Éditorial n° 19, vendredi 6 décembre 2002
Extrait du journal.
Turquie encore. Guillaume Durand.
Éloge de l'autre et de son altérité.
L'empire du pareil au même.
Je n'arriverai jamais à comprendre comment les journalistes,
animateurs, présentateurs en place et bien-pensants - ce qui
est à peu près un pléonasme, évidemment,
car s'ils n'étaient pas bien-pensants ils ne seraient pas en
place, ou ne le resteraient pas, et pour le rester ils doivent donner
sans cesse plus de gages de leur bien-pensisme -, comment ceux-là
peuvent éternellement faire comme s'ils étaient seuls
au monde, comme si tout le monde pensait comme eux, comme si déjà
n'y avait plus d'autre, pas d'extérieur, pas d'étranger
à leur système idéologique (sauf bien sûr
les maudits, avec lesquels on ne dialogue pas, auxquels on ne peut attribuer
que les sentiments les plus bêtes et bien sûr les plus bas,
et qu'il ne s'agit que de faire taire).
Hier c'était particulièrement frappant, car le caractère
aporétique de ce système intenable (espérons qu'il
l'est bien), était plus à découvert que jamais.
Guillaume Durand, lors son émission "Campus", a annoncé
sur un ton accablé que seulement trente-sept pour cent
des Français étaient favorables à l'entrée
de la Turquie dans l'Union européenne. D'évidence il ne
doutait pas un seul instant que tout le monde, sur le plateau bien sûr,
mais aussi parmi les téléspectateurs, partageait son accablement
devant ces chiffres. Pourtant, si seulement trente-sept pour cent des
Français sont favorables à l'entrée de la Turquie
dans l'Union européenne, c'est sans doute que soixante-trois
pour cent y sont défavorables. Certes leurs représentants,
à ceux-là, ne sont guère invités à
la télévision ; et s'ils l'étaient par exception,
on s'arrangerait pour qu'ils ne puissent rien dire, Dieu sait qu'il
y a des moyens. Mais tout de même, ces soixante-trois pour cent,
même s'ils ne peuvent paraître à la télévision
ils la regardent - du moins peut-on le supposer. Sans doute paient-ils
la redevance, même. Pourquoi faut-il alors que tout se passe jour
après jour comme s'ils n'étaient pas là, comme
s'ils n'existaient pas, comme si leur avis ne comptait pas, comme s'ils
n'étaient pas citoyens, comme s'ils ne pouvaient même pas
prétendre à cette forme très rabougrie et dégénérée
de la citoyenneté, le statut de téléspectateur
? Quelle est l'origine de ce rapt, qui donne à quelques-uns seulement
le droit au débat comme s'ils jouissaient d'une exclusivité
intellectuelle et surtout morale de la parole ?
Ce que Guillaume Durand voulait exprimer à tout prix, et faire
dire à ses invités, surtout, c'est que l'hostilité
à l'entrée de la Turquie dans l'Union européenne
n'était l'expression que de la haine de l'autre, du refus de
l'autre, surtout de la peur de l'autre. Il est revenu plusieurs
fois à la charge, sans rencontrer grand écho il faut le
reconnaître : même ses invités, qui pourtant n'étaient
pas là par hasard, hésitaient manifestement, par peur
du ridicule, à enfourcher une fois de plus, même pour lui
complaire, ces méchants canassons fourbus. Pauvre Durand ! Il
lui sied bien de jouer les hérauts de l'altérité,
flanqué qu'il est des commissaires Weitzmann et Savigneau, ces
champions bien connus de l'ouverture d'esprit ! Que ne comprend-il que
ce qu'il appelle de ses vux, avec ses maigres trente-sept pour
cent, qui déjà se croient seuls au monde, eux aussi, c'est
un monde sans autre, au contraire, sans au-delà de lui-même,
l'empire du pareil au même, où personne n'étant
plus étranger, l'autre n'étant plus autre, justement,
n'étant plus aimable ni seulement tolérable en tant qu'autre,
en tant que pas nous, pas moi, pas la France, pas l'Europe, toutes
les identités se diluent dans l'identique généralisé,
l'accablante similitude de tout et de tous avec chacun et de chacun
avec tout et tous, et d'abord de soi avec soi ?
Macché "peur de l'autre" ? Il s'agit bien de
"peur de l'autre" ! Ce n'est pas la "peur de l'autre",
qui nous anime ! C'est la peur qu'à autre il n'y ait plus
de sens, plus d'autre sens que celui du miroir, par où la mort
entre et sort.