Le site du parti de l'In-nocence
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Editorial 16

Entretien avec Marc du Saune (II)
Nouvelles du parti. Claude Lévi-Strauss.
Démographie. Retraites.
Désastre et désastre. Edwy Plenel.
Extrait de lecture

 

Marc du Saune : Renaud Camus, j'aurais souhaité reprendre notre entretien là où nous l'avions laissé la dernière fois, mais entre temps il s'est passé pas mal de choses, sur lesquelles j'aimerais vous interroger : en particulier, la naissance officielle du parti de l'In-nocence ?

Renaud Camus : Oui, en effet, le parti a été officiellement fondé le mercredi 16 octobre, par une assemblée constitutive réunie à Paris, et qui m'a élu président.

M. du S.  : Et quelles vont être les premières initiatives du nouveau parti ?

R. C. : Oh, relativement modestes, étant donné les moyens dont nous disposons : essentiellement d'ordre "webmatique", si je puis dire. J'ai toujours dit quelle place j'entendais donner à internet dans la vie du parti. A l'In-nocence il convient donc d'offrir un site autonome, pour commencer, et sur ce site autonome de créer d'une part un forum public, et d'autre part un forum réservé aux membres du parti. Une de nos premières tâches -mais nous avons le temps, c'est un travail de longue haleine -devrait être de constituer, grâce au travail interne, mais aussi grâce aux suggestions ou aux réactions du public, un véritable programme, en utilisant les compétences de chacun.

M. du S. : A partir de l'avant-programme que vous aviez vous-même proposé ?

R. C. : Oui, bien sûr, mais tout est à construire. L'avant-programme n'est qu'une très vague esquisse de structure, que d'ailleurs nous allons disposer par ordre alphabétique, pour plus de commodité.

M. du S. : Lorsque le parti ou vous-même avez mis en ligne notre précédent entretien, vous lui avez joint, comme vous en avez l'habitude, des pièces diverses, sur lesquelles je voudrais vous interroger. D'abord une citation de Claude Lévi-Strauss, à propos de la démographie mondiale ?

R. C. : Oui, « Quand je suis né il y avait sur la terre un milliard et demi d'habitants. Après mes études, quand je suis entré dans la vie professionnelle, 2 milliards. Il y en a 6 aujourd'hui, 8 ou 9 demain. Ce n'est plus le monde que j'ai connu, aimé, ou que je peux concevoir. C'est pour moi un monde inconcevable. On nous dit qu'il y aura un palier, suivi d'une redescente, vers 2050. Je veux bien. Mais les désastres causés par l'intervalle ne seront jamais rattrapés. » Je suis un peu plus jeune que Claude Lévi-Strauss, mais le sentiment qu'il exprime là -et c'est assez souvent le cas, si je puis me permettre de le remarquer -est exactement le mien (ou plutôt le mien est exactement le sien). Comme beaucoup de ceux qui au cours du XXe siècle ont réfléchi sur ces questions, je suis persuadé qu'une part considérable des maux qui affligent l'humanité d'une part, la terre d'autre part (mais c'est tout un), tiennent au développement démographique pléthorique et incontrôlé. Même spirituellement, ne dirait-on pas que plus nous sommes nombreux, moins il est donné d'être à chacun d'entre nous ? L'homme ne bute plus que sur l'homme : il ne se mesure plus à l'espace, qui lui est de plus en plus chichement compté. Il ne se mesure plus à la nuit, qui est de plus en plus éclairée. Et nous ne parlerons pas du divin, n'est-ce pas, et encore moins des dieux, ni seulement de leur absence, ou de l'absence en général, qui est de moins en moins sensible. La planète pourrit par tous les bouts, et elle enlaidit de jours en jours. A la plupart des êtres humains n'est plus jamais offert le spectacle de ce qui fut la beauté du monde, et qui de toute éternité était agissante, j'en suis persuadé, même sur ceux qui ne la percevaient pas comme telle, et n'auraient jamais songé à la nommer de la sorte. La banlieue, la banlocalisation générale, l'à-côté du lieu, voilà ce qui nous est promis : quelque chose qui ne sera ni la ville, c'est-à-dire la cité, la citoyenneté, la civilité, la civilisation, la convention, l'art, la rime, la poésie, ni d'autre part la campagne, la mer, la montagne, c'est-à-dire l'absence, la solitude, le sacré, tout ce qui fondait depuis la nuit des temps la grand lyrisme universel. Nous allons vers un monde sans absence, sans possibilité pour nous ni pour les autres d'être étrangers, sans étrangèreté et d'abord sans autre, sans extériorité à lui-même.

Par chance la majorité des peuples les plus développés, qui pour la plupart ont doublé en quantité depuis un siècle, ont bien compris, même si c'est obscurément, qu'ils courraient à tous les désastres, en poursuivant dans la voie de l'accroissement quantitatif continu. Leur taux de développement démographique s'est beaucoup réduit, et cela très naturellement, sans douleur, sans qu'il ait été nécessaire de prendre des mesures légales comme il a fallu le faire en Chine; ou même ce taux de développement s'est inversé et il est devenu négatif, ce qui est bien sûr la meilleure chose qui pouvait arriver. Seulement cette diminution ou même cette inversion, si salutaires, des taux de croissance démographiques servent de prétexte à toujours plus d'immigration, de sorte que tout le bénéfice en est perdu, et que leur résultat le plus clair, c'est le remplacement progressif, sur leur propre territoire, des peuples qui ont eu la grande sagesse de modérer ou de réduire leur nombre, leur densité, par d'autres peuples qui eux n'ont pas eu et n'ont toujours pas cette sagesse -sagesse au demeurant bien mal récompensée, on le voit. On se félicite que la France ne connaisse pas le même infléchissement démographique que d'autres pays d'Europe tels que l'Espagne ou l'Italie, mais c'est bien à tort qu'on s'en réjouit, d'une part parce que cet infléchissement des taux de croissance démographique est à envier et non pas à déplorer, d'autre part parce que la prétendue bonne tenue de la démographie française est due très probablement (mais il n'y a pas moyen de le savoir de façon précise -pas d'autre moyen que l'observation personnelle directe, au demeurant assez éloquente) à l'immigration et à ses conséquences sur plusieurs générations.

M. du S. : Mais cette immigration, vous savez bien qu'elle est nécessaire.

R. C. : Non, je ne le sais pas du tout, et même je le conteste fort. C'est le nouveau pont-aux-ânes des immigrationnistes, à commencer par le ministre de l'Intérieur. Mais c'est archifaux.

M. du S. : En France l'immigration est nécessaire parce que la pyramide des âges fait que l'expansion démographique "naturelle" du peuple français va très rapidement rendre impossible aux générations actives de suffire à assurer les retraites des générations les plus âgées, dont le poids relatif est sans cesse plus élevée. L'immigration est nécessaire aussi parce que les Français de souche, comme je crois que vous dites,...

R. C. : Oh, vous savez, je n'y tiens pas plus que cela ! Si vous avez une autre expression à suggérer... On pourrait peut-être dire Franciens, puisqu'on nous fait sans cesse remarquer, avec l'assortiment de menaces coutumières, que parmi les citoyens français il n'est pas loisible ni tolérable d'opérer des distinctions. Peut-être faudra-t-il se résigner, non sans tristesse, à abandonner le mot français dans son acception traditionnelle, cratylienne dirais-je, français  au sens d'art français, de style français, puisque le terme paraît désormais réservé par la loi à une signification purement juridique et toute conventionnelle, hermogénienne...

M. du S. : ... va pour Franciens si vous voulez, au moins pendant la durée de ces échanges-ci -j'étais en train de dire qu'en France l'immigration est nécessaire aussi parce que les Franciens, donc, je vous cite, ne veulent plus accomplir certaines tâches indispensables, ou bien qu'ils n'en sont pas capables.

R. C. : Dans un cas comme dans l'autre je ne peux pas concevoir, je vous l'avoue, que le destin d'un peuple et l'histoire d'une nation soient soumis à des considérations aussi triviales. Que viennent faire ces minables retraites et ces travaux de terrassiers quand il s'agit de la survie de ce qui fut l'un des plus nobles peuples de la terre, et l'une de ses civilisations les plus hautes ? Si l'on accepte de poser les questions dans ces termes-là c'est que l'on est déjà perdu, laminé, lessivé, rayé de l'histoire et bien digne de l'être. Et je ne peux croire que les Français ou les Franciens en soient déjà tombés si bas...

M. du S. : Mais tout de même, ce que j'évoquais là, ce sont des problèmes pratiques, matériels, immédiats, urgents même pour certains d'entre eux. Ils ne peuvent pas être balayés comme cela, d'un revers de la main, sous le seul prétexte qu'ils ne devraient pas se poser, ou pas en ces termes-là...

R. C. : Si ce sont des problèmes pratiques, matériels, il faut leur chercher des solutions pratiques, matérielles, et non pas des solutions qui attentent à l'âme, à l'identité, à l'existence même d'un peuple en tant que peuple...

M. du S. : Excusez-moi d'insister : pour les retraites, par exemple... ?

R. C. : Eh bien convenez qu'il est un peu paradoxal, alors qu'on ne cesse de vanter les progrès de la médecine, l'allongement de la durée moyenne de la vie, et le recul constant du seuil de la vieillesse et de l'invalidité, que précisément à ce moment-là on ne cesse de réduire et de vouloir réduire encore l'âge de la retraite ! Jadis on vivait soixante-dix ans en moyenne et on travaillait jusqu'à soixante-cinq, maintenant on vit quatre-vingts ans et souvent beaucoup plus et on arrête de travailler à soixante ans quand ce n'est pas cinquante-cinq. « Le problème il est là », comme je crois qu'on dit de nos jours; et pour le coup purement mécanique, mathématique...

M. du S. : Vous voudriez revenir sur la retraite à soixante ans ?

R. C. : Pourquoi pas, si c'est indispensable à la survie d'un peuple et d'une nation ? Sans hésitation, en ce qui me concerne...

M. du S. : Avec un tel programme, le parti de l'In-nocence ne va guère se rendre populaire !

R. C. : Le parti de l'In-nocence ne vise pas au premier chef à se rendre populaire, mais à mettre le peuple français devant ses responsabilités nationales, ses responsabilités de peuple -devant la question de son avenir, c'est-à-dire celle de sa survie.

M. de S. : Vous n'êtes pas un peu mélodramatique ?

R. C. : J'espère que je suis plutôt tragique. Et c'est la situation qui est tragique. C'est pourquoi vos histoires de retraite ne me paraissent pas avoir la dignité requise pour paraître sur pareille scène. J'ajouterais que les progrès de la science et de la technique font qu'on a et qu'on aura besoin de moins en moins de bras pour accomplir de plus en plus de tâches, y compris parmi celles que les Franciens ne veulent plus accomplir. C'est ce que j'exposais jadis dans mon petit livre Qu'il n'y a pas de problème de l'emploi.

M. du S. : Justement, parlons-en, j'y pensais. Vous y souteniez qu'on allait travailler de moins en moins, que le problème ne serait pas celui de l'emploi mais celui d'un juste salaire pour tous; et qu'il était absurde travailler pour travailler, ou seulement pour avoir un emploi; absurde de créer ou de maintenir des emplois uniquement pour que les gens en aient un, quand le travail impliqué ne correspondait pas à un véritable besoin, pour l'employeur ou pour la société. On pouvait imaginer que vous pensiez à une sorte de revenu citoyen, déconnecté des tâches particulières. Bref vous paraissiez annoncer une véritable civilisation du temps libre, et vous en féliciter. Dans ces conditions, vous auriez dû vous réjouir des trente-cinq heures -or on ne vous a guère entendu à ce moment-là. Et maintenant vous parlez de reculer l'âge de la retraite ! Il me semble qu'il y a là une grave contradiction.

R. C. : Je ne le crois pas. L'essentiel est d'une part que les tâches indispensables soient accomplies, ce qui est de moins en moins le cas : voyez les hôpitaux, voyez l'école; d'autre part que chacun dispose d'un revenu décent, à quelque âge que ce soit. Pour que pareils objectifs soient atteints, les exigences peuvent varier selon les périodes. Mais ces exigences relèvent toujours de l'ordre économique, on doit y réfléchir en termes économiques, et elles ne sauraient impliquer qu'on remplace un peuple par un autre, ou par plusieurs autres peuples, ou par une masse indifférenciée au sein de laquelle ce peuple se noierait. C'est une chose infiniment rare et précieuse qu'un peuple, un grand peuple. La comique suggestion de Brecht, « changer de peuple », qu'il croyait appartenir au registre de la farce, de la pure suggestion satirique, est en train d'être appliquée chez nous au pied de la lettre : et ce n'est même pas pour des raisons politiques, parce que le gouvernement ne serait pas content du peuple, comme chez Brecht; mais, plus humiliant encore, pour des raisons économiques, parce que l'économie aurait besoin de bras et de cerveaux qu'elle ne trouve pas dans le peuple qu'elle a déjà, ou qu'elle avait. Ces bras et ces cerveaux, c'est à l'éducation de les lui fournir, pas à l'immigration.

M. du S. : Pardon ? Alors là permettez-moi de vous dire que je suis très surpris ! N'avez-vous pas écrit, et justement dans Qu'il n'y a pas de problème de l'emploi, que l'éducation avait pour mission de former des citoyens et des êtres libres, des savants, des poètes, des ermites, des individus qui aient les moyens d'être tout ce qu'ils peuvent être, je crois vous citer presque exactement; et en aucune façon de répondre aux besoins de l'économie, de se soumettre à ses exigences, de fournir aux employeurs les bons employés dont ils sont besoin ?

R. C. : Certes, et je continue de le penser. L'éducation a pour mission de permettre à chacun d'être tout ce qu'il peut être, de veiller à ce que personne ne soit empêché par des contraintes économiques ou culturelles d'être savant, poète, juge, médecin, professeur, intellectuel sans emploi si c'est là son destin, et pleinement citoyen. Mais tout le monde ne peut pas être ces choses-là, et c'est tant mieux -sauf bien sûr pleinement citoyen. En voulant que tout le monde ou presque soit bachelier, étudiant, intellectuel d'une espèce ou d'une autre, l'éducation moderne a fait en sorte que personne ne soit vraiment rien de tout cela, et que les diplômes, surtout les plus déconsidérés d'entre eux, comme le baccalauréat, ne veuillent plus rien dire et soient une espèce de dû, de vagues certificats de durée de la présence. A ceux qui peuvent et qui veulent avoir des carrières ou des existences intellectuelles ou artistiques de haut niveau, il faut donner toutes les chances de les avoir, et des chances égales pour chacun d'entre eux; mais comme beaucoup ne peuvent pas, ou veulent pas, avoir pareilles carrières ou de tels destins, il y aura toujours aussi des enfants et des jeunes gens que l'éducation devra préparer à d'autres tâches -et précisément à celles-là dont vous dites que les Français ne veulent plus les accomplir : lesquelles seront rendues toujours moins dures par le progrès technique, et toujours mieux rémunérées à raison du besoin croissant qu'on aura de leur accomplissement.

M. de S. : Bien. Voilà certainement des domaines où il me semble que votre parti va avoir fort à faire pour affiner votre réflexion, et pour la rapprocher des problèmes concrets. Mais le temps passe, et j'aimerais en venir à un deuxième texte qui a été installé sur le site de l'In-nocence en marge ou à la suite de notre précédent entretien. Il s'agit de la contribution d'un participant au forum de la Société de vos lecteurs, qui s'étonnait que vous ayez pu surnommer "Amis du Désastre" les intellectuels, journalistes, sociologues, spécialistes de l'éducation ou de l'immigration, "intellectuels organiques, comme vous aimez à les appeler, que vous soupçonnez ou que vous accusez de nous préparer un monde en effet désastreux, plein de violence et d'inculture, de nocence, pour parler comme vous, en somme une nouvelle barbarie; ce correspondant s'étonnait que vous les ayez ainsi nommés, donc, "Amis du Désastre", alors que dans un texte de vous assez connu, au moins parmi vos lecteurs, et que cite d'ailleurs Edwy Plenel dans le livre de lui qui vient de sortir en librairie, ce que vous désignez par désastre, et même par l'expression « le plus grand des désastres », ce sont les camps de la mort, c'est la solution finale, c'est Auschwitz. Pourquoi avez-vous cité cette intervention d'un lecteur ?

R. C. : Parce qu'elle m'avait beaucoup troublé, je vous l'avoue, et parce que j'en trouvais la teneur à la fois tout à fait pertinente et grave. Il est bien évident qu'ici et là il ne s'agit en aucune façon du même désastre, et que la coïncidence de terme à l'intérieur de mon propre travail, pour désigner deux objets aussi différents l'un de l'autre, est à tout le moins regrettable. En tout cas, moi, je la regrette. Si c'était à refaire je prendrais bien soin de choisir deux mots différents. Cette coïncidence terminologique je la regrette même si fort que je m'en suis ouvert à l'ensemble des participants à l'assemblée constitutive du parti de l'In-nocence, dont nous parlions tout à l'heure et qui s'est tenue la semaine dernière. A en juger par les interventions sur ce point, ces participants, en général, n'ont pas paru estimer que la coïncidence de terme fût si grave, dans la mesure où toute confusion est impossible. Aucune personne de bonne foi ne peut penser un seul instant que lorsque je parle des "Amis du Désastre" il y ait dans mon esprit la moindre allusion à Auschwitz. C'est d'un tout autre désastre qu'il s'agit, moins effroyable, plus vague, plus flou, plus étalé dans l'espace et dans le temps; et qui lui, contrairement à Auschwitz, n'est pas entièrement accompli dans son étendue de désastre. Aussi avais-je parlé, pour les camps de la mort, de « plus grand des désastres ». Mais qu'il existe un « plus grand des désastres », et qu'il doive être en permanence présent à notre esprit, qu'il le soit, cela n'empêche pas, hélas, que d'autres désastres soient possibles, des désastres d'un autre ordre, incomparables sans doute, mais qui ne nous en menacent pas moins : la fin de la civilisation, par exemple; la fin de la culture, de l'art, de la beauté du monde; et pour resserrer un peu davantage le propos, la fin de la culture et de la civilisation proprement françaises, la fin de la France comme voix et comme voie spécifique au plein accomplissement des Français, d'une part, mais aussi de beaucoup d'étrangers.

M. de S. : Je parlais à l'instant du livre d'Edwy Plenel, La Découverte du monde, et du chapitre qu'il vous y consacre, lequel s'ouvre précisément sur la citation que nous venons d'évoquer, tirée du Discours de Flaran. Vous avez lu ce chapitre ?

R. C. : Oui, je l'ai lu, oui. Je viens de le lire.

M. de S. : Et qu'en avez-vous pensé ?

R. C. : Eh bien ce chapitre il n'est pas très aimable, évidemment, mais il n'est pas fait pour l'être. Au moins il s'ouvre sur cette citation que nous venons de rappeler, et sur la référence au Discours de Flaran, un texte de moi que mes adversaires avaient soigneusement tenu sous le boisseau au moment de l'"affaire Camus", tant son existence s'accordait mal avec le personnage de pétainiste antisémite voire vaguement révisionniste qu'on agitait alors dans la presse sous mon nom. L'auteur du Discours de Flaran et le pseudo "Renaud Camus" inventé pour les besoins de l'"affaire" s'accordaient même d'autant plus mal que le texte du discours est de trois ans postérieur à celui de La Campagne de France, écrit je vous le rappelle en 1994 : on ne pouvait même pas dire que j'étais devenu ce personnage hideux après le Discours de Flaran, puisque le discours a été prononcé, écrit et publié en 1997, bien après les phrases de La Campagne qui faisaient alors scandale, surtout dans les versions soigneusement aménagées qu'en donnaient alors les journaux. Plenel remet le Discours dans le circuit, je ne peux que lui en être reconnaissant. Disons au moins que cela complexifie le débat.

Deuxièmement, à la deuxième page du chapitre qu'il me consacre, il cite -pour le critiquer, bien sûr, comme c'est son droit le plus strict -mais au moins il cite   exactement le "fameux" paragraphe de La Campagne sur "les lois de l'hospitalité" : les lignes mêmes qui avait été si ignominieusement trafiquées, découpées, remontées par les auteurs de la déclaration dite "des-Hôtes-trop-nombreux". Cela aussi c'est un progrès.

Ensuite, hélas, et pour citer Plenel lui-même, « le naturel revient vite ». La manie de la citation tronquée, un moment réprimée on vient de le voir, resurgit, et elle va même offrir un magnifique festival. Dès le bas de la deuxième page c'est ainsi cette prétendue phrase de moi, « les Arabes et les Noirs ne seront pas intégrés aux Français de souche et les Français de souche ne seront pas intégrés à eux », phrase soigneusement coupée là par Plenel, juste avant sa deuxièmes partie, introduite par deux points, «  : tous seront intégrés ensemble à une société et peut-être une civilisation qui est en train de naître sous nos yeux et que nous voyons déjà à l'oeuvre dans les banlieues, les lycées, les discothèques et les films publicitaires » -en somme la société et la civilisation universellement métissée qui est précisément celle que Plenel appelle de ses voeux.

Mais il y a mieux, il y a beaucoup mieux. Ce n'est pas sans sursauter que lisant Plenel je tombe sur cette phrase, encore une fois ornée de ses beaux guillemets, qui ont toujours l'air si honnête : « Esprit éclairé, Renaud Camus confie ne pas avoir "des Maghrébins en général une très haute idée" ». Moi, je n'ai pas « des Maghrébins en général une très haute idée » ? Je suis bien certain de n'avoir jamais rien écrit de pareil, ni de l'avoir jamais pensé. Mais le bon Plenel donne la référence, Campagne de France, p. 110. Je me porte donc à cette page et je lis (c'est écrit au cours d'un voyage en Tunisie) : « Je n'avais pas de l'attrait des Tunisiens, je dois l'avouer, ni des Maghrébins en général, d'ailleurs, une très haute idée. Mais vingt-quatre heures à Tunis me suffisent pour changer de sentiment. Les hommes et les jeunes hommes sont magnifiques, par ici, au moins à mes yeux, et dans des proportions rarement atteintes ailleurs. »

Donc il s'agissait de l'attrait (érotique) des « Maghrébins en général ». Ce qui change tout vous en conviendrez : car ne pas trouver sexuellement très à son gré un peuple ou un autre, les Suédois, les Japonaises, les Lapons ou les Hottentotes, il me semble que c'est le droit de quiconque; et même de le dire ou de l'écrire poliment, dans un journal par exemple. Mais le comble est que moi, en plus, j'écrivais que j'étais en train de changer d'avis -et que ces « Maghrébins en général », décidément, ils ne sont pas mal du tout.

Alain Finkielkraut a bien raison de dire que ce dont les héritiers prétendus du dreyfusisme ont hérité le moins, c'est le scrupule de leurs modèles. Ce Plenel, il prétend toujours à la rigoureuse exactitude de ce qu'il avance, et je l'ai vu à la télévision, récemment encore, drapé dans sa toge de grand journaliste scrupuleux qui du haut de sa grandeur et de sa rigueur déontologique morigénerait une débutante, reprendre la malheureuse Elisabeth Lévy sur une petite erreur de fait qu'elle avait commise. Cependant lui n'éprouve pas la moindre gêne à me faire dire que je n'ai pas « des Maghrébins en général une très haute idée », ce qui par les temps qui courent est me désigner à la vindicte universelle, peut-être à la violence voire à l'assassinat. Pour avoir écrit, moi, que d'aucuns « exagéraient un peu » parce qu'ils avaient tendance, à mon avis, à faire évoluer une émission généraliste de service public en programme communautaire, je me suis fait accuser d'« incitation à la haine raciale », rien de moins. Mais lorsque dans la phrase  « Je n'avais pas de l'attrait des Tunisiens, je dois l'avouer, ni des Maghrébins en général, d'ailleurs, une très haute idée », Plenel choisit d'entendre que « Renaud Camus confie ne pas avoir "des Maghrébins en général une très haute idée" », c'est bel et bien à la haine tout court qu'il incite, avec une légèreté confondante -on préfère penser que c'est de la légèreté. Est-il de mauvaise foi ? Ou bien simplement n'a-t-il pas compris, a-t-il lu trop vite, ne peut-il pas comprendre ? Cette deuxième hypothèse paraît peu vraisemblable, car le texte est bien clair et ne prête guère à la confusion. Pourtant je n'exclus pas qu'il en soit allé ainsi, car je suis convaincu qu'il existe un lien entre ce monde sans autre que Plenel et les siens nous préparent, ce monde plein, uni, sans extérieur à lui-même, sans altérité, sans absence, sans vide, et ce refus de l'autre et de toute parole autre, de tout autre discours, de son intelligence et d'abord de sa perception, qui est si caractéristique de l'état du débat en France aujourd'hui : tout ce qui refuse de s'inscrire dans les termes de l'échange tel qu'il est prévu fait aussitôt l'objet, non pas d'une contestation intellectuelle, inenvisageable parce qu'elle implique un autre qu'on respecte, justement, mais d'une condamnation morale extrêmement violente, j'en sais quelque chose ("le mal absolu", "la bête immonde", "la peste" et autres gracieusetés de cet ordre); ou bien d'un silence organisé (pas d'accès aux médias, pas d'échos indirects qui pourraient attirer l'attention sur vous); ou bien d'une mécompréhension et de déformations systématiques (citations tronquées, fausses attributions, inventions pures et simples qu'ensuite les rédactions se repassent); et le plus souvent d'une combinaison tâtonnante, par chance un peu contradictoire, de ces trois procédés. A cet égard il est assez significatif que le puissant directeur du Monde, un journal avec lequel les éditeurs en général, et on les comprend, n'aiment pas trop se brouiller, feigne de s'étonner au passage, et déplore incidemment, qu'un type comme moi puisse encore être publié par « des éditeurs de renom et de qualité » -lesquels feraient peut-être bien, croit-on l'entendre suggérer, de voir à épurer un peu leur catalogue, et de nettoyer leurs écuries.

M. du S. : Mais du livre de Plenel dans son ensemble, que pensez-vous, si tant est que vous ayez une opinion ?

R. C. : Il y aurait beaucoup à en dire, car il s'agit sans doute d'un des meilleurs résumés qu'on puisse trouver en librairie des positions les plus doxales sur la marche du monde. Il s'en dégage d'ailleurs un effet fortement comique, qui tient à une singularité que je n'ose appeler psychologique, chez l'auteur. Pour le commun des mortels le fantasme gratifiant consiste à s'imaginer tout puissant quand on est dans la position la plus humble; richissime quand on n'a pas un sou devant soi; plein d'influence sur le cours des affaires de l'État quand personne ne se soucie de vous demander votre avis sur elles; en merveilleux accord avec le sentiment dominant quand tout ce que vous dites et tout ce que vous pensez est en abomination à la société qui vous entoure. Chez Plenel, le fantasme est exactement inverse, c'est irrésistible. Il y a une très jolie chanson du XVIIe siècle, un peu "surréaliste", comme on ne peut plus dire, qui oppose deux refrains, c'est le monde à l'ordinaire et c'est le monde tout à l'envers. Chez Plenel on a une merveilleuse impression de monde tout à l'envers. Les forts y sont les faibles, les puissants y sont misérables, les résidents à vie du Quartier Général se voient comme de pauvres francs-tireurs pourchassés -cela dans le débat idéologique, je veux dire, pas dans la réalité du monde. Songez : voilà certainement un des quatre ou cinq personnages les plus puissants de la République, devant lequel les ministres tremblent, qui peut faire et défaire la carrière des juges, qui ne peut pas publier un ouvrage sans qu'aussitôt tout ce que la gendelletrie compte de garçons d'ascenseur et de cireurs de bottes se précipite aussitôt, en grand uniforme de Spirou, toutes brosses à reluire au vent, pour célébrer à l'envi son prodigieux talent littéraire et sa clairvoyance hallucinante. Même Sollers est un bricoleur de l'influence, par comparaison, un fumiste de l'échange de services, un tout petit import-exportateur de gratification narcissique, qui aurait tout juste pignon sur le port de Bordeaux, ou celui de Saint-Martin-de-Ré. Eh bien Plenel, au milieu de tout ça, au lieu de jouir de cette rente de situation qu'il s'est acquise par sa pugnacité, on dirait qu'il s'imagine encore en modeste militant trotskyste, en héros romantique et solitaire, en grand incompris, en traqué, en paria. Il ne pense, ne dit et n'écrit rien que ce qu'il faut dire pour être aimé et célébré de toute part, il ne peut pas ouvrir la bouche sans que le « vrai public de télévision », comme on dit chez Thierry Ardisson, ne ressente une furieuse démangeaison d'applaudir, il est en permanence en l'accord le plus étroit avec les mentalités dominantes, avec l'évolution générale des choses -si désastreuse nous paraisse-t-elle à nous -, et peut-être même, hélas, avec le sens de l'histoire. Et cependant rien n'y fait : on sent que dans son bureau du Monde il ne doute d'être Charlot dans sa cabane de planches au bord du précipice, un jour de tempête de neige, au coeur hostile du Klondyke. En son fantasme il se voit lui-même, et il voit les idées qu'il défend, comme menacés de toute part, en butte à la coalition chaque jour plus dangereuse de toutes les puissances liguées contre elles et contre lui. Et ça ne s'arrête pas là : par un nécessaire effet de symétrie, que je ne peux pas ne pas trouver réjouissant, il me voit moi, par exemple, puisque je fais partie de ses adversaires, comme un écrivain qui bénéficierait dans tous les milieux de toute sorte de soutien formidables, et comme un redoutable idéologue dont les thèses perverses auraient pénétré tout l'édifice social.

M. du S. : Eh bien c'est tout le mal que je vous souhaite, puisque je vois que nous devons nous arrêter là pour aujourd'hui.

R. C. : Je vous remercie. Mais je crains que nous ne soyons assez loin du compte...

Propos recueillis par Marc du Saune.


 



 

Extraits de lectures

« Réactionnaire ? Au fond, la grande crainte du général de Gaulle n'était-elle pas le règne de l'indistinct et de l'indifférencié, du mélange universel des caractères, des appartenances et des fonctions, où nul ne se connaît, cet universel "mélangisme" qu'il a senti venir dans la société de masse. "L'immense termitière", il l'a décrite avec effroi, en novembre 1941, dans le discours d'Oxford. Déjà, tels Bernanos, Orwell ou Chaplin, il apercevait dans « l'époque moderne, la transformation des conditions de vie par la machine, l'agrégation croissante des masses et le gigantesque conformisme qui en sont les conséquences » et s'inquiétait de ce malaise dans la civilisation où toutes les personnalités se fondent, qui avait comme naturellement conduit au nazisme. "Dès lors que les humains se trouvent soumis, pour leur travail, leurs plaisirs, leurs pensées, leurs intérêts, à une sorte de rassemblement perpétuel, dès lors que leurs logements, leurs habits, leur nourriture, sont progressivement amenés à des types identiques, dès lors que tous lisent en même temps la même chose dans les mêmes journaux, voient, d'un bout à l'autre du monde, passer sous leurs yeux les mêmes films, entendent simultanément les mêmes informations, les mêmes suggestions, la même musique, radiodiffusées, dès lors qu'aux mêmes heures, les mêmes moyens de transport mènent aux mêmes ateliers... »

(...)

« Semblable refus du "mélangisme" a son équivalent sur une autre question passablement sensible, l'immigration. (...) Dans son esprit [à de Gaulle], cette intégration est également illusoire si elle dépasse une certaine mesure, comme en témoignent ces propos tenus à Alain Peyrefitte : "Il ne faut pas se payer de mots ! C'est très bien qu'il y ait des Français jaunes, des Français noirs, des Français bruns. Ils montrent que la France est ouverte à toutes les races et qu'elle a une vocation universelle. Mais à condition qu'ils restent une petite minorité. Sinon la France ne serait plus la France. " (...)

« Sans doute la seule intégration aisée est-elle, à ses yeux, celle d'individus et non celle de populations entières. (...)

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« (...) Or, il est indubitable que pour de Gaulle, il n'est pas davantage possible d'intégrer des communautés dès lors qu'elles sont organisées comme telles, que d'intégrer des nations entières : "Vous croyez que le corps français peut absorber dix millions de musulmans ?" demande-t-il un jour au même Peyrefitte. (...)

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« Les Français ont changé de politique parce qu'ils ont peut-être oublié leur conception du monde, ou perdu même toute conception d'un monde en ordre : ils se désintéressent de l'Afrique, des Africains et de leurs civilisations, si broyées pourtant par l'uniformisation de la planète, ils tournent le dos avec de lâches haussements d'épaules à la coopération et à la francophonie, qui est une fraternité, dans le temps où ils croient s'absoudre de tout devoir envers le monde en substituant, à une immigration de travailleurs en général temporaire, une immigration définitive dont ils répètent avec une moins lâche hypocrisie qu'elle conduit naturellement à l'intégration, laquelle semblait réalisable dans les années 80 mais l'est de moins en moins à mesure qu'elle implique une organisation de la France en communautés, l'appartenance à la nation cédant la place cédant la place aux appartenances communautaires absolument contraires à la conception que de Gaulle pouvait avoir, non seulement de la Nation, mais aussi des rapports Nord/Sud. Quand on entendit, en certain stade dit "de France", l'hymne algérien tomber de tribunes qui venaient de siffler la Marseillaise, le tout devant un Premier ministre qui par son impassibilité sembla donner un aval officiel à cette situation, sans que le président de la République s'émeuve lui-même, on ne pouvait douter que tôt ou tard la partie ne prenne fin. Car une partie de football, comme toute chose, ne peut plus produire nul ordre, ni échange ni arbitrage, dès lors qu'elle est dévisée en elle-même, que les cadres eux-mêmes sont pulvérisés -qu'il n'y avait plus, en l'occurrence, d'un côté l'Algérie, et une équipe d'Algérie, et de l'autre la France, et conséquemment une équipe de France.

« Que les "mélanges" soient impossibles sans dénaturation, c'est-à-dire sans que, au-delà d'une certaine mesure qui ne peut-être, précisément, que mesurée, ils en viennent à changer la nature même de ce qui est mesuré, le problème est amplement démontré par les divers figures de cette "tentation communautaire" à laquelle la France sacrifie aujourd'hui tous ses anciens principes, et dont Joseph Macé-Scarron a montré vers quels précipices elle l'entraînait (1). Reste à déterminer justement la mesure, le départ entre ce qui nourrit (que de Gaulle nomme les "apports" et dont il se félicite), et ce qui détruit. »

Paul-Marie Coûteaux, Le Génie de la France, de Gaulle philosophe, éditions Jean-Claude Lattès, Paris 2002, pp. 240-247.

 

(1) Joseph Macé-Scarron, La Tentation communautaire,  Plon, 2001.