Éditorial n° 17, 12 novembre 2002
Entretien avec Marc du Saune (III)
Marine Le Pen. La Turquie. Valéry Giscard d'Estaing.
Claire Laux & Isabel Weiss. Télévision. René
Girard, etc.
Marc du Saune : Renaud Camus, souvent il m'arrive de penser
à vous en regardant la télévision, et depuis notre
plus récent entretien j'en ai eu plusieurs fois l'occasion, par
exemple en écoutant et en observant deux femmes qu'on a beaucoup
vues sur le petit écran ces dernières semaines mais qu'à
cela près rien ne rapproche, que je sache, au point qu'il serait
absurde et peut-être indécent de rapprocher leurs noms,
n'était que l'une et l'autre, très séparément,
m'ont fait me demander ce que vous pouviez penser d'elle, et de ce qu'elle
peut avoir à dire. La première est Marine Le Pen.
Renaud Camus : Ça par exemple... Je ne suis pas sûr
d'avoir grand-chose à dire de Marine Le Pen...
Marc du Saune : Attendez... Donnez-moi le temps de préciser
un peu ma question... Le parti de l'In-nocence est à présent
fondé, même si son programme, selon vos propres termes,
n'est qu'un chantier à peine esquissé. On sait tout de
même à peu près, si je peux poursuivre la métaphore,
à quels emplacements vont se dérouler les travaux. Je
fais ici de la pure spéculation, de la prospection ad libitum,
de la politique fiction. Imaginez que le Front national se libère
de l'hypothèque - de l'atout, bien sûr, par certains
côtés, mais aussi de l'hypothèque, par beaucoup
d'autres - que représente pour lui Jean-Marie Le Pen, avec son
passé, ses jeux de mots calamiteux, ce qu'on soupçonne
ou ce qu'on sait de ses associations avec tel ou tel milieu : tout ce
qui rend sa personne, autant et plus que ses idées, inadmissibles,
inenvisageables, pour des millions de Français. Imaginez que
le Front national s'incarne dans une femme comme Marine Le Pen, relativement
nouvelle en politique ou du moins sur le front médiatique, habile,
intelligente, et qui jusqu'à présent échappe a
beaucoup des reproches qu'on peut faire à son père. Dans
une telle hypothèse, qu'est-ce qui séparerait le parti
de l'In-nocence du Front national ? Ne craignez-vous pas que dans beaucoup
d'esprits une confusion soit possible ?
Renaud Camus. : Ah, oui, je comprends mieux votre question...
Permettez-moi de vous répondre, pour commencer, que dans notre
programme, même au stade très peu élaboré
où il se trouve à cette date, les points de divergence
avec le Front national sont nombreux. Par exemple nous ne sommes pas
du tout hostiles à l'Europe, nous : nous nous sentons même
très "européens", en ce sens que l'Europe c'est
une civilisation qui nous est chère, comme toutes les civilisations,
et qu'en plus c'est la nôtre. Nous ne sommes pas du tout hostiles
à l'euro, malgré son nom affreux. Nous ne sommes pas non
plus adverses à l'élargissement de l'Union, bien au contraire.
Nous considérons que l'appartenance à l'Europe est un
fait avant même d'être un droit, un fait culturel avant
d'être ou de devenir un fait économique ou institutionnel.
Marc du Saune. : Vous n'êtes pas adverses à l'élargissement,
cependant vous êtes très opposés à l'entrée
de la Turquie dans l'Union européenne, au point d'avoir inscrit
cette opposition dans les statuts
mêmes de votre parti, et d'avoir jugé bon de signifier
par un communiqué officiel, ces jours-ci, votre
appui total aux prises de positions récentes de Valéry
Giscard d'Estaing sur la question. Donc manifestement il y a élargissement
et élargissement.
Renaud Camus : En effet. Valéry Giscard d'Estaing, à
notre avis, a dit là-dessus ce qu'il y avait à dire, et
sur ce point ce n'est pas la première fois. Mais voyez l'épaisseur
des malentendus : une dame me fait savoir qu'elle est d'accord avec
la plupart des orientations du parti, à ceci près qu'elle
aime beaucoup les Turcs et la Turquie ! On en est encore là !
Il se trouve que moi aussi j'aime beaucoup les Turcs et la Turquie,
plus peut-être que ne le soupçonne cette dame - ce qui
ne m'empêche en aucune façon de les considérer comme
des étrangers, étrangers à l'Europe, étrangers
à la France. Et d'ailleurs nous touchons-là à une
deuxième couche de malentendu, que j'ai souvent essayé
de lever : les plus virulents parmi les antiracistes de système
voient rouge dès qu'ils nous entendent déclarer que tel
ou tel est étranger, ou que ceci ou cela, cette coutume,
cette oeuvre, cette pratique, ce rite, est étranger à
nos traditions ou à ce que nous sommes. Leur colère montre
bien qu'étranger, dans leur esprit, a toujours des connotations
péjoratives. Pour un peu on les soupçonnerait d'avoir
bâti leur sytème, et de le soutenir avec tant d'emphase,
sur un fond de xénophobie mal assumée, pour leur renvoyer
le mot dont il font eux-mêmes, souvent, un usage si abusif et
mal fondé. En nous il n'y a pas la moindre xénophobie
: étranger n'est en aucune façon un terme péjoratif,
bien au contraire ; et que les Turcs soient étrangers
ce n'est pas une circonstance qui les diminue si peu que ce soit à
nos yeux, ou qui les rende moins aimables.
Marc du Saune : Ainsi vos réserves, pour ne pas dire
plus, quant à l'entrée éventuelle de la Turquie
dans l'Union tiennent uniquement au caractère étranger
de ce pays par rapport à l'Europe, plus par exemple qu'à
sa démographie, qui comme tous les commentateurs l'ont rappelé
ces jours-ci, ferait de lui, à court terme, le pays le plus peuplé
de l'Union ?
Renaud Camus : Mais justement sa démographie est un des
nombreux traits qui le rendent étrangers à l'Europe, et
à l'état présent de la civilisation européenne.
Une des caractéristiques les plus marquantes des pays les plus
développés, et spécialement des pays européens,
c'est la diminution des taux de reproduction démographique, et
la tendance à la réduction quantitative des populations
- tendance que pour ma part j'approuve hautement, et en laquelle je
vois une grande preuve de sagesse et même d'in-nocence : in-nocence
à l'égard de la terre, de l'environnement, de l'urbanité,
de la civilisation.Tenez, vous m'interrogiez tout à l'heure,
un peu tendancieusement, sur nos différences avec le Front national,
et même avec un hypothétique Front national nouveau et
plus avenant, qui s'incarnerait en Marine Le Pen : eh bien, autre exemple,
nos vues et les siennes en matière de démographie sont
radicalement opposées. Nous ne sommes pas du tout pour encourager
les Français et les Européens à faire plus d'enfants
qu'ils n'ont naturellement envie d'en avoir ces temps-ci. Bien au contraire
! Si les populations peuvent "naturellement" diminuer en quantité,
par quelque effet d'alarme de l'inconscient collectif, nous ne pouvons
que nous en réjouir...
Marc du Saune. : Donc il ne faudrait pas trop compter sur vous
pour une politique familiale nataliste...
Renaud Camus : Pour une politique familiale nataliste,
non, pas trop. Mais une politique familiale ne se réduit pas
au natalisme. En particulier, nous serions disposés à
faire tous les efforts concevables pour que tous les enfants, quelle
que soit leur origine sociale et les moyens de leurs parents, puissent
accéder à la meilleure éducation concevable, puissent
faire toutes les études qu'ils veulent et qu'ils peuvent faire,
en somme aient un accès égal à l'inégalité.
Nous ne tolèrerions pas que quiconque, pour des raisons économiques
et sociales, puisse être empêché de faire toutes
les études que cette personne, enfant, adolescent, jeune adulte,
adulte, aurait à la fois les moyens intellectuels, le désir
et la volonté d'accomplir.
Marc du Saune : Bien. Cependant, dans la mesure où je
crois comprendre que vous n'êtes pas plus favorable que le Front
national a toujours plus d'immigration, il me semble que sa position
à lui, franchement nataliste, est plus logique que la vôtre...
Renaud Camus : Pas du tout, parce qu'elle assume que l'augmentation
démographique est une fatalité, voire un idéal
; et que si cette augmentation n'est pas assurée par ceux-ci,
il faudra bien qu'elle soit assurée par ceux-là. Nous
estimons au contraire que dans l'état actuel de la planète
toute augmentation démographique est désastreuse, et qu'il
n'y a pas lieu de l'encourager ici pour la décourager ou pour
la contenir là. Il faut ne l'encourager nulle part. Il faut laisser
un peu respirer la terre. Elle est déjà trop chargée
d'hommes. Au point où nous en sommes arrivés, plus il
y a d'hommes sur la terre, moins il y a d'humanité pour chacun
d'entre eux. La cité, la civilisation, les Grecs le savaient
bien, sont des équilibres précaires : ni trop, ni trop
peu. Tout vivant dès lors qu'il est vivant participe du sacré.
Mais il en participe d'autant plus étroitement que cette valeur
qu'il représente n'est pas bradée en une prolifération
aveugle, qui chasse le sacré de l'espace sensible, qui abolit
toute absence, toute distance, toute possibilité de silence et
de retour sur soi-même après chaque détour par l'altérité
- détours rendus d'autant plus difficiles, au demeurant, que
l'altérité il y en a de moins en moins, pourchassée
qu'elle est par la croissante similitude du monde, son in-différence,
sa sinistre coïncidence avec lui-même, sa déculturation
massive, sa vulgarisation, ce que j'ai appelé ailleurs, de façon
peut-être un peu provocante, sa prolétarisation
: je vous rappelle que le prolétaire, étymologiquement,
c'est celui qui est réduit à la fonction reproductrice...
Mais bon, après cette petite embardée pseudo-métaphysique,
et pour en revenir à la question un peu plus triviale de nos
divergences avec le Front national, puisque c'est celle que vous avez
choisi d'aborder aujourd'hui, on pourrait multiplier les exemples indéfiniment.
Le plus important selon moi se situe à un autre niveau. On peut
dire que culturellement, intellectuellement, spirituellement, par les
attaches, les goûts, les références, les curiosités,
lui et nous sommes à des années-lumières. Bien
que mes amis et moi soyons habitués à être traités
de tous les noms - c'est une espèce de sport médiatique,
un exercice de férocité pour les débutants, une
discipline de maintien en forme pour les confirmés -, eh bien
malgré cela personne n'a encore songé à nous traiter
de populistes!
Marc du Saune : Bref, ce que vous êtes en train de me
dire, c'est que vous n'appartenez pas au même monde, le Front
national et vous... J'en prends acte. Mais plutôt que sur les
divergences, j'aurais peut-être mieux fait de vous interroger
sur ce que vous auriez éventuellement en commun, avec un éventuel
Front national nouvelle manière, "délepénisé",
ou plutôt "marinisé"...
Renaud Camus : D'abord vous assumez bien rapidement, à
mon avis, qu'un Front national "marinisé" serait ipso
facto "délepénisé", "déjeanmarienisé"...
Le moins qu'on puisse dire est que nous n'en sommes pas là. Mais
pour répondre à votre question : ce que nous aurions éventuellement
en commun, on en ferait rapidement le tour, et pourtant c'est loin d'être
négligeable. C'est essentiellement un refus - un amour et un
refus, un refus inspiré par un amour : le refus qu'un peuple
disparaisse, qu'une histoire cesse, qu'une civilisation, unes des plus
hautes que la terre ait portée, soit noyée dans l'indifférence
et l'indifférenciation générale...
Marc du Saune : Vous êtes sûr que le Front national
est très attaché à la civilisation ? Il n'en a
pas toujours donné des preuves irréfutables...
Renaud Camus : Non, c'est vrai, vous avez raison. Mais peut-être
peut-on faire le crédit à nombre de ceux qui le soutiennent
d'être attachés à la France, au peuple français,
à leur survie, au maintien d'un sens au mot français.
Marc du Saune : Justement, c'est leur faire beaucoup de crédit,
à mon avis... Mais je vous laisse à ces dangereuses espérances,
voire à ces illusions.
Renaud Camus : C'est vous qui m'avez poussé de ce côté-là.
Elles ne m'obsèdent pas, le Front national non plus. Je n'y pense
pas tous les matins. Mais vous vouliez me parler de deux femmes,
tout à l'heure. Quelle était la seconde ?
Marc du Saune. : Ah pour le coup celle-là vient d'un
autre univers culturel, pour reprendre à peu près votre
image. C'est cette jeune femme qu'on a vu dans de nombreuses émissions
au sujet de l'école, ce mois-ci, à propos de son livre
Ignare Academy.
Renaud Camus : Oui, je vois parfaitement qui vous voulez dire
: Isabel Weiss. Son livre est écrit avec une autre "enseignante",
comme je crois qu'on dit et comme d'ailleurs elle ne dit pas : un autre
professeur, une agrégée comme elle, Claire Laux.
Marc du Saune : Vous y êtes cité à plusieurs
reprises, très favorablement. Vous l'avez lu ?
Renaud Camus : Oui, je l'ai lu, avec beaucoup d'intérêt.
Peut-être peine-t-il un peu à trouver son ton, mais après
tout ce n'est pas au premier chef un ouvrage littéraire. En revanche
c'est un ouvrage d'utilité publique. Voilà exactement
notre espérance, en fait : que grâce à des livres
comme celui-là et quelques autres - je pense aussi à celui
de mon ami Christian Combaz, Enfants sans foi ni loi, je pense
aux Territoires perdus de la République, à plusieurs
autres ouvrages-, une prise de conscience arrive à se faire jour
et à se faire entendre, malgré la chappe de plomb que
font peser sur nous les Amis du Désastre ; que le climat change,
qu'un peu de réalité perce enfin, sous le vrombissement
assourdissant, sans relâche, des presses et des machines de la
dénégation. Quant au fond, en tout cas, je souscris des
deux mains, pour accablant qu'il soit, au constat qui est dressé
par Claire Laux et Isabel Weiss. Et j'admire beaucoup le courage que
témoigne Isabel Weiss en se rendant à toutes les émissions
les plus casse-cou des programmes, pour essayer de dire ce qu'elle à
dire, et qu'encore une fois j'approuve en tout point. Elle a d'autant
plus de mérite qu'elle n'est pas une "bête de télévision",
comme on dit. Et ce n'est certes pas un reproche de ma part, d'autant
que je serais bien le plus mal placé qui soit pour le lui adresser,
moi qui dans un climat défavorable, et il l'est presque toujours,
arrive à peine à aligner trois mots.
Mais plus généralement, ce qui me frappe, c'est à
quel point même les personnes qui font l'objet de nombreuses invitations
médiatiques, comme cela a été le cas d'Isabel Weiss,
bénéficient de peu d'espace et de temps de parole. Dans
la plupart des émissions, on dirait que tout est fait désormais
pour que personne ne puisse dire un mot, finir une phrase, ne parlons
pas d'aller jusqu'au bout d'un raisonnement ou d'une démonstration.
On dirait même qu'il y a des gens qui ont un rond de serviette
à demeure sur tous les plateaux, comme ce bonhomme du Nouvel
Observateur dont j'oublie le nom mais qu'on voit partout cette saison,
et qui n'ont d'autre fonction que d'empêcher que jamais il affleure
de la pensée, du sens constitué, du discours. Bien sûr
il existe une prime à celui qui a la voix la plus forte, et qui
éprouve le moins de scrupule à interrompre les autres
; une autre prime à celui ou celle qui aligne le plus grand nombre
de platitudes bien pensantes. Certains "publics de télévision",
comme dit Thierry Ardisson, qui a au moins le mérite de souligner
en l'accentuant la dérision de tout cela, sont même dressés,
de toute évidence, à reconnaître les platitudes
de cette sorte, et à saluer d'une salve d'applaudissements bien
sentie toute citation à peu près exacte du catéchisme
bien-pensant métissomane. Chaque fois qu'un invité dit
ce qu'il faut dire, et arrive à placer pour la cinquantième
fois de la semaine une des principales niaiseries instituées
- pas forcément fausses, comprenez moi bien : il ferait beau
voir qu'en plus elles dûssent systématiquement être
fausses ! -, il est aussitôt récompensé par une
large bouffée d'amour en boîte.
Quant à ceux qui ne disent pas ce qu'il faut dire, au contraire,
ou pis encore qui disent ce qu'il ne faut pas dire, tout un système
très au point permet de les faire taire, ou en tout cas de les
empêcher de se faire entendre. Et qu'ils soient des "bêtes
de télévision" n'y change pas grand chose, dans ces
cas-là. Voyez votre Marine Le Pen, et comment tout le monde,
après l'avoir invitée, sans doute parce qu'il le fallait
bien, se donnait du mal, même Christine Ockrent qu'on souffrait
de voir réduite à ce piètre emploi, pour l'empêcher
de s'exprimer. Le schéma est à peu près toujours
le même. Un journaliste pose une question, l'invité commence
à répondre, le journaliste ressent aussitôt le besoin
de préciser sa question, ou de la formuler autrement, ou bien
de traduire pour les pauvres téléspectateurs les premiers
mots de l'interrogé, de leur expliquer ce qu'il veut dire vraiment,
en lieu et place de ce qu'il dit. Lorsque c'est nécessaire on
s'y met à plusieurs, comme dans les commissariats : mais ce n'est
pas pour faire parler, c'est pour empêcher que soit dit ce qui
ne doit pas être dit, ce qu'une société ne veut
pas entendre. Heureusement il arrive que quelques victimes récalcitrantes
se révoltent, comme Me Thierry Lévy, récemment,
qu'on a vu quitter, à très juste titre, un plateau, sous
les lazzi d'un public en conserve. Il y a de plus en plus de talk-shows,
mais en eux de plus en plus de show, pour toujours un peu moins
de talk. Certains animateurs, dès qu'un invité
commence à dire quelque chose, à exprimer quelque
chose qui pourrait ressembler à de la pensée, on les voit,
très physiquement, dans les traits de leur visage, dans leur
expression, leur regard, leur bouche ennuyée ou impatiente, n'écouter
plus, ne pas comprendre, s'affoler, constater que tous les codes sont
violés et ne songer plus qu'au meilleur moyen d'interrompre,
de faire taire et d'assurer la transition vers le babil coutumier. Même
un René Girard peut être soumis à pareil traitement
- surtout un René Girard, car rien n'est plus en haine
aux animateurs que ce qui pourrait ressembler de près ou de loin
à de la théorie, à du concept, à de la pensée
mise en forme.
Pour assurer que personne ne parle, la méthode la plus simple,
c'est de faire en sorte que tout le monde parle en même temps.
A ce jeu-là, les Sampiero de la terre - pardonnez-moi, je passe
à des animaux plus petits, au moins intellectuellement - l'emporteront
toujours sur ses René Girard. C'est toujours les voix les plus
précieuses, les plus rares, celles qui auraient besoin d'une
sorte de bienveillance préalable, d'une écoute attentive,
d'une généreuse disposition d'accueil, qui sont sacrifiées
les premières au bénéfice du gros, du grossier,
du ce qui va sans dire et pourtant n'en finit pas de le dire. Il en
va sur les plateaux de télévision comme dans les salles
de classe si bien décrites par Isabel Weiss et Claire Laux :
pour que plus aucun sens ne circule et se transmette, il suffit de laisser
tous les sens s'exprimer simultanément, à commencer par
les plus sommaires, qui par définition sont les plus vivaces.
Marc du Saune : Il me semble pourtant que vous-même, en
d'autres exercices, vous avez été et vous êtes encore
un apôtre et un praticien de la simultanéité du
sens, justement...
Renaud Camus : Sans doute, vous avez raison. Mais la simultanéité
est le sens, en de telles pratiques, ou elle vise à l'être.
Elle procéde d'une forme, et d'une forme d'autant plus rigoureuse
que plus éclatée, justement. Je ne sais jamais si c'est
Robert Misrahi ou moi qui a écrit le premier, ou pensé,
que la forme c'est l'autre. Si c'est lui, je suis d'autant plus
libre d'adhérer totalement à la formule, et de la trouver
excellente. Dans la simultanéité des pauvres sens de la
salle de classe transformée en arène de débats,
comme dans la simultanéité des vains sens lancés
dans les débats télévisés transformés
en foire d'empoigne et aux vanités, ce qui est sacrifié
c'est toujours l'autre, c'est l'altérité, c'est l'étrangèreté,
l'extérieur à soi-même, qu'ils'agisse de l'enfant,
de l'individu ou de la société.Ce n'est nullement un hasard
si une société qui se veut sans étrangers ni étrangèreté,
sans frontières donc sans extérieur, une société
no border,qui rêve de coïncider avec le monde, grâce
à l'universel métissage, si une telle société
est si peu propice au véritable débat, et si elle supporte
si mal toute voix autre, extérieure, qui à tort ou à
raison se refuse à jouer le jeu et à coïncider avec
le cours des choses ou le sens imposé de l'histoire. Dans sa
haine pour ces voix extérieures qui lui rappelent qu'il y a de
l'extérieur, du précieux étranger obstiné
dans son étrangèreté et qui refuse d'être
"intégré", comme elle dit, bref qu'elle n'est
pas le tout du monde et du sens, la société ne peut avoir
recours qu'à la condamnation morale extrême, à la
malédiction, qui est une façon de signifier à l'autre
qu'il n'existe pas, qu'il n'a pas à exister, nul lieu d'être
et de se faire entendre.
Marc du Saune : C'est vrai que, comme vous diriez, c'est
vrai que vous ne parlez pas exactement comme Le Pen père et fille,
pour le meilleur et pour le pire...
Propos recueillis par Marc du Saune