Editorial 16
Entretien avec Marc du Saune (II)
Nouvelles du parti. Claude Lévi-Strauss.
Démographie. Retraites.
Désastre et désastre. Edwy Plenel.
Extrait de lecture
Marc du Saune : Renaud Camus, j'aurais souhaité reprendre notre
entretien là où nous l'avions laissé la dernière fois, mais entre temps
il s'est passé pas mal de choses, sur lesquelles j'aimerais vous interroger :
en particulier, la naissance officielle du parti de l'In-nocence ?
Renaud Camus : Oui, en effet, le parti a été officiellement
fondé le mercredi 16 octobre, par une assemblée constitutive réunie
à Paris, et qui m'a élu président.
M. du S. : Et quelles vont être les premières initiatives
du nouveau parti ?
R. C. : Oh, relativement modestes, étant donné les moyens
dont nous disposons : essentiellement d'ordre "webmatique", si
je puis dire. J'ai toujours dit quelle place j'entendais donner à internet
dans la vie du parti. A l'In-nocence il convient donc d'offrir un site
autonome, pour commencer, et sur ce site autonome de créer d'une part
un forum public, et d'autre part un forum réservé aux membres du parti.
Une de nos premières tâches -mais nous avons le temps, c'est un travail
de longue haleine -devrait être de constituer, grâce au travail interne,
mais aussi grâce aux suggestions ou aux réactions du public, un véritable
programme, en utilisant les compétences de chacun.
M. du S. : A partir de l'avant-programme que vous aviez
vous-même proposé ?
R. C. : Oui, bien sûr, mais tout est à construire. L'avant-programme
n'est qu'une très vague esquisse de structure, que d'ailleurs nous allons
disposer par ordre alphabétique, pour plus de commodité.
M. du S. : Lorsque le parti ou vous-même avez mis en ligne
notre précédent entretien, vous lui avez joint, comme vous en avez l'habitude,
des pièces diverses, sur lesquelles je voudrais vous interroger. D'abord
une citation de Claude Lévi-Strauss, à propos de la démographie mondiale ?
R. C. : Oui, « Quand je suis né il y avait sur la
terre un milliard et demi d'habitants. Après mes études, quand je suis
entré dans la vie professionnelle, 2 milliards. Il y en a 6 aujourd'hui,
8 ou 9 demain. Ce n'est plus le monde que j'ai connu, aimé, ou que je
peux concevoir. C'est pour moi un monde inconcevable. On nous dit qu'il
y aura un palier, suivi d'une redescente, vers 2050. Je veux bien. Mais
les désastres causés par l'intervalle ne seront jamais rattrapés. »
Je suis un peu plus jeune que Claude Lévi-Strauss, mais le sentiment
qu'il exprime là -et c'est assez souvent le cas, si je puis me permettre
de le remarquer -est exactement le mien (ou plutôt le mien est exactement
le sien). Comme beaucoup de ceux qui au cours du XXe siècle
ont réfléchi sur ces questions, je suis persuadé qu'une part considérable
des maux qui affligent l'humanité d'une part, la terre d'autre part
(mais c'est tout un), tiennent au développement démographique pléthorique
et incontrôlé. Même spirituellement, ne dirait-on pas que plus nous
sommes nombreux, moins il est donné d'être à chacun d'entre nous ?
L'homme ne bute plus que sur l'homme : il ne se mesure plus à l'espace,
qui lui est de plus en plus chichement compté. Il ne se mesure plus
à la nuit, qui est de plus en plus éclairée. Et nous ne parlerons pas
du divin, n'est-ce pas, et encore moins des dieux, ni seulement de leur
absence, ou de l'absence en général, qui est de moins en moins sensible.
La planète pourrit par tous les bouts, et elle enlaidit de jours en
jours. A la plupart des êtres humains n'est plus jamais offert le spectacle
de ce qui fut la beauté du monde, et qui de toute éternité était agissante,
j'en suis persuadé, même sur ceux qui ne la percevaient pas comme telle,
et n'auraient jamais songé à la nommer de la sorte. La banlieue, la
banlocalisation générale, l'à-côté du lieu, voilà ce qui nous est promis :
quelque chose qui ne sera ni la ville, c'est-à-dire la cité, la citoyenneté,
la civilité, la civilisation, la convention, l'art, la rime, la poésie,
ni d'autre part la campagne, la mer, la montagne, c'est-à-dire l'absence,
la solitude, le sacré, tout ce qui fondait depuis la nuit des temps
la grand lyrisme universel. Nous allons vers un monde sans absence,
sans possibilité pour nous ni pour les autres d'être étrangers, sans
étrangèreté et d'abord sans autre, sans extériorité à lui-même.
Par chance la majorité des peuples les plus développés, qui pour la
plupart ont doublé en quantité depuis un siècle, ont bien compris, même
si c'est obscurément, qu'ils courraient à tous les désastres, en poursuivant
dans la voie de l'accroissement quantitatif continu. Leur taux de développement
démographique s'est beaucoup réduit, et cela très naturellement, sans
douleur, sans qu'il ait été nécessaire de prendre des mesures légales
comme il a fallu le faire en Chine; ou même ce taux de développement
s'est inversé et il est devenu négatif, ce qui est bien sûr la meilleure
chose qui pouvait arriver. Seulement cette diminution ou même cette
inversion, si salutaires, des taux de croissance démographiques servent
de prétexte à toujours plus d'immigration, de sorte que tout le bénéfice
en est perdu, et que leur résultat le plus clair, c'est le remplacement
progressif, sur leur propre territoire, des peuples qui ont eu la grande
sagesse de modérer ou de réduire leur nombre, leur densité, par d'autres
peuples qui eux n'ont pas eu et n'ont toujours pas cette sagesse -sagesse
au demeurant bien mal récompensée, on le voit. On se félicite que la
France ne connaisse pas le même infléchissement démographique que d'autres
pays d'Europe tels que l'Espagne ou l'Italie, mais c'est bien à tort
qu'on s'en réjouit, d'une part parce que cet infléchissement des taux
de croissance démographique est à envier et non pas à déplorer, d'autre
part parce que la prétendue bonne tenue de la démographie française
est due très probablement (mais il n'y a pas moyen de le savoir de façon
précise -pas d'autre moyen que l'observation personnelle directe, au
demeurant assez éloquente) à l'immigration et à ses conséquences sur
plusieurs générations.
M. du S. : Mais cette immigration, vous savez bien qu'elle
est nécessaire.
R. C. : Non, je ne le sais pas du tout, et même je le conteste
fort. C'est le nouveau pont-aux-ânes des immigrationnistes, à commencer
par le ministre de l'Intérieur. Mais c'est archifaux.
M. du S. : En France l'immigration est nécessaire parce
que la pyramide des âges fait que l'expansion démographique "naturelle"
du peuple français va très rapidement rendre impossible aux générations
actives de suffire à assurer les retraites des générations les plus
âgées, dont le poids relatif est sans cesse plus élevée. L'immigration
est nécessaire aussi parce que les Français de souche, comme je crois
que vous dites,...
R. C. : Oh, vous savez, je n'y tiens pas plus que cela !
Si vous avez une autre expression à suggérer... On pourrait peut-être
dire Franciens, puisqu'on nous fait sans cesse remarquer, avec
l'assortiment de menaces coutumières, que parmi les citoyens français
il n'est pas loisible ni tolérable d'opérer des distinctions. Peut-être
faudra-t-il se résigner, non sans tristesse, à abandonner le mot français
dans son acception traditionnelle, cratylienne dirais-je, français
au sens d'art français, de style français, puisque le
terme paraît désormais réservé par la loi à une signification purement
juridique et toute conventionnelle, hermogénienne...
M. du S. : ... va pour Franciens si vous voulez,
au moins pendant la durée de ces échanges-ci -j'étais en train de dire
qu'en France l'immigration est nécessaire aussi parce que les Franciens,
donc, je vous cite, ne veulent plus accomplir certaines tâches indispensables,
ou bien qu'ils n'en sont pas capables.
R. C. : Dans un cas comme dans l'autre je ne peux pas concevoir,
je vous l'avoue, que le destin d'un peuple et l'histoire d'une nation
soient soumis à des considérations aussi triviales. Que viennent faire
ces minables retraites et ces travaux de terrassiers quand il s'agit
de la survie de ce qui fut l'un des plus nobles peuples de la terre,
et l'une de ses civilisations les plus hautes ? Si l'on accepte
de poser les questions dans ces termes-là c'est que l'on est déjà perdu,
laminé, lessivé, rayé de l'histoire et bien digne de l'être. Et je ne
peux croire que les Français ou les Franciens en soient déjà tombés
si bas...
M. du S. : Mais tout de même, ce que j'évoquais là, ce
sont des problèmes pratiques, matériels, immédiats, urgents même
pour certains d'entre eux. Ils ne peuvent pas être balayés comme cela,
d'un revers de la main, sous le seul prétexte qu'ils ne devraient pas
se poser, ou pas en ces termes-là...
R. C. : Si ce sont des problèmes pratiques, matériels,
il faut leur chercher des solutions pratiques, matérielles, et non pas
des solutions qui attentent à l'âme, à l'identité, à l'existence même
d'un peuple en tant que peuple...
M. du S. : Excusez-moi d'insister : pour les retraites,
par exemple... ?
R. C. : Eh bien convenez qu'il est un peu paradoxal, alors
qu'on ne cesse de vanter les progrès de la médecine, l'allongement de
la durée moyenne de la vie, et le recul constant du seuil de la vieillesse
et de l'invalidité, que précisément à ce moment-là on ne cesse de réduire
et de vouloir réduire encore l'âge de la retraite ! Jadis on vivait
soixante-dix ans en moyenne et on travaillait jusqu'à soixante-cinq,
maintenant on vit quatre-vingts ans et souvent beaucoup plus et on arrête
de travailler à soixante ans quand ce n'est pas cinquante-cinq. « Le
problème il est là », comme je crois qu'on dit de nos jours; et
pour le coup purement mécanique, mathématique...
M. du S. : Vous voudriez revenir sur la retraite à soixante
ans ?
R. C. : Pourquoi pas, si c'est indispensable à la survie
d'un peuple et d'une nation ? Sans hésitation, en ce qui me concerne...
M. du S. : Avec un tel programme, le parti de l'In-nocence
ne va guère se rendre populaire !
R. C. : Le parti de l'In-nocence ne vise pas au premier
chef à se rendre populaire, mais à mettre le peuple français devant
ses responsabilités nationales, ses responsabilités de peuple -devant
la question de son avenir, c'est-à-dire celle de sa survie.
M. de S. : Vous n'êtes pas un peu mélodramatique ?
R. C. : J'espère que je suis plutôt tragique. Et c'est
la situation qui est tragique. C'est pourquoi vos histoires de retraite
ne me paraissent pas avoir la dignité requise pour paraître sur pareille
scène. J'ajouterais que les progrès de la science et de la technique
font qu'on a et qu'on aura besoin de moins en moins de bras pour accomplir
de plus en plus de tâches, y compris parmi celles que les Franciens
ne veulent plus accomplir. C'est ce que j'exposais jadis dans mon petit
livre Qu'il n'y a pas de problème de l'emploi.
M. du S. : Justement, parlons-en, j'y pensais. Vous y souteniez
qu'on allait travailler de moins en moins, que le problème ne serait
pas celui de l'emploi mais celui d'un juste salaire pour tous; et qu'il
était absurde travailler pour travailler, ou seulement pour avoir un
emploi; absurde de créer ou de maintenir des emplois uniquement pour
que les gens en aient un, quand le travail impliqué ne correspondait
pas à un véritable besoin, pour l'employeur ou pour la société. On pouvait
imaginer que vous pensiez à une sorte de revenu citoyen, déconnecté
des tâches particulières. Bref vous paraissiez annoncer une véritable
civilisation du temps libre, et vous en féliciter. Dans ces conditions,
vous auriez dû vous réjouir des trente-cinq heures -or on ne vous a
guère entendu à ce moment-là. Et maintenant vous parlez de reculer l'âge
de la retraite ! Il me semble qu'il y a là une grave contradiction.
R. C. : Je ne le crois pas. L'essentiel est d'une part
que les tâches indispensables soient accomplies, ce qui est de moins
en moins le cas : voyez les hôpitaux, voyez l'école; d'autre part
que chacun dispose d'un revenu décent, à quelque âge que ce soit. Pour
que pareils objectifs soient atteints, les exigences peuvent varier
selon les périodes. Mais ces exigences relèvent toujours de l'ordre
économique, on doit y réfléchir en termes économiques, et elles ne sauraient
impliquer qu'on remplace un peuple par un autre, ou par plusieurs autres
peuples, ou par une masse indifférenciée au sein de laquelle ce peuple
se noierait. C'est une chose infiniment rare et précieuse qu'un peuple,
un grand peuple. La comique suggestion de Brecht, « changer de
peuple », qu'il croyait appartenir au registre de la farce, de
la pure suggestion satirique, est en train d'être appliquée chez nous
au pied de la lettre : et ce n'est même pas pour des raisons politiques,
parce que le gouvernement ne serait pas content du peuple, comme chez
Brecht; mais, plus humiliant encore, pour des raisons économiques, parce
que l'économie aurait besoin de bras et de cerveaux qu'elle ne trouve
pas dans le peuple qu'elle a déjà, ou qu'elle avait. Ces bras et ces
cerveaux, c'est à l'éducation de les lui fournir, pas à l'immigration.
M. du S. : Pardon ? Alors là permettez-moi de vous
dire que je suis très surpris ! N'avez-vous pas écrit, et justement
dans Qu'il n'y a pas de problème de l'emploi, que l'éducation
avait pour mission de former des citoyens et des êtres libres, des savants,
des poètes, des ermites, des individus qui aient les moyens d'être tout
ce qu'ils peuvent être, je crois vous citer presque exactement; et en
aucune façon de répondre aux besoins de l'économie, de se soumettre
à ses exigences, de fournir aux employeurs les bons employés dont ils
sont besoin ?
R. C. : Certes, et je continue de le penser. L'éducation
a pour mission de permettre à chacun d'être tout ce qu'il peut être,
de veiller à ce que personne ne soit empêché par des contraintes économiques
ou culturelles d'être savant, poète, juge, médecin, professeur, intellectuel
sans emploi si c'est là son destin, et pleinement citoyen. Mais tout
le monde ne peut pas être ces choses-là, et c'est tant mieux -sauf bien
sûr pleinement citoyen. En voulant que tout le monde ou presque soit
bachelier, étudiant, intellectuel d'une espèce ou d'une autre, l'éducation
moderne a fait en sorte que personne ne soit vraiment rien de tout cela,
et que les diplômes, surtout les plus déconsidérés d'entre eux, comme
le baccalauréat, ne veuillent plus rien dire et soient une espèce de
dû, de vagues certificats de durée de la présence. A ceux qui peuvent
et qui veulent avoir des carrières ou des existences intellectuelles
ou artistiques de haut niveau, il faut donner toutes les chances de
les avoir, et des chances égales pour chacun d'entre eux; mais comme
beaucoup ne peuvent pas, ou veulent pas, avoir pareilles carrières ou
de tels destins, il y aura toujours aussi des enfants et des jeunes
gens que l'éducation devra préparer à d'autres tâches -et précisément
à celles-là dont vous dites que les Français ne veulent plus les accomplir :
lesquelles seront rendues toujours moins dures par le progrès technique,
et toujours mieux rémunérées à raison du besoin croissant qu'on aura
de leur accomplissement.
M. de S. : Bien. Voilà certainement des domaines où il
me semble que votre parti va avoir fort à faire pour affiner votre réflexion,
et pour la rapprocher des problèmes concrets. Mais le temps passe, et
j'aimerais en venir à un deuxième texte qui a été installé sur le site
de l'In-nocence en marge ou à la suite de notre précédent entretien.
Il s'agit de la contribution d'un participant au forum de la Société
de vos lecteurs, qui s'étonnait que vous ayez pu surnommer "Amis du
Désastre" les intellectuels, journalistes, sociologues, spécialistes
de l'éducation ou de l'immigration, "intellectuels organiques, comme
vous aimez à les appeler, que vous soupçonnez ou que vous accusez de
nous préparer un monde en effet désastreux, plein de violence et d'inculture,
de nocence, pour parler comme vous, en somme une nouvelle barbarie;
ce correspondant s'étonnait que vous les ayez ainsi nommés, donc, "Amis
du Désastre", alors que dans un texte de vous assez connu, au moins
parmi vos lecteurs, et que cite d'ailleurs Edwy Plenel dans le livre
de lui qui vient de sortir en librairie, ce que vous désignez par désastre,
et même par l'expression « le plus grand des désastres »,
ce sont les camps de la mort, c'est la solution finale, c'est Auschwitz.
Pourquoi avez-vous cité cette intervention d'un lecteur ?
R. C. : Parce qu'elle m'avait beaucoup troublé, je vous
l'avoue, et parce que j'en trouvais la teneur à la fois tout à fait
pertinente et grave. Il est bien évident qu'ici et là il ne s'agit en
aucune façon du même désastre, et que la coïncidence de terme à l'intérieur
de mon propre travail, pour désigner deux objets aussi différents l'un
de l'autre, est à tout le moins regrettable. En tout cas, moi, je la
regrette. Si c'était à refaire je prendrais bien soin de choisir deux
mots différents. Cette coïncidence terminologique je la regrette même
si fort que je m'en suis ouvert à l'ensemble des participants à l'assemblée
constitutive du parti de l'In-nocence, dont nous parlions tout à l'heure
et qui s'est tenue la semaine dernière. A en juger par les interventions
sur ce point, ces participants, en général, n'ont pas paru estimer que
la coïncidence de terme fût si grave, dans la mesure où toute confusion
est impossible. Aucune personne de bonne foi ne peut penser un seul
instant que lorsque je parle des "Amis du Désastre" il y ait dans mon
esprit la moindre allusion à Auschwitz. C'est d'un tout autre désastre
qu'il s'agit, moins effroyable, plus vague, plus flou, plus étalé dans
l'espace et dans le temps; et qui lui, contrairement à Auschwitz, n'est
pas entièrement accompli dans son étendue de désastre. Aussi avais-je
parlé, pour les camps de la mort, de « plus grand des désastres ».
Mais qu'il existe un « plus grand des désastres », et qu'il
doive être en permanence présent à notre esprit, qu'il le soit, cela
n'empêche pas, hélas, que d'autres désastres soient possibles, des désastres
d'un autre ordre, incomparables sans doute, mais qui ne nous en menacent
pas moins : la fin de la civilisation, par exemple; la fin de la
culture, de l'art, de la beauté du monde; et pour resserrer un peu davantage
le propos, la fin de la culture et de la civilisation proprement françaises,
la fin de la France comme voix et comme voie spécifique au plein accomplissement
des Français, d'une part, mais aussi de beaucoup d'étrangers.
M. de S. : Je parlais à l'instant du livre d'Edwy Plenel, La
Découverte du monde, et du chapitre qu'il vous y consacre, lequel
s'ouvre précisément sur la citation que nous venons d'évoquer, tirée
du Discours de Flaran. Vous avez lu ce chapitre ?
R. C. : Oui, je l'ai lu, oui. Je viens de le lire.
M. de S. : Et qu'en avez-vous pensé ?
R. C. : Eh bien ce chapitre il n'est pas très aimable,
évidemment, mais il n'est pas fait pour l'être. Au moins il s'ouvre
sur cette citation que nous venons de rappeler, et sur la référence
au Discours de Flaran, un texte de moi que mes adversaires avaient
soigneusement tenu sous le boisseau au moment de l'"affaire Camus",
tant son existence s'accordait mal avec le personnage de pétainiste
antisémite voire vaguement révisionniste qu'on agitait alors dans la
presse sous mon nom. L'auteur du Discours de Flaran et le pseudo
"Renaud Camus" inventé pour les besoins de l'"affaire" s'accordaient
même d'autant plus mal que le texte du discours est de trois ans postérieur
à celui de La Campagne de France, écrit je vous le rappelle en
1994 : on ne pouvait même pas dire que j'étais devenu ce
personnage hideux après le Discours de Flaran, puisque
le discours a été prononcé, écrit et publié en 1997, bien après les
phrases de La Campagne qui faisaient alors scandale, surtout
dans les versions soigneusement aménagées qu'en donnaient alors les
journaux. Plenel remet le Discours dans le circuit, je ne peux
que lui en être reconnaissant. Disons au moins que cela complexifie
le débat.
Deuxièmement, à la deuxième page du chapitre qu'il me consacre, il
cite -pour le critiquer, bien sûr, comme c'est son droit le plus strict
-mais au moins il cite exactement le "fameux" paragraphe
de La Campagne sur "les lois de l'hospitalité" : les lignes
mêmes qui avait été si ignominieusement trafiquées, découpées, remontées
par les auteurs de la déclaration dite "des-Hôtes-trop-nombreux". Cela
aussi c'est un progrès.
Ensuite, hélas, et pour citer Plenel lui-même, « le naturel revient
vite ». La manie de la citation tronquée, un moment réprimée on
vient de le voir, resurgit, et elle va même offrir un magnifique festival.
Dès le bas de la deuxième page c'est ainsi cette prétendue phrase de
moi, « les Arabes et les Noirs ne seront pas intégrés aux Français
de souche et les Français de souche ne seront pas intégrés à eux »,
phrase soigneusement coupée là par Plenel, juste avant sa deuxièmes
partie, introduite par deux points, « : tous seront intégrés
ensemble à une société et peut-être une civilisation qui est en train
de naître sous nos yeux et que nous voyons déjà à l'oeuvre dans les
banlieues, les lycées, les discothèques et les films publicitaires »
-en somme la société et la civilisation universellement métissée qui
est précisément celle que Plenel appelle de ses voeux.
Mais il y a mieux, il y a beaucoup mieux. Ce n'est pas sans sursauter
que lisant Plenel je tombe sur cette phrase, encore une fois ornée de
ses beaux guillemets, qui ont toujours l'air si honnête : « Esprit
éclairé, Renaud Camus confie ne pas avoir "des Maghrébins en général
une très haute idée" ». Moi, je n'ai pas « des Maghrébins
en général une très haute idée » ? Je suis bien certain de
n'avoir jamais rien écrit de pareil, ni de l'avoir jamais pensé. Mais
le bon Plenel donne la référence, Campagne de France, p. 110.
Je me porte donc à cette page et je lis (c'est écrit au cours d'un voyage
en Tunisie) : « Je n'avais pas de l'attrait des Tunisiens,
je dois l'avouer, ni des Maghrébins en général, d'ailleurs, une très
haute idée. Mais vingt-quatre heures à Tunis me suffisent pour changer
de sentiment. Les hommes et les jeunes hommes sont magnifiques, par
ici, au moins à mes yeux, et dans des proportions rarement atteintes
ailleurs. »
Donc il s'agissait de l'attrait (érotique) des « Maghrébins
en général ». Ce qui change tout vous en conviendrez : car
ne pas trouver sexuellement très à son gré un peuple ou un autre, les
Suédois, les Japonaises, les Lapons ou les Hottentotes, il me semble
que c'est le droit de quiconque; et même de le dire ou de l'écrire poliment,
dans un journal par exemple. Mais le comble est que moi, en plus,
j'écrivais que j'étais en train de changer d'avis -et que ces « Maghrébins
en général », décidément, ils ne sont pas mal du tout.
Alain Finkielkraut a bien raison de dire que ce dont les héritiers
prétendus du dreyfusisme ont hérité le moins, c'est le scrupule de leurs
modèles. Ce Plenel, il prétend toujours à la rigoureuse exactitude de
ce qu'il avance, et je l'ai vu à la télévision, récemment encore, drapé
dans sa toge de grand journaliste scrupuleux qui du haut de sa grandeur
et de sa rigueur déontologique morigénerait une débutante, reprendre
la malheureuse Elisabeth Lévy sur une petite erreur de fait qu'elle
avait commise. Cependant lui n'éprouve pas la moindre gêne à me faire
dire que je n'ai pas « des Maghrébins en général une très haute
idée », ce qui par les temps qui courent est me désigner à la vindicte
universelle, peut-être à la violence voire à l'assassinat. Pour avoir
écrit, moi, que d'aucuns « exagéraient un peu » parce qu'ils
avaient tendance, à mon avis, à faire évoluer une émission généraliste
de service public en programme communautaire, je me suis fait accuser
d'« incitation à la haine raciale », rien de moins. Mais lorsque
dans la phrase « Je n'avais pas de l'attrait des Tunisiens,
je dois l'avouer, ni des Maghrébins en général, d'ailleurs, une très
haute idée », Plenel choisit d'entendre que « Renaud Camus
confie ne pas avoir "des Maghrébins en général une très haute idée" »,
c'est bel et bien à la haine tout court qu'il incite, avec une légèreté
confondante -on préfère penser que c'est de la légèreté. Est-il de mauvaise
foi ? Ou bien simplement n'a-t-il pas compris, a-t-il lu trop vite,
ne peut-il pas comprendre ? Cette deuxième hypothèse paraît peu
vraisemblable, car le texte est bien clair et ne prête guère à la confusion.
Pourtant je n'exclus pas qu'il en soit allé ainsi, car je suis convaincu
qu'il existe un lien entre ce monde sans autre que Plenel et les siens
nous préparent, ce monde plein, uni, sans extérieur à lui-même, sans
altérité, sans absence, sans vide, et ce refus de l'autre et de toute
parole autre, de tout autre discours, de son intelligence et d'abord
de sa perception, qui est si caractéristique de l'état du débat en France
aujourd'hui : tout ce qui refuse de s'inscrire dans les termes
de l'échange tel qu'il est prévu fait aussitôt l'objet, non pas d'une
contestation intellectuelle, inenvisageable parce qu'elle implique un
autre qu'on respecte, justement, mais d'une condamnation morale
extrêmement violente, j'en sais quelque chose ("le mal absolu", "la
bête immonde", "la peste" et autres gracieusetés de cet ordre); ou bien
d'un silence organisé (pas d'accès aux médias, pas d'échos indirects
qui pourraient attirer l'attention sur vous); ou bien d'une mécompréhension
et de déformations systématiques (citations tronquées, fausses attributions,
inventions pures et simples qu'ensuite les rédactions se repassent);
et le plus souvent d'une combinaison tâtonnante, par chance un peu contradictoire,
de ces trois procédés. A cet égard il est assez significatif que le
puissant directeur du Monde, un journal avec lequel les éditeurs
en général, et on les comprend, n'aiment pas trop se brouiller, feigne
de s'étonner au passage, et déplore incidemment, qu'un type comme moi
puisse encore être publié par « des éditeurs de renom et de qualité »
-lesquels feraient peut-être bien, croit-on l'entendre suggérer, de
voir à épurer un peu leur catalogue, et de nettoyer leurs écuries.
M. du S. : Mais du livre de Plenel dans son ensemble, que pensez-vous,
si tant est que vous ayez une opinion ?
R. C. : Il y aurait beaucoup à en dire, car il s'agit sans
doute d'un des meilleurs résumés qu'on puisse trouver en librairie des
positions les plus doxales sur la marche du monde. Il s'en dégage
d'ailleurs un effet fortement comique, qui tient à une singularité que
je n'ose appeler psychologique, chez l'auteur. Pour le commun
des mortels le fantasme gratifiant consiste à s'imaginer tout puissant
quand on est dans la position la plus humble; richissime quand on n'a
pas un sou devant soi; plein d'influence sur le cours des affaires de
l'État quand personne ne se soucie de vous demander votre avis sur elles;
en merveilleux accord avec le sentiment dominant quand tout ce que vous
dites et tout ce que vous pensez est en abomination à la société qui
vous entoure. Chez Plenel, le fantasme est exactement inverse, c'est
irrésistible. Il y a une très jolie chanson du XVIIe siècle,
un peu "surréaliste", comme on ne peut plus dire, qui oppose deux refrains,
c'est le monde à l'ordinaire et c'est le monde tout à l'envers.
Chez Plenel on a une merveilleuse impression de monde tout à
l'envers. Les forts y sont les faibles, les puissants y sont misérables,
les résidents à vie du Quartier Général se voient comme de pauvres francs-tireurs
pourchassés -cela dans le débat idéologique, je veux dire, pas dans
la réalité du monde. Songez : voilà certainement un des quatre
ou cinq personnages les plus puissants de la République, devant lequel
les ministres tremblent, qui peut faire et défaire la carrière des juges,
qui ne peut pas publier un ouvrage sans qu'aussitôt tout ce que la gendelletrie
compte de garçons d'ascenseur et de cireurs de bottes se précipite aussitôt,
en grand uniforme de Spirou, toutes brosses à reluire au vent, pour
célébrer à l'envi son prodigieux talent littéraire et sa clairvoyance
hallucinante. Même Sollers est un bricoleur de l'influence, par comparaison,
un fumiste de l'échange de services, un tout petit import-exportateur
de gratification narcissique, qui aurait tout juste pignon sur le port
de Bordeaux, ou celui de Saint-Martin-de-Ré. Eh bien Plenel, au milieu
de tout ça, au lieu de jouir de cette rente de situation qu'il s'est
acquise par sa pugnacité, on dirait qu'il s'imagine encore en modeste
militant trotskyste, en héros romantique et solitaire, en grand incompris,
en traqué, en paria. Il ne pense, ne dit et n'écrit rien que ce qu'il
faut dire pour être aimé et célébré de toute part, il ne peut pas ouvrir
la bouche sans que le « vrai public de télévision », comme
on dit chez Thierry Ardisson, ne ressente une furieuse démangeaison
d'applaudir, il est en permanence en l'accord le plus étroit avec les
mentalités dominantes, avec l'évolution générale des choses -si désastreuse
nous paraisse-t-elle à nous -, et peut-être même, hélas, avec le sens
de l'histoire. Et cependant rien n'y fait : on sent que dans son
bureau du Monde il ne doute d'être Charlot dans sa cabane de
planches au bord du précipice, un jour de tempête de neige, au coeur
hostile du Klondyke. En son fantasme il se voit lui-même, et il voit
les idées qu'il défend, comme menacés de toute part, en butte à la coalition
chaque jour plus dangereuse de toutes les puissances liguées contre
elles et contre lui. Et ça ne s'arrête pas là : par un nécessaire
effet de symétrie, que je ne peux pas ne pas trouver réjouissant, il
me voit moi, par exemple, puisque je fais partie de ses adversaires,
comme un écrivain qui bénéficierait dans tous les milieux de toute sorte
de soutien formidables, et comme un redoutable idéologue dont les thèses
perverses auraient pénétré tout l'édifice social.
M. du S. : Eh bien c'est tout le mal que je vous souhaite,
puisque je vois que nous devons nous arrêter là pour aujourd'hui.
R. C. : Je vous remercie. Mais je crains que nous ne soyons
assez loin du compte...
Propos recueillis par Marc du Saune.
Extraits de lectures
« Réactionnaire ? Au fond, la grande crainte du général de
Gaulle n'était-elle pas le règne de l'indistinct et de l'indifférencié,
du mélange universel des caractères, des appartenances et des fonctions,
où nul ne se connaît, cet universel "mélangisme" qu'il a senti venir
dans la société de masse. "L'immense termitière", il l'a décrite avec
effroi, en novembre 1941, dans le discours d'Oxford. Déjà, tels Bernanos,
Orwell ou Chaplin, il apercevait dans « l'époque moderne, la transformation
des conditions de vie par la machine, l'agrégation croissante des masses
et le gigantesque conformisme qui en sont les conséquences » et
s'inquiétait de ce malaise dans la civilisation où toutes les personnalités
se fondent, qui avait comme naturellement conduit au nazisme. "Dès lors
que les humains se trouvent soumis, pour leur travail, leurs plaisirs,
leurs pensées, leurs intérêts, à une sorte de rassemblement perpétuel,
dès lors que leurs logements, leurs habits, leur nourriture, sont progressivement
amenés à des types identiques, dès lors que tous lisent en même temps
la même chose dans les mêmes journaux, voient, d'un bout à l'autre du
monde, passer sous leurs yeux les mêmes films, entendent simultanément
les mêmes informations, les mêmes suggestions, la même musique, radiodiffusées,
dès lors qu'aux mêmes heures, les mêmes moyens de transport mènent aux
mêmes ateliers... »
(...)
« Semblable refus du "mélangisme" a son équivalent sur une autre
question passablement sensible, l'immigration. (...) Dans son esprit
[à de Gaulle], cette intégration est également illusoire si elle
dépasse une certaine mesure, comme en témoignent ces propos tenus à
Alain Peyrefitte : "Il ne faut pas se payer de mots ! C'est
très bien qu'il y ait des Français jaunes, des Français noirs, des Français
bruns. Ils montrent que la France est ouverte à toutes les races et
qu'elle a une vocation universelle. Mais à condition qu'ils restent
une petite minorité. Sinon la France ne serait plus la France. " (...)
« Sans doute la seule intégration aisée est-elle, à ses yeux,
celle d'individus et non celle de populations entières. (...)
(...)
« (...) Or, il est indubitable que pour de Gaulle, il n'est pas
davantage possible d'intégrer des communautés dès lors qu'elles sont
organisées comme telles, que d'intégrer des nations entières :
"Vous croyez que le corps français peut absorber dix millions de musulmans ?"
demande-t-il un jour au même Peyrefitte. (...)
(...)
« Les Français ont changé de politique parce qu'ils ont peut-être
oublié leur conception du monde, ou perdu même toute conception d'un
monde en ordre : ils se désintéressent de l'Afrique, des Africains
et de leurs civilisations, si broyées pourtant par l'uniformisation
de la planète, ils tournent le dos avec de lâches haussements d'épaules
à la coopération et à la francophonie, qui est une fraternité, dans
le temps où ils croient s'absoudre de tout devoir envers le monde en
substituant, à une immigration de travailleurs en général temporaire,
une immigration définitive dont ils répètent avec une moins lâche hypocrisie
qu'elle conduit naturellement à l'intégration, laquelle semblait réalisable
dans les années 80 mais l'est de moins en moins à mesure qu'elle implique
une organisation de la France en communautés, l'appartenance à la nation
cédant la place cédant la place aux appartenances communautaires absolument
contraires à la conception que de Gaulle pouvait avoir, non seulement
de la Nation, mais aussi des rapports Nord/Sud. Quand on entendit, en
certain stade dit "de France", l'hymne algérien tomber de tribunes qui
venaient de siffler la Marseillaise, le tout devant un Premier
ministre qui par son impassibilité sembla donner un aval officiel à
cette situation, sans que le président de la République s'émeuve lui-même,
on ne pouvait douter que tôt ou tard la partie ne prenne fin. Car une
partie de football, comme toute chose, ne peut plus produire nul ordre,
ni échange ni arbitrage, dès lors qu'elle est dévisée en elle-même,
que les cadres eux-mêmes sont pulvérisés -qu'il n'y avait plus, en l'occurrence,
d'un côté l'Algérie, et une équipe d'Algérie, et de l'autre la France,
et conséquemment une équipe de France.
« Que les "mélanges" soient impossibles sans dénaturation, c'est-à-dire
sans que, au-delà d'une certaine mesure qui ne peut-être, précisément,
que mesurée, ils en viennent à changer la nature même de ce qui
est mesuré, le problème est amplement démontré par les divers figures
de cette "tentation communautaire" à laquelle la France sacrifie aujourd'hui
tous ses anciens principes, et dont Joseph Macé-Scarron a montré vers
quels précipices elle l'entraînait (1). Reste à déterminer justement la mesure, le départ
entre ce qui nourrit (que de Gaulle nomme les "apports" et dont il se
félicite), et ce qui détruit. »
Paul-Marie Coûteaux, Le Génie de la France, de Gaulle philosophe,
éditions Jean-Claude Lattès, Paris 2002, pp. 240-247.
(1) Joseph Macé-Scarron, La Tentation
communautaire, Plon, 2001.