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Éditorial n° 13. 6 septembre 2002

Rentrée des classes
(Un peuple a disparu)

 

Lors d'un dîner à la campagne, quelqu'un -une personnalité d'importance, on peut le dire (non, non, cette fois ce n'est pas Finkielkraut, bien qu'il fût présent ) -disait, je crois bien, et si j'ai bien compris, que dans la génération d'âge scolaire les étrangers, ou les enfants d'étrangers (et les enfants de Français d'origine étrangère, je suppose, sinon ça ne tient pas debout), étaient déjà majoritaires.

Je ne suis toujours pas sûr d'avoir bien entendu. Et puis ce monsieur, bien qu'il soit bien placé pour savoir quelque chose, se trompait peut-être. L'"information", si c'en est bien une, est tout de même surprenante, en effet -en tout cas spectaculaire. Ainsi les In-nommables, nos malheureux sushis, outre le droit de se nommer, auraient perdu dès à présent la majorité au sein de la population, ou du moins de cette partie de la population, de cette tranche d'âge, qui par définition représente et préfigure la France de demain ? C'est un peu difficile à admettre -je veux dire à croire. Pourtant, quand on voit à la télévision les images de la rentrée des classes, on se dit qu'il se pourrait bien qu'il y ait du vrai là-dedans.

Des images de télévision, cela dit, ça ne prouve rien. Mais là est bien le problème, justement : rien ne prouve rien. Sur les questions de ce genre (la composition ethnique de la population), non seulement il est impossible d'aboutir à la moindre certitude, mais on n'a même pas le droit d'essayer. Le sujet est complètement off limits. C'est dommage, car il est très intéressant, il me semble. Mais il fait partie sans aucun doute de ces très nombreux points qu'il est interdit de se soulever.

Nous vivons dans une société qui s'est entourée d'un luxe de précautions incroyables -juridiques, idéologiques, médiatiques -pour qu'il lui soit  tout à fait impossible de savoir ce qui lui arrive. On pense à ces joueurs qui se font à eux-mêmes interdire l'accès à certaines villes de casino; ou bien à ces épouses qui découvrent dans un tiroir secret des lettres intimes adressées à leur mari, et qui se refusent à en prendre connaissance, afin de ne pas compromettre leur bonheur, et la sérénité de leur petit ménage. Le petit ménage de la République n'est pas particulièrement serein, il s'y casse pas mal de vaisselle au contraire, de vitres de voitures, de vitrines, d'abribus et de gardiens de la paix; mais elle craint que ce ne soit encore pire si elle venait à en apprendre trop, et si elle était contrainte de s'interroger sur les raisons : de sorte que sa nouvelle devise c'est Je ne veux pas le savoir. Elle prend immédiatement en grippe ceux qui essaient d'attirer son attention sur ceci ou cela, et pour eux elle n'a pas d'insultes assez fortes.

Malgré tout quelques indices arrivent à traverser le savant maillage de l'aveuglement organisé. Il y a encore des imprudents, par exemple, qui pour se forger une opinion ont tendance à s'en remettre, bien dangereusement, à ce qu'ils observent par eux-mêmes, ou à ce qu'ils croient observer. Les mieux endoctrinés de leurs concitoyens s'en indignent, et en appellent contre eux aux experts, lesquels paraissent estimer, justement, que l'essentiel de leur mission est de décourager chacun d'ajouter foi à ce qui lui crève les yeux. La télévision, pourtant, semble confirmer, l'observation directe. Et pas seulement par ses images. Elle parle aussi, on le sait. Évidemment, lorsqu'elle s'exprime en son nom propre, elle ne fait que répéter ce que disent les experts, ou du moins ceux qui ont sa faveur; et sa faveur est celle de la société même, de sorte qu'on n'apprend pas grand chose, sinon qu'il n'y a rien à apprendre. Toutefois il y a quelques fuites, de temps en temps : des éclairs de réalité, des paroles qui se mettent à parler, pour une fois, un point de douleur au côté que quelqu'un ne parvient pas à cacher. Il arrive que des invités, par surprise, en disent plus qu'il n'est convenu qu'on dise. C'est inconscience de leur part ou exaspération, nerfs à bout, méconnaissance des interdits ou insuffisance de préalable briefing. Voici par exemple ces professeurs -pardon, ces profs, sans cela ça ne compte pas -qui réussissent à placer quelques mots, délicatement, sur la difficulté qu'ils éprouvent à faire leur cours devant des classes composées à quatre-vingt-dix pour cent d'étrangers, dont beaucoup ne parlent pas français.

En effet, c'est un autre métier que celui qu'ils avaient cru adopter. Au demeurant il n'y a toujours pas de certitude sur la situation dans son ensemble, parce que les classes de cette sorte, qui apparemment ne sont pas rares, ne sont pas non plus la majorité, qu'on sache.

Il reste que la France éduque la terre entière désormais. Et c'est en un sens qui n'a rien à voir avec ce qu'avaient imaginé pour elle, dans les mêmes termes, ou tout voisins, les champions de la civilité française, au XVIIIe siècle, les thuriféraires exaltés de l'universalité supposée de notre langue, à la même époque, les hérauts de la liberté universelle, un peu plus tard, les propagateurs des droits de l'homme ou les pères fondateurs de nos diverses Républiques. Non, il ne s'agit plus cette fois d'offrir la patrie au reste du monde, en ses différentes nations, comme un objet d'admiration incomparable et d'envie, un modèle de civisme ou de civilisation, le lieu d'élection d'un idéal universel, le topos d'une d'u-topie. L'objectif est plus modeste. Le reste du monde et ses représentants sont sur le territoire national, à présent : et si la France doit l'instruire, ce n'est plus comme une prophétesse, une pythie ou une passionaria, c'est comme une simple institutrice consciencieuse, qui a la responsabilité directe des enfants que l'histoire et la géographie, la world economy et le malheur des temps, ont placés sous sa tutelle.

Cela reste une mission très noble. Mais elle est de nature tout à fait différente,  non seulement de celle qu'on évoquait à l'instant -la France, lumière de l'univers -, mais de celle aussi, nettement moins mythique, que s'assignait l'Education nationale il y a une ou deux générations encore. On tâchait alors d'instruire de petits Français dans la culture et les traditions de leur... (ooooops, ça a manqué m'échapper de nouveau !). Aujourd'hui on essaie de fabriquer  de petits Français avec de jeunes étrangers, ou de modeler des Français de culture française à partir de Français de culture étrangère. Je crois qu'on appelait cela l'intégration, naguère, ou bien l'assimilation, je ne sais plus. Et certes il est possible d'intégrer des minorités (de préférence étroites) au sein d'une majorité (de préférence massive). Mais s'il n'y a plus de majorité ? Et si les anciens majoritaires sont devenus minoritaires (au moins en de certaines zones, pour commencer, dans certaines écoles, certaines classes) ? Qui sera assimilé à qui ? Qu'est-ce qui sera intégré à quoi ? De quel droit une ancienne majorité, qui ne le serait plus, prétendrait-elle imposer sa culture, ses valeurs, son mode de vie, sa religion ou son absence de religion, sa laïcité et d'abord sa langue ? Elle aura bonne mine de vouloir faire appel, une dernière fois, à son fameux "droit du sol", appelé à la rescousse en une acception cette fois inédite ! On lui répliquera par les règles de la démocratie et par la loi du plus grand nombre, qu'elle aura si bien enseignées. La démocratie et le nombre pourront alors servir à rétablir "le droit du sang", autrement plus "naturel" que l'autre à la plupart des ex-"assimilés" -lesquels se font de ce qu'est un peuple, you'd be surprised, la même idée que la plupart des peuples, et que nos ancêtres, et que nos parents (aïe aïe aïe, j'ai encore dit nous... !)

Mais notre ex-majorité, elle, avant tous ces beaux malheurs, elle s'exposera surtout à se faire rire au nez. On dirait que nous en sommes à peu près là, d'ailleurs. Qu'on lui rie au nez, en effet, c'est ce qui arrive tous les jours (et je m'en tiens à la version soft). Des milliers de professeurs vous le diraient, représentants attardés qu'ils sont, pour la plupart, de cette majorité en train de perdre, par la force du nombre, le droit d'enseigner sa grammaire, et son histoire, et son point de vue particulier sur le monde. Mais le risque est mince que vous ayez à les entendre, ceux-là, car ils ne sont guère invités à la télévision. Et si par erreur ils arrivaient jusqu'à un plateau, ou un plateau jusqu'à eux, on aurait tôt fait de les prier de se taire, ou de les conduire dans une de ses maisons de repos pour "enseignants" surmenés, ou déprimés, qui fleurissent à travers le pays.

Les considérations de nombre, de proportions, ne parlons pas de rapports de force, sont éminemment déplaisantes, ou passent pour telles. Elles sont pourtant déterminantes. Mais c'est peut-être parce qu'elle sont si déterminantes, justement, et parce qu'elles en disent trop sur la réalité présente et future, sur ce qui est possible et sur ce qui ne l'est plus, sur ce qui va survenir, qu'elles ont été déclarées déplaisantes, ignobles, abjectes (bon, vous connaissez le langage ordinaire des Amis, ce n'est pas moi qui vais vous apprendre à faire du BHL); et qu'elles sont tabou entre toutes, s'agissant surtout des composantes ethniques de la nation, en leur évolution prévisible. La volonté de ne pas savoir, de ne pas comprendre et de ne pas voir, exigeait qu'il fût fait silence sur ce point avant tous les autres. Et la vérité, de fait, ne parvient qu'a pointer de temps en temps dans les interstices du système : elle brille un laps, elle danse, elle aguiche et se cache. Parfois il arrive que le voile se déchire un instant, cependant, que quelqu'un parle, ou que nous en croyons nos yeux.

Tiens voilà un reportage sur la Suède, par exemple -toujours la rentrée des classes. Là-bas tous les enfants ou presque sont de type emphatiquement "suédois"; tandis qu'il désormais tout à fait impossible, évidemment, et pour des raisons d'ordre divers, de parler d'enfants de type "français".

Dommage, c'était un type que j'aimais, et pas seulement chez les enfants. Je ne l'aimais pas plus que les autres, d'ailleurs; absolument pas plus que les autres : pas plus que le suédois (enfin si; enfin non; enfin ça dépend du point de vue dont on se place -ceci n'est pas un traité de mon érotique érotique, mais de mon "érotique" "politique", si l'on veut); pas plus que le portugais (ça non), pas plus que l'arabe, que le turc ou le japonais (bis). Mais j'aimais son existence, comme j'aime leur existence à eux, qui semble un peu moins menacée.

Lui n'a plus de territoire qu'il puisse appeler sien. On lui serine tous les jours que la nationalité n'a rien à voir avec l'hérédité, l'héritage ou la propriété. Il avait pourtant cru qu'elle était au contraire sa seule propriété inaliénable, celle qu'il tenait de sa naissance et de ses ancêtres, de la terre, de ses ciels, du porche des cathédrales ou des poèmes ânonnés de son enfance, et qui lui resterait quand bien même il ne posséderait rien du tout. Mais s'il fait appel à elle en ces termes-là, il se fait traiter de tous les noms. On est toujours aussi français que lui : c'est ce qu'on tient à lui signifier du matin au soir. Il lui viendrait bien à l'esprit quelques timides objections, mais il a peur des tribunaux, de Sylvain Bourmeau, du Monde, du Mrap, de la ruine et de l'opprobre sociale. Il s'incline donc bien poliment et va mourir sous l'escalier, comme saint Alexis, en demandant qu'on l'excuse : il ne sent pas très bien.

On doute si jamais peuple a disparu de la surface de la terre et s'est noyé dans la masse en protestant si peu... Mais bien entendu, dans cette phrase, j'entends le mot peuple, encore une fois, une dernière fois, au sens qu'il revêtit pendant quelques siècles -le seul que tout le monde comprenait jusqu'aux années récentes, et qui maintenant n'a plus droit de cité. C'est précisément en changeant le sens des mots qu'on étouffe la douleur, qu'on la pétrit avec la honte, et qu'on écrase les ultimes tentations de révolte.