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Éditorial n° 27, samedi 7 juin 2003

Entretien avec Marc du Saune (VII)
Irak & retraites
Du corps enseignant
Qu'il est bien tard

 

Marc du Saune : Renaud Camus, on ne vous a pas beaucoup entendu, dernièrement. Votre parti est en sommeil ?

Renaud Camus : Non, pas du tout. Mais il est vrai que pour ma part j'ai eu beaucoup de travail d'autre part, puis quelques petits problèmes médicaux à régler. Cependant le parti a entrepris la révision systématique de son programme, en procédant par ordre alphabétique, et donc en commençant par la culture, qui se présentait en premier. J'ai beaucoup participé à l'élaboration et à la rédaction du nouveau texte - lequel, bien sûr, peut toujours être revu, élargi, enrichi ad infinitum... Nous venons de passer à la rubrique "démographie".

M. du S. : Sans doute, je conçois que tout cela vous ait beaucoup occupé. Il n'en reste pas moins le parti de l'In-nocence ne se manifeste guère, en une période qui est pourtant très agitée, politiquement, et socialement surtout. Cependant, avant d'évoquer avec vous les grands débats actuels, sur les retraites et sur l'école, j'aimerais revenir un instant, si vous le permettez, sur la question irakienne, car c'est là que nous en étions restés lors de notre dernier entretien. Rétrospectivement, avec tout ce que l'on sait à présent, vous continuez de soutenir l'intervention américaine en Irak ?

R. C. : Nous n'avons pas "soutenu l'intervention américaine en Irak". Nous avons déclaré, ou bien j'ai déclaré à titre personnel, que cette intervention ne nous indignait pas très vivement, que nous n'étions pas loin de nous en réjouir, même, et qu'en tout cas nous ne nous sentions pas le droit de la condamner. C'est un peu différent.

M. du S. : D'aucuns pourraient juger la différence captieuse, il me semble. Quoi qu'il en soit, telle est toujours votre position ? Vous n'avez pas changé de sentiment, même à présent que la recherche et la destruction des prétendues armes de destruction massives de l'Irak apparaissent tous les jours, de plus en plus nettement, comme un but de guerre fallacieux, un simple prétexte, d'autant que ces armes de destruction massive il n'y en avait pas, et que les Anglo-Américains le savaient ?

R. C. : Vous même savez beaucoup de choses, apparemment, dont pour ma part je n'ai pas l'assurance. Mais nos raisons de ne pas nous indigner de l'intervention anglo-américaine en Irak ne tenaient pas à la recherche et à la destruction des armes de destruction massive, que nous avons à peine évoquées, ou pas du tout. Elles tenaient à la nature effroyable du régime irakien, et à la pensée constante, en nous, de ses victimes, qu'il s'agisse d'individus arbitrairement emprisonnés, torturés ou exécutés, de communautés religieuses ou de peuples, comme les Kurdes. L'intervention internationale nous paraissait la seule chance d'entraîner la chute de ce régime-là. Et cette chance, nous n'estimions pas avoir le droit de la laisser passer ; encore moins de l'écarter activement.

M. de S. : Vous avez pourtant, à titre personnel, fait part d'hésitations, de scrupules, voire de remords ou du moins de regrets, quand les opérations ont été engagées.

R. C. : Oui, j'ai été déçu, et j'ai été inquiet, je ne le cache pas, de voir que dans les premiers jours du conflit les Irakiens eux-mêmes, les premières victimes de Saddam Hussein, ne faisaient pas meilleur accueil aux troupes de la coalition, qu'ils ne les accueillaient pas comme des libérateurs.  Je vous le répète, cette intervention militaire anglo-américaine n'avait de raison d'être pour moi, et pour le parti de l'In-nocence, que dans la mesure où elle était une intervention libératrice. Si elle n'était pas cela, si elle n'apparaissait pas clairement comme étant véritablement cela, elle n'avait aucune raison d'être à nos yeux.

M. du S. : Et finalement vous avez été satisfait sur ce point ?

R. C. : Oui. Peut-être pas autant que je l'aurais souhaité, mais oui, dans l'ensemble oui. Il me semble qu'on peut dire que les Irakiens ont été libérés du régime tyrannique qui les opprimait par la terreur ; et que sans l'intervention anglo-américaine ils ne l'auraient pas été, ils ne le seraient toujours pas. Et cela suffit à faire, à mon sens, qu'on ne peut pas regretter que cette guerre ait été menée - même si bien sûr, si évidemment il y aurait mille choses à dire sur la façon dont elle a été menée, et sur les suites qui lui sont données.

M. du S. : Par exemple ?

R. C. : J'ai été très surpris, et je le reste, que les Américains, qui avaient si bien préparé la guerre, semblent avoir si mal, et surtout si peu, préparé la paix. Et j'ai été absolument horrifié par l'attitude de certains de leurs soldats assistant sans réagir à la mise à sac du musée de Bagdad alors que dès le premier jour ils protégeaient soigneusement le ministère du Pétrole. Cette attitude-là est impardonnable. Mais de la chute de Saddam Hussein et de son régime nous continuons à nous réjouir grandement.

M. du S. : Quelles qu'en soient les suites pour l'ensemble de la région ?

R. C. : Il me semble que de toute façon la situation dans la région est plus facile à régler, ou plutôt un peu moins difficile à régler qu'elle ne l'était; et qu'elle est déjà nettement préférable, même, sans Saddam Hussein qu'avec lui. Quant aux premiers craquements qui se font entendre du côté de l'Iran, ils ne peuvent que nous remplir d'espérances....

M. du S. : Bien. J'aimerais pouvoir partager votre optimisme sur ces différents points, s'ils en font bien plusieurs. Mais je voudrais passer à présent à la deuxième partie, la plus importante, de notre échange aujourd'hui - celle qui porte sur la situation actuelle, non pas de l'Irak, mais de la France : et donc sur ce qu'il est convenu d'appeler "la crise sociale".

R. C. : Du point de vue du parti de l'In-nocence, et sous l'angle purement structurel, il va sans dire, il y a un certain rapport entre ces deux domaines de réflexion, pourtant si éloignés : de même que, sans soutenir tout à fait l'intervention anglo-américaine en Irak, nous n'avons pas jugé bon de la désapprouver mais avons déploré les abus et les maladresse de ceux qui dès lors, dans cette affaire,  étaient nos alliés objectifs, si vous voulez, ou dont nous l'étions - je veux dire les Américains ; de même, à propos de l'actuelle "question sociale", comme vous dites, nous ne pouvons pas ne pas être du côté du gouvernement, globalement, et surtout quand nous voyons ses adversaires :  et pourtant nous ne pouvons pas ne pas apercevoir, et déplorer, ses erreurs, ses fautes et ses pas de clercs.

M. du S. : Ses pas de clercs ?

R. C. : Ses pas de clercs, oui. Je dois dire que personnellement je n'arrive pas à comprendre comment il a pu être assez bête, alors qu'il avait à traiter un dossier aussi capital, aussi essentiel, aussi urgent que celui des retraites - et donc, pour une très large part, des retraites des fonctionnaires de l'Éducation nationale-, assez bête, dis-je, pour aller compliquer ce débat-là, dont on savait bien qu'il allait être houleux, qu'il ne pouvait pas ne pas l'être, mais dont l'issue est de première importance pour le pays, et pour l'ensemble des citoyens, avec de nouveaux aménagements tendant à une décentralisation qui n'intéresse personne et qui déplaît à beaucoup, et non sans de bonnes raisons; et dont le moins qu'on puisse dire est qu'elle ne présentait, elle, aucun caractère d'urgence.

M. du S. : Peut-être au contraire était-ce très habile. Peut-être le gouvernement se ménageait-il un domaine où il était disposé à céder, ce qui montrerait sa souplesse, et lui permettrait d'être d'autant plus ferme sur l'essentiel, à savoir la question des retraites.? Mais retenons votre hypothèse. Le gouvernement procède de façon maladroite, selon vous. Cependant vous estimez qu'il a raison sur le fond ?

R. C. : Oui. J'estime en tout cas que ses réformes vont dans la bonne direction, même s'il est probable qu'elles ne vont pas assez loin. Et je suis accablé par l'état d'infantilisme de la société civile, par son défaut d'esprit civique, surtout, son refus de voir la réalité en face et d'y faire face calmement, comme à un problème qui concerne tout le monde, la cité, la République, le common-wealth, comme dit Hobbes. Au lieu de quoi nous n'assistons qu'à un festival de réactions corporatistes, chacun ne songeant qu'à défendre ses petits privilèges et même à les étendre - trente-sept ans et demie de cotisation pour tous, est-ce que c'est bien le moment d'y penser et d'en parler ? Tout se passe comme si l'État, les caisses de retraite, le gouvernement démocratiquement élu, étaient des corps étrangers qu'il ne s'agissait jamais que de pressurer autant que possible, et non pas le bien commun, le trésor public ou l'instrument librement désigné de leur bonne administration. Après deux siècles de démocratie en France, peu ou prou, on dirait que les citoyens n'ont toujours pas pu se mettre dans la tête que l'État c'était eux, et que les avantages qu'ils réclamaient c'étaient à eux-mêmes qu'ils les demandaient, eux-mêmes qui devaient en assumer la charge, et non pas quelque entité mythique pressurable à merci, les riches, les grand capital, les entreprises, les actionnaires.

M. du S. : Les entreprises et les actionnaires sont des "entités mythiques" ?

R. C. : Ce sont des entités mythiques dans la mesure où on les imagine exclusivement comme extérieures au corps social, des sortes de vaches à lait qui ne seraient pas soumises aux même besoins que lui, aux même contraintes que lui, et qu'il lui suffirait de traire quand le besoin s'en fait sentir, indéfiniment,  sans avoir pris soin de les alimenter correctement.

M. du S. : Vous trouvez que les entreprises et leurs actionnaires ne sont pas alimentés correctement ? On constate pourtant des profits hallucinants...

R. C. : Ils sont loin d'être la règle, et ils vous hallucinent. On ne peut pas dire que les entreprises françaises, dans l'ensemble, soient dans un état très florissant.

M. du S. : N'est-ce pas justement la faute des actionnaires et des investisseurs en général, et de leur avidité ?

R. C. : Il faudrait qu'ils soient bien bêtes...

M. du S. : Ce n'est pas inconcevable ! Ni surtout qu'ils préfèrent leur intérêt à court terme à leur intérêt à long terme, et à celui du pays.

R. C. : Vous parlez comme ceux qui veulent sans cesse imposer aux entreprises des charges supplémentaires, alors que...

M. du S. : Les charges des entreprises, elles ont plutôt été allégées, dernièrement...

R. C. : C'est ce qui a permis d'éviter le pire. C'est grâce aux entreprises que nous ne sommes pas tout à fait en récession.

M. du S. : C'est plutôt grâce aux "ménages", comme on dit.

R. C. : Quoi qu'il en soit il est mathématiquement absurde de prétendre faire payer aux entreprises l'inévitable surcoût des retraites. Y songer seulement, c'est montrer qu'on ne comprend rien à la réalité démographique de la situation.

M. du S. : Donc vous êtes de ceux qui trouvez qu'il est tout à fait normal de demander aux Français de travailler plus longtemps ?

R. C. : Tout à fait normal ; et surtout, inévitable. C'est une mesure qui me semblerait devoir s'imposer d'elle-même, si on se livrait à un examen objectif non seulement de ce qui nous attend mais de ce qui nous entoure dès à présent. J'ajoute que l'opportunité de cette mesure ne peut que paraître particulièrement évidente au parti de l'In-nocence, qui est favorable depuis son origine, je vous le rappelle,  à une sensible décrue démographique :  nous jugeons que le considérable accroissement démographique du dernier siècle ne devrait en aucune façon se poursuivre, nous estimons au contraire qu'il devrait être inversé, nous espérons qu'il va l'être. Si cette décrue survient, comme nous le souhaitons, elle impliquera naturellement un vieillissement de la population, d'ailleurs déjà en cours. De ce vieillissement nous ne nous alarmons en aucune façon, d'autant qu'il coïncide avec une très profonde transformation médicale et sociologique de ce que sont l'âge, le seuil de la vieillesse, l'état physique des personnes âgées et la durée moyenne de l'existence, qui ne cesse de s'allonger. Cette très souhaitable décrue démographique, le vieillissement qu'elle implique, l'allongement de la durée de vie, il crève les yeux que ces différents facteurs entraîneront un changement du rapport de proportion entre les tranches d'âge au sein de la société, l'impossibilité pour les citoyens qui ont entre vingt et soixante ans de subvenir seuls, par leur activité salariée, aux besoins des citoyens de moins de vingt ans et surtout des citoyens de plus de soixante, sans cesse plus nombreux -  et donc la nécessité absolue de déplacer les barrières entre ces tranches d'âge.

M. du S. : Il y a quelque chose que je ne comprends pas du tout. Vous êtes l'auteur de ce petit livre qui a fait quelque bruit en son temps, Qu'il n'y a pas de problème de l'emploi.  Vous y prédisiez, à moins que je ne me trompe tout à fait dans mon interprétation, et sans que vous utilisiez l'expression, peut-être, une "civilisation des loisirs", qui d'ailleurs paraissait vous réjouir. Vous y souteniez en tout cas fatal qu'il était fatal que, du travail, il y en ait de moins en moins, par le fait des machines ; et que donc il était absurde de se donner des objectifs de plein emploi, que l'évolution technologique rendait à la fois impossible à atteindre et inutile à viser. Avez-vous changé d'avis ? Comment pourriez-vous, si ce n'était pas le cas, prêcher comme vous l'avez fait pour une sorte de résignation face au chômage, au motif qu'il serait inscrit dans l'évolution technique de l'humanité, et réclamer en même temps que les travailleurs travaillent plus longtemps ? J'ai du mal à vous suivre : est-il fatal qu'on travaille moins, comme vous le souteniez dans votre petit livre il y a bientôt dix ans, ou bien est-il fatal qu'on travaille plus, comme vous paraissez le penser aujourd'hui ?

R. C. : Je n'ai jamais prêché pour une sorte de "résignation au chômage", comme vous le dites. Au grand jamais. J'ai émis l'opinion que la question du chômage était mal posée, et qu'il ne s'agissait pas de faire en sorte que chacun ait un emploi (l'emploi, d'après moi, ce n'est pas une fin en soi, et c'est en ce sens "qu'il n'y a pas de problème de l'emploi"), mais que chacun ait un revenu lui permettant de vivre correctement et d'être tout ce qu'il peut-être, d'une part ; et d'autre part que les tâches sociales indispensables soient accomplies. Il ne s'agit pas d'occuper les gens pour les occuper, en fonction de je ne sais quelle idéologie du travail pour le travail, et de l'emploi comme clef de voûte de la dignité humaine, voire de l'identité - idéologie qui me semble procéder de la plus stricte aliénation. Il s'agit d'assurer à tous un salaire adéquat et la possibilité d'aller jusqu'au bout de soi-même ; et, parallèlement, de garantir l'exécution des tâches et travaux dont l'accomplissement est indispensable au bon fonctionnement de la société. J'ajouterais, si vous permettez, que cette "civilisation des loisirs", ou peut-être plutôt "du loisir", que j'appelais de mes vSux selon vous, elle s'articulait sur un rapport au sens, et au temps, au temps en tant qu'il est le lieu du sens, et sa condition, dont la caractère idéal est chaque jour plus brutalement renvoyé à son statut d'utopie, étant donné l'effondrement du système d'éducation et la place sans cesse plus réduite, plus marginale, plus nocturne, troglodytique, qui est faite parmi nous à la haute culture et à son langage.

Que les tâches sociales indispensables soient accomplies, on ne constate pas qu'il en aille ainsi, pour parler poliment. Voyez l'état de quasi-paralysie de la Poste, par exemple, et comparez son fonctionnement à ce qu'il était il y a trente ou cinquante ans.  Voyez l'état de délabrement croissant du système hospitalier. L'Éducation nationale, ce n'est même pas la peine d'en parler. L'Armée ne peut plus que faire rire, ou pitié. La Justice n'arrive plus non plus à faire face à ses diverses missions, elle ploie sous elles, elle en est encombrée jusqu'à l'obstruction. Le Patrimoine se dégrade à vue d'oeil, la gestion du territoire est à l'abandon, offerte en pâture aux intérêts particuliers et à leurs désastreuses rivalités, c'est-à-dire à la loi du plus fort. Les villes sont de plus en plus sales, la campagne est chaque jour plus gravement dépouillée de son caractère de campagne, c'est-à-dire d'espace de réserve pour l'humanité de l'homme. Partout l'homme et la femme ont laissé place à la machine, mais pas seulement, ainsi qu'il était souhaitable, dans les fonctions  dont toute sorte d'appareils pouvaient parfaitement se charger à leur place ; dans des tâches, dans des lieux, dans des fonctions dont l'être humain était seul à pouvoir garantir l'humanité, justement. A l'être humain est de toute part substitué le répondeur, dont la particularité est qu'il ne répond jamais qu'aux questions qu'il se pose à lui-même, pas aux vôtres; et qu'il ignore les cas particuliers, à commencer par le vôtre. Donc, d'une façon générale, on peut dire que le travail  n'est pas fait ; ou bien, si vous préférez, que du travail il y en a, il y en a bel et bien. S'il n'y en avait pas, je continue de penser qu'il serait déraisonnable d'employer les hommes à ne pas s'en acquitter, à seule fin qu'ils aient un emploi, et qu'ils sachent quoi faire de leur temps. Mais il se trouve qu'il y en a, que c'est le fonds qui manque le moins. 

Quant à la nécessité pour chacun, à tous les âges de la vie, d'un revenu qui permette une existence satisfaisante, il est évident qu'elle n'est plus assurée ; et que, si rien n'est fait, elle le sera de moins en moins. J'ai toujours soutenu qu'il était absurde de travailler pour travailler, ou pire encore pour occuper son temps, dont on ne fait que souligner de la sorte le défaut de valeur, et donc de sens ; ou bien pour s'assurer une identité, qui dans ces conditions ne peut être qu'une identité affreusement aliénée. Mais je n'ai jamais pensé qu'il était absurde de travailler pour gagner sa vie, pour assurer que sont bien accomplies les tâches qui doivent l'être dans la société, ou pour garantir l'existence paisible et digne de ceux qui par leur labeur, ou par leur âge, ont mérité le repos, le loisir, la libre disposition de leur temps .

Donc il n'est pas douteux qu'il faut travailler plus. La France est le pays d'Europe où l'on travaille le moins, ou en tout cas le moins longtemps, le moins avant dans l'existence. Et dans l'horreur qui se manifeste si bruyamment, ces temps-ci, à l'idée qu'on puisse «corriger des copies à soixante-cinq ans», ou rendre la justice, ou donner des consultations médicales, il y a deux choses qui s'entendent très clairement, à mon avis : d'abord la haine de l'âge, celui de tous les racismes qui prospèrent parmi nous de très loin le plus virulent, à mon avis, le plus incontrôlé, le plus gaiement inconscient de lui-même : comme si dans toutes les sociétés il y avait une quantité constante de racisme et comme si, lorsqu'il est tant bien que mal repéré et contenu d'un côté il devait fatalement se manifester de l'autre avec d'autant plus d'"innocence" (sans tiret), de fraîcheur, de bonne conscience et d'agressivité ;  et d'autre part, mais c'est très étroitement lié selon moi, le mépris de la culture, de la connaissance, de "la vie de l'esprit".

M. du S. : En quoi est-ce lié ?

R. C. : La culture, il y a longtemps que je le rappelle, c'est aussi un art de vieillir, un sentiment aigu du temps : la claire conscience de sa préciosité, étant donné qu'il y a de la mort ; mais la claire conscience, aussi, de son caractère plastique, à ce temps : malléable, dans une certaine mesure ; taillable, creusable, sculptable, si vous pardonnez ces néologismes ; je veux dire soumis à l'intelligence, au travail de la pensée, à la volonté spirituelle. J'écrivais jadis que la littérature est le grand non serviam. Alain Finkielkraut a raison d'élargir cette image à la culture en général : elle est en effet une insoumission à la matière, à la voie de toute chair, au travail en nous de la pourriture et de la mort. En chacun de nous, elle travaille à déplacer la ligne de crête du destin. Bien sûr arrive dans toute vie le moment du déclin ; mais la culture le recule, non pas indéfiniment, sans doute, étant donné qu'il y a de la mort, encore une fois, et qu'elle lui doit d'exister ; mais très sensiblement tout de même. Ce moment du déclin, elle refuse de le laisser coïncider avec le moment du seul déclin physique, du déclin musculaire, du déclin sportif. Quelques-unes des plus hautes Suvres de l'humanité ont été produites par des octogénaires ou des nonagénaires. Vieillir n'a pas du tout le même sens en société cultivée et dans une société comme la nôtre, où la culture n'a presque plus aucun rôle, aucune prise, aucune place dans l'espace public et dans le plus public de tous les espaces, c'est-à-dire pour nous la télévision, le grand, le triste témoin de ce que nous sommes devenus. La haine de l'âge et la haine de la pensée sont jumelles. Et c'est pour cette raison que le racisme à l'égard des vieillards est si virulent dans les sociétés où la haute culture n'a plus aucune place dans le débat public et sur le théâtre social, où sa langue et sa rumeur si caractéristique ne sont plus perceptibles. Je comprends parfaitement, ne vous méprenez pas, que des personnes qui se sont livrées toute leur vie à de pénibles travaux de force en soient exemptées à l'âge où la force nous quitte, ou décroît très sensiblement. Mais je suis horrifié d'entendre des professeurs évoquer comme une perspective épouvantable la possibilité qu'une institutrice en exercice soit en âge d'être appelée "Mamie", comme ils disent, par les enfants ; ou l'éventualité qu'à soixante-cinq ans un professeur ait encore à corriger des copies. On ne voit pas pourquoi à soixante-cinq ans on ne pourrait pas corriger des copies ! Et qu'y a-t-il de plus beau, au contraire, de plus exactement conforme à la culture et à ses traditions, de plus civilisé que la transmission de la connaissance, et de l'expérience, entre l'âge et la jeunesse, entre la vieillesse et l'enfance ? On entend des professeurs dire à présent qu'ils n'auraient pas la force, sexagénaires, de faire face physiquement à leurs élèves. Mais ce à quoi ils font alors allusion, c'est une situation intolérable, inadmissible, révoltante, presque inimaginable pour toutes les situations précédentes, une situation où le rapport entre le maître et l'élève est un rapport de force physique, où le maître doit être à même de se défendre physiquement  contre des adolescents de seize ou dix-sept ans, doit pouvoir leur tenir tête non pas intellectuellement mais musculairement. Juger recevable un pareil argument, ce serait admettre qu'une pareille situation est normale, qu'elle est en quelque sorte entérinée par l'usage et par l'observation - ce dont  j'espère qu'il n'est pas question. Je veux bien que pareilles situations s'observent en effet, je ne sais que trop qu'elles sont attestées. Elles constituent un témoignage de plus, et parmi les plus criants, du délabrement extrême du système éducatif, et d'un état de violence générale, au sein de la société, dont il n'est pas question ici et maintenant de sonder les causes profondes. Mais tirer d'elles un prétexte pour affirmer qu'on ne peut pas enseigner après un certain âge, soixante ans ou même moins, c'est montrer à quel point on est résigné au pire, combien on accepte de fonder sur lui comme sur la seule certitude,  et combien on est prêt à bafouer à son profit, en vertu de lui, toutes les traditions de la culture et de la civilisation, dont le respect et même l'amour de l'âge ne sont pas les moindres.

M. du S. : Mais attendez : ce rapport d'enseignement où désormais la force physique des protagonistes est à prendre en compte, vous voudriez qu'on fasse comme s'il n'existait pas, comme si cette donnée n'avait pas de réalité ?

R. C. : Je voudrais qu'on ne s'y résigne pas. Je voudrais que cette donnée incontestable, et que nous sommes parmi les premiers et les plus virulents à dénoncer, on ne la considère pas comme un acquis.

M. du S. : C'est bien beau à dire, mais puisqu'elle est là, cette donnée incontestable ? Comment voulez-vous vous en débarrasser ? Il ne suffit pas de lui expliquer qu'elle déplaît...

R. C. : On ne peut s'en débarrasser qu'en mettant fin à l'ensemble du système dont elle est une partie inévitable.

M. du S. : Eh bien ! Vaste programme, comme dit l'autre...

R. C. : C'est celui-là même du parti de l'In-nocence. Cependant je suis prêt à reconnaître avec vous que le parti, étant donné l'état de ses forces, d'une part, étant donné d'autre part l'état du corps enseignant, voit peut-être un peu grand lorsqu'il propose une refonte totale du système d'éducation, et son ordonnancement officiel en trois filières, à savoir la filière générale, ou filière d'excellence, la filière professionnelle, et la filière complémentaire, "intermédiaire", de secours si vous voulez, qui assure qu'aucune situation qui ne soit pas souhaitable ou souhaitée ne soit jamais figée, et qu'un élève qui en a le désir, la volonté et les moyens intellectuels, puisse à tout moment, par exemple, passer de l'enseignement professionnel à l'enseignement général, grâce à une assistance particulière, dispensée par une sorte d'"escadron volant" de professeurs. Sur ce point je vous renvois à notre programme, qui va être refondu et creusé, mais sans que soit contredite cette orientation fondamentale. Toutefois il est bien évident qu'un tel système, dans lequel nous mettons notre foi, ne pourra pas être mis en place du jour au lendemain. C'est pourquoi je compte proposer aux membres du parti, lorsque sera venue, d'ailleurs très prochainement, l'heure de la révision du chapitre "Éducation" du programme du parti, d'y faire une place à la suggestion que j'apportais dans un de mes précédents éditoriaux, et de proposer que certains lycées, dont le nombre dépendra du nombre de professeurs, d'élèves et de parents d'élèves qui seront volontaires pour en appliquer les lignes directrices, assument au plus vite un système formaliste d'éducation, établi autour des principes d'autorité des professeurs, de notation rigoureuse, et d'accès strictement contrôlé à chacun des degrés successifs.

M. du S. : Et qu'advient-il des élèves qui ne peuvent pas suivre, dans ce système ?

R. C. : Ces élèves-là  se retrouvent dans l'enseignement général actuel, celui dont on les a tirés, ou plutôt dont ils se sont tirés eux-mêmes, par leur volonté propre et celle de leurs parents. De cette façon personne n'a rien à perdre. Ce retour à l'enseignement général actuel, nos adversaires ne pourront pas dire que c'est un sort peu enviable, puisque cet enseignement-là ils ne cessent de prétendre qu'il se porte très bien (les extrémistes), ou moins mal qu'on ne veut bien le dire (les optimistes un peu entamés dans leur optimisme, ceux qui n'ont pas encore tout à fait fermé les yeux sur la réalité).

M. du S. : Vous venez de parler, avec un air entendu, de "l'état du corps enseignant", et des conséquences qu'il conviendrait d'en tirer, selon vous. Peut-on savoir à quoi vous faisiez allusion, précisément ?

R. C. : Ce que je veux dire c'est qu'il est tard, qu'il est très tard; que l'état de décomposition du système éducatif est extrêmement avancé ; et qu'on ne peut songer, pour tâcher d'y remédier, qu'à des mesures d'urgence, bien éloignées du plan de réforme d'ensemble qui s'imposerait dans l'idéal. Il ne peut plus s'agir, au moins dans un premier temps, que de sauver ce qui peut l'être encore ; et de faire en sorte que des connaissances et des valeurs qui sont menacées de disparition soient transmises à ceux qui peuvent les recevoir avant de se perdre tout à fait. Pardonnez-moi d'être un peu grandiloquent, mais je crois sincèrement que cette fois-ci c'est le sort même de la culture, voire de la civilisation elle-même, qui est en cause. Alain Finkielkraut faisait remarquer récemment que la question de l'illettrisme ne se posait plus seulement dans l'enseignement primaire et secondaire, mais bel et bien à l'université, et qu'au moins une année, désormais, devait être consacrée, dans les facultés, à apprendre aux étudiants à faire des phrases et à enchaîner un raisonnement. J'aurais tendance, hélas, à aller encore plus loin, et à toucher un sujet tabou, celui du corps enseignant, que tout le monde ne cesse de flatter parce que tout le monde en a peur. Je n'irai que peut-être pas jusqu'à dire  que l'illettrisme sévit désormais jusqu'en son sein, peut-être pas en tout cas l'illettrisme littéral, si je puis dire, mais une sorte d'illettrisme culturel, oui, d'inculture, d'incivilisation, de refus militant de ce qui est pourtant au cSur de toute éducation, je veux dire l'imposition de la forme, et d'abord à soi-même, la non-coïncidence avec soi et avec la pulsion, la médiation, qu'il s'agisse de la médiation par les Suvres ou de la médiation par la syntaxe, cet autre dans la langue. Comment des professeurs qui ne s'imposent pas à eux-mêmes la moindre forme pourraient-ils en conférer à leurs élèves, leur donner à soupçonner qu'il en existe et qu'elle a bâti les cathédrales (et les mosquées), la Recherche du temps perdu et la constitution de la République ? Comment des "enseignants" dont on voit bien qu'il n'y a pas d'autre en eux, pas de grammaire, pas de règle, pas de loi, pas de convention, pas de place pour la médiation, pas d'espace pour ce détour par le tiers  qui est au principe de la courtoisie comme de la littérature, du contrat social comme de la représentation démocratique, de la citoyenneté comme de l'in-nocence, si je puis me permettre, comment de tels "enseignants" pourraient-ils apprendre à des enfants ou des adolescents à devenir autres, et meilleurs, et plus? Comment pourrait-on attendre d'eux qu'ils s'acquittent de cette mission difficile entre tous, et la noble qui soit, si à la première occasion ils montent sur les tables dans la salle des professeurs, pardon, la "salle des profs" ? S'ils jettent des livres à la tête des ministres qui ne leur plaisent pas, et aucun ministre ne leur plaît jamais, sauf ceux qui leur répètent qu'ils sont admirables, qu'ils accomplissent un travail merveilleux, et qu'ils ont toujours raison ? Si ces mêmes livres ils en emplissent des poubelles, lors de leurs manifestations ? S'ils tentent d'empêcher par la force, devant les lycées, les élèves d'accéder aux salles d'examen? S'ils se proposent de donner à tous les candidats de l'épreuve de philosophie la note maximale, comme si la surnotation n'était pas suffisamment avérée, depuis trente ans ? Ou bien s'ils défilent en portant des pancartes à l'effigie de Titeuf, et qui proclament : «Moi j'veux pô de vieux profs!» : joignant de la sorte la débilité au racisme, pour mieux figurer la barbarie en marche?

M. du S. : Moi qui vous croyez endormi, vous m'avez l'air bien remonté...

R. C. : J'aimerais être convaincu que les professeurs et "enseignants" qu'on voit tous les jours à la télévision depuis des semaines  ne sont pas représentatifs de l'ensemble du corps enseignant. Je pense qu'ils ne le sont pas, ou pas complètement, parce que je rencontre beaucoup de professeurs admirables, ou bien je suis en correspondance avec eux, et beaucoup de ceux-là, parmi lesquels plusieurs membres de notre parti, sont encore plus inquiets que moi. Et même parmi ceux que l'on voit à la télévision, admettons-le, il y en a quelques-uns, de temps en temps, qui rassurent un peu. D'autre part certains professeurs, surtout des femmes, ont écrit des livres, ou tenu à la télévision des propos qui montrent bien que toute généralisation, comme d'habitude, serait très abusive, et qu'on aurait tort de se laisser aller au découragement, au sujet de cette profession. Au contraire, on dirait bien qu'une prise de conscience commence à s'opérer, et surtout que les langues se délient un peu, que le réel est moins offusqué, qu'il y a des trous, des déchirures, dans le voile du mensonge optimiste et bien-pensant. Néanmoins on craint d'avoir à se rendre compte que dans l'ensemble, et pour parler un peu trivialement, une part très importante du corps enseignant, s'agissant du problème crucial de l'éducation, est plus du côté du problème, justement, que du côté de la solution. Les parents éduqués se rendent bien compte, en voyant ces enseignants-là, et surtout en les entendant, en observant leur comportement, que les enfants qu'ils pourraient confier à ces maîtres, et à l'école qu'ils incarnent, leurs seront rendus moins éduqués qu'ils ne le sont eux-mêmes, ces parents, mais aussi moins éduqués, moins civilisés, plus grossiers, parlant une langue plus laide et plus encombrée de stéréotypes, que si eux, ces enfants, restaient à la maison. Je l'ai écrit deux cents fois, mais j'en suis de plus en plus convaincu : jadis l'éducation servait à tirer certains enfants du prolétariat culturel pour les faire accéder à la culture et à la connaissance, maintenant, sous l'égide d'un corps enseignant culturellement prolétarisé, il sert à faire de tous les enfants, culturellement, des prolétaires.

M. du S. : Eh bien ! Vous allez encore vous faire des amis ! Pour un chef de parti, on peut dire que vous n'êtes pas très racoleur ! Ce n'est pas avec pareilles réflexions sympathiques que vous allez trouver à votre parti des électeurs au sein du le corps enseignant ! C'est dommage, parce que  l'In-nocence avait de quoi en séduire quelques-uns, pourtant  : un président écrivain, "intellectuel", dans une certaine mesure ; et un programme qui fait une large place à la culture et à l'enseignement, précisément. En prenant les professeurs à rebrousse-poil comme vous le faites, en les mettant en accusation, en en faisant, même, une de vos cibles principales, est-ce que vous ne craignez pas de scier l'une des principales branches où peut-être vous auriez pu vous asseoir, votre parti et vous ?  

R. C. : D'abord je ne prends pas pour cible l'ensemble des professeurs. Il en est beaucoup parmi eux d'excellents, et d'ailleurs, sans qu'il y ait nécessairement de lien entre ces deux propositions, ceux qui partagent mon analyse ne sont pas rares. D'autre part, entre l'éventuelle stratégie électorale de mon parti et ce que je crois être la vérité, vous me permettrez de donner la préférence à la vérité.

M. du S. : C'est ce que disent toujours les hommes politiques qui sont vraiment très très éloignés du pouvoir...

R. C. : Je ne suis pas sûr d'être un homme politique, et je n'ai pas le sentiment d'être très près du pouvoir, en effet...

M. du S. : Chut, il ne faut pas le dire !

R. C. : Bof, on pourra toujours couper au montage...