes,
moi y compris : « je me sens français comme un arabe se sent
arabe et comme un juif se sent juif (ce qui ne les empêche pas d'être
aussi français, il va sans dire); et comme la majorité des Italiens
se sentent encore Italiens, parce que leur famille l'a "toujours" été,
et cela bien avant que l'Italie ne soit un Etat. Cette conception ancienne
que j'évoque ici, il est très évident qu'elle n'a plus cours. »
(bis). Voilà ce que je dis, voilà ce que j'ai écrit, et il me semble
que ce n'est pas tout à fait la même chose que de « défendre une
conception raciale de la nation » : cela, ce n'est jamais
que la version la plus nocente et la mieux trafiquée de mes phrases,
la mieux faite pour nuire, pour susciter la haine et pour la propager.
Je dis aussi pas mal d'autres choses, si je puis me permettre, sur
le même sujet ou des sujets voisins, complémentaires : des choses
qui sont peut-être imbéciles, ou criminelles, mais pas au point cependant
qu'un Alain Finkielkraut les juge tout à fait indignes d'en discuter
avec moi, sur le mode le plus amical, quitte à les rendre plus complexes,
tout en enrichissant singulièrement mes points de vue. Cela dit je ne
voudrais pas le compromettre plus que je ne l'ai fait déjà : car
j'ai bien l'impression, à lire les différents articles et entrefilets
auxquels je réplique successivement ici, qu'il s'y trouve visé autant
que moi, et plus que moi [1]. Il ne me donne pas son "soutien". Il trouve un certain intérêt,
apparemment, à ce que j'écris et au cours de ma réflexion, y compris
dans le cadre des présents "éditoriaux" : et cela devrait suffire
à établir, il me semble, que ce que j'écris ne saurait en aucune façon
être réduit à la version débile et révoltante qu'en donne savamment
Kéchichian grâce au procédé de coupé-collé qui porte son nom et dont
les résultats accablants sont reproduits tour à tour, sans aucune vérification
en amont, par tous les dévôts de l'amour du Monde dont Kéchichian,
en cette affaire, est le prophète.
Sollers, toutefois, ne lui fait pas l'honneur de le citer, préférant
laisser penser, semble-t-il, que courageusement « il s'est fadé
lui-même (m)es inepties sur le web », comme dit l'élégant Bourmeau.
Mais chez lui non plus que chez Lévy ou Bourmeau il n'y a un seul mot
de moi (enfin, si l'on peut dire !) qui n'ait été avant chez Kéchichian,
de sorte que la source unique est bien nette, bien qu'elle le soit fort
peu. Toutefois Sollers ajoute un thème à lui, intéressant : il
craint que le parti de l'In-nocence, une fois au pouvoir, ne l'empêche
de fumer.
C'est que l'essentiel de sa chronique est consacrée à cette question
là : les récentes restrictions apportées par la S.N.C.F. au droit
de fumer dans les trains. Sollers se vante de les avoir enfreintes,
et d'avoir sorti une cigarette dans un wagon pour les non-fumeurs. Un
premier compagnon de voyage aurait trouvé à y redire, ce qui lui vaut
d'être dépeint en parfait représentant de la fameuse France moisie (pour
une fois que ce n'est pas moi !). Notre champion de la transgression
s'est alors transporté ailleurs, mais toujours en zone d'interdiction
de fumer, auprès d'une femme noire et de sa fille, qui elles lui ont
fait le meilleur accueil, ainsi qu'à son fume-cigarette. Apologue pro-pluriethnique
(ces éditoriaux sont admirablement bien construits, sans que j'y prenne
garde).
Pour ma part je n'ai aucun mal à imaginer ces différentes saynètes,
car j'ai le souvenir bien distinct d'un lointain "Apostrophes" (je n'étais
que devant mon poste, faut-il le dire ?), au cours duquel on voyait
Sollers enfumer méthodiquement tout le plateau, et tout particulièrement
la pauvre Jacqueline de Romilly, qui avait le malheur d'être sa voisine,
qui se protégeait comme elle pouvait des moulinets éloquents du fume-cigarette
fameux, qui toussait chaque fois que lui échoyait la parole et qu'à
la fin on ne voyait plus du tout, noyée qu'elle était au fond d'un gros
nuage, comme une Proserpine dans une production particulièrement vaporeuse
de Monteverdi ou de Saint-Saens.
Sollers s'inquiète à tort. Au pouvoir, le parti de l'In-nocence ne
l'empêchera pas de fumer. Il pourra fumer chez lui, pour commencer :
ce ne sera peut-être pas très bon pour sa famille ou ses amis, mais
nous ne prêtendons pas nous immiscer dans les vies privées, et dans
les réglements intérieurs des maisons. Il pourra fumer dans la rue,
il pourra fumer dans la campagne, il pourra fumer sur les plages à condition
d'avoir la gentillesse, la courtoisie, le civisme, que dis-je, l'in-nocence
de ne pas jeter ses paquets de cigarettes sur le trottoir, dans les
allées ou sur le sable -ni même ses mégots, si possible.
Il pourra fumer aussi chez tous ceux de ses amis que la fumée ne dérange
pas (ou qui n'auront pas le courage,comme il arrive, de lui dire qu'elle
les dérange); et dans toute sorte de lieux réservés aux fumeurs et aux
personnes que la fumée n'importune pas. En revanche, c'est vrai, il
ne pourra pas fumer dans les lieux réservés aux non-fumeurs, dans la
plupart des lieux publics fermés, dans les postes, dans les banques,
dans les bureaux ouverts au public ou qui ne seraient pas exclusivement
le sien. Cependant je ne suis pas sûr que la loi entrerait dans tous
ces détails. L'in-nocence est une forme de civilisation, une
conception générale de la vie, une morale et une courtoisie bien avant
que d'être un parti. L'in-nocence au pouvoir s'efforcerait de
promouvoir ses valeurs en convainquant les populations que nuire
est autant que possible à éviter, elle ne mettrait pas un gardien
de la paix derrière chaque citoyen -cela aussi ce serait une nocence
-pour le dissuader d'envoyer les filtres de ses Chesterfield dans
le sable japonais bien ratissé du jardin Kahn.
Vraiment, je suis très reconnaissant à Sollers de m'offrir un aussi
bon thème que la cigarette. Cette histoire de fumée qui n'a l'air de
rien, c'est une allégorie parfaite pour toute discussion sur la nocence
et l'in-nocence. J'ai toujours trouvé très abusifs, je l'avoue, ces
fumeurs qui au nom de la liberté mettent sur un pied d'égalité leur
droit de fumer et le droit des autres à ne pas fumer. Fumer dérange
beaucoup de personnes et leur nuit, ne pas fumer ne dérange personne.
Il n'y a pas égalité de droit entre celui qui nuit et celui qui ne nuit
pas.
De toute façon il n'est pas question de supprimer toute nocence, quand
bien même cela serait possible. D'abord il existe toute sorte de nocences
qui sont parfaitement légitimes. Très souvent la question morale (et
politique, parfois) est une opposition entre deux nocences, pour choisir
la moindre (laquelle n'est pas toujours celle qui paraît nuire le moins,
à courte échéance).
Un des premiers opposants au Parti, et parmi les plus virulents, s'est
beaucoup moqué de mes doléances à propos d'un adolescent de mon village
qui gâche la vie de cinquante personnes, tout cet été, au moyen d'une
motocyclette à pot d'échappement trafiqué sur laquelle il fait nuit
et jour des tours et détours, pour le plaisir (j'espère que ce n'est
pas pour le plaisir de nuire). Ses parents ne lui disent rien, ils lui
ont sans doute offert la moto, pour ce que j'en sais, et ne comprendraient
même pas qu'on se plaigne : il faut bien que jeunesse se passe,
je suppose. C'est aussi se dont essaient de se convaincre, j'imagine,
les habitants de ce village montagnard d'Italie, près de la frontière
française, qui après que s'est tenu sur son territoire le tout récent
Teknival découvre qu'il est en banqueroute, car les dépenses de nettoyage
et de remise en état dépassent le budget annuel de la commune...
Sollers fait à présent l'apologie de la pleine liberté, de la muflerie,
de l'irresponsabilité, de l'irrespect des contrats, des engagements
et de la parole, du droit de nuire, de ce qu'il n'appelle pas encore
la nocence. Au moins il est pleinement cohérent avec lui-même, pour
une fois, et le soir où il enfumait Jacqueline de Romilly il donnait
une représentation parfaite de ce qu'il veut dire. Mais je pense qu'il
se trompe tout à fait sur son cher XVIIIe siècle s'il pense
que ce fut le siècle de cette liberté-là, de l'indifférence de tous
à chacun, des aises prises par chaque individu au nom de son droit imprescriptible
à être tout ce qu'il a envie d'être et à l'imposer, fût-ce au détriment
de tous les autres. Cela c'est la recette de l'enfer -certainement pas
des grands moments de civilisation. Et c'est le meilleur moyen pour
que chaque individu ne soit et ne puisse être que très peu de chose,
entravé qu'il sera dans sa liberté, à chaque étape de son développement,
par la liberté sans entraves de tous ses contemporains : empêché
d'étudier et de réfléchir, empêché de voir et de goûter, interdit de
relations directe avec la nature, interdit de silence, interdit de beauté
par la nocence et sa kyrielle de nuisances.
Si le XVIIIe siècle fut pour certains le siècle de la douceur
de vivre, c'est que ceux-là avaient mis au point, grâce à un formalisme
léger, naturalisé par l'usage et par le temps, adouci par la délicatesse,
un système d'in-nocence aussi éloigné que possible de l'innocence selon
Rousseau, qui d'ailleurs lui sera fatale. C'est l'in-nocence, ce contrat
de tous les instants, qui rend possible la seule vraie liberté, celle
qui n'est pas menacée d'heure en heure par la liberté sans règle des
autres, par leur nocence fût-elle ingénue. C'est l'in-nocence, cette
pointe extrême de la civilisation, qui rend possible aussi bien la vie
sociale la plus accomplie, la plus douce, la plus harmonieuse, que la
solitude et l'exercice de soi-même. L'erreur de ceux qui furent peut-être
si heureux, au XVIIIe siècle, est de n'avoir pas compris
que cette in-nocence qu'ils étaient parvenus à instaurer (partiellement,
bien sûr, ce n'est jamais que partiellement) dans les rapports sociaux
entre individus, et qui faisaient de la courtoisie française, alors,
le modèle de toute l'Europe civilisée, de n'avoir pas compris, dis-je,
que cette in-nocence se doublait, hélas, d'une redoutable nocence de
classe, de caste, d'état; et que ceux qui nécessairement voudraient
briser leur nocence de caste emporteraient aussi, à jamais, leur part
d'in-nocence si difficilement, et longuement, et amoureusement mise
au point.
A jamais ? Le défi est précisément celui-là : celui
d'une in-nocence démocratique. Démocratie et in-nocence ont beaucoup
en commun pour s'entendre, elles sont toutes les deux des formalismes,
des systèmes de rites, des médiations, des médiatetés, des régimes du
moins pour le plus. Malheureusement ces caractères-là ne sont plus du
tout associés dans les esprits à l'in-nocence, devenue simple "innocence",
coupée de son étymologie réactionnelle et médiate, donnée pour naturelle
et pour offerte d'emblée, objet de perte éventuelle et non pas d'acquisition
progressive; et ces mêmes caractères formalistes sont de moins en moins
attachés dans les représentations collectives à la démocratie, sollersiennement
assimilée au contraire à la satisfaction la plus immédiate possible
des exigences de chacun, qui se parent du beau nom de droits
quel que soit leur degré perceptible de nocence.
[1] « Une vision du monde se fait jour qui nous laisse rétrospectivement
entrevoir ce que le soutien en forme de dénégation (mais non, Camus
n'est pas raciste...) pouvait comporter d'adhésion -si ce n'est aux
solutions, du moins à ces abjectes observations. » (Bourmeau)