Le site du parti de l'In-nocence
Pour commenter et débattre des éditoriaux rejoignez le forum public ou le forum réservé aux adhérents

 Éditorial n°7, 5 août 2002

Exeunt les Gaulois
(Pas légers dans le corridor)

 

Alain Finkielkraut a bien voulu témoigner son soutien au Parti de l'In-nocence, qu'il s'agisse de l'avant-projet de programme, pour incomplet et mal dégrossi qu'il puisse être, ou des divers éditoriaux. C'est même à cet éminent confrère qu'il a été fait allusion précédemment, à propos d'une personnalité qui avait émis le voeu, si nous assumions la charge des affaires, ou bien mettions sur pied un "shadow cabinet", d'occuper le poste de ministre des Sports. Peut-être voudra-t-il bien nous faire l'honneur, ainsi qu'il me le laisse espérer, de nous expliquer, dans une communication prochaine, les raisons de ce choix un peu inattendu.

Un paragraphe du précédent éditorial, cependant, l'a trouvé nettement plus réticent. Il a souhaité s'en entretenir avec moi. Et je souhaiterais à mon tour, avec son accord, poser ici même, par écrit, les termes de cette discussion. J'essaierai d'être aussi exact que possible dans la transcription de ses objections et arguments divers. Mais si je me fourvoie, ce qui pourrait bien arriver, il n'aura qu'à me corriger.

Le paragraphe en question, tout d'abord -les lecteurs fidèles voudront bien m'excuser de le reproduire in extenso, pour la clarté du débat :

« Cette façon de voir [la conception majoritairement "ethnique" de l'appartenance au peuple français] était à peu près seule à avoir cours jusqu'à la fin du XIXe siècle, en France, et elle est restée très majoritaire jusqu'assez avant dans la seconde moitié du XXe (quand le président Pompidou parle de "notre race" à Sciences-Po en 1972, il n'y a pas un froncement de sourcils : le mot est à la fois parfaitement admissible et compréhensible par tous, jusqu'en le flou sédimenté qui prouve la profondeur de son inscription sémantique). Pendant toute la durée de ce siècle-là, toutefois, cette manière d'envisager la nationalité, qui longtemps était allée presque sans dire, n'a cessé de perdre du terrain, en partie sous l'influence des intellectuels, des journalistes et des hommes politiques juifs, qui pouvaient difficilement s'en accommoder si leur famille ou eux-mêmes étaient d'immigration récente, puisqu'elle semblait mettre en cause, au moins dans un premier temps, leur appartenance à la nation. Le paradoxe est que d'autres intellectuels juifs, d'autres hommes politiques, et la majorité du peuple, aujourd'hui, en Israël, mettent en avant une conception tout à fait semblable et pareillement auto-évidente (ce qui n'est pas une preuve de validité, certes), quand ils soutiennent qu'une immigration trop massive, d'Arabes en particulier mais de non-juifs en général, remettrait en cause le caractère juif d'Israël. Ces intellectuels-là, ces hommes politiques et ce peuple-là, je n'ai aucun mal à les comprendre; de même que je n'ai aucun mal à comprendre Bernanos, hélas, lorsqu'il parle d'un "jeune homme de ma race" ou du "profond murmure dont la race berce les siens". Est-ce là une conception raciste de la nationalité ? Disons plutôt que ce serait une conception raciale, peut-être, s'il était bien entendu que dans ce mot de race, si fortement enraciné dans la langue mais aujourd'hui chargé d'une si forte opprobre, il n'entre pas, en l'occurrence, la moindre composante scientifique, ou plutôt biologique (car les sciences humaines interviennent tout de même, à commencer par l'histoire). Mais décidément j'aime mieux dire ethnique, atavique, héréditaire : je me sens français comme un arabe se sent arabe et comme un juif se sent juif (ce qui ne les empêche pas d'être aussi français, il va sans dire); et comme la majorité des Italiens se sentent encore Italiens, parce que leur famille l'a "toujours" été, et cela bien avant que l'Italie ne soit un Etat. »

A vrai dire ce n'est pas l'ensemble du paragraphe que conteste Alain Finkielkraut, mais cette seule phrase : « Pendant toute la durée de ce siècle-là, toutefois, cette manière d'envisager la nationalité, qui longtemps était allée presque sans dire, n'a cessé de perdre du terrain, en partie sous l'influence des intellectuels, des journalistes et des hommes politiques juifs, qui pouvaient difficilement s'en accommoder si leur famille ou eux-mêmes étaient d'immigration récente, puisqu'elle semblait mettre en cause, au moins dans un premier temps, leur appartenance à la nation ». Cependant cette phrase n'est pas séparable, au moins dans mon esprit, de celle qui la suit et qu'elle annonce : « Le paradoxe est que d'autres intellectuels juifs, d'autres hommes politiques, et la majorité du peuple, aujourd'hui, en Israël, mettent en avant une conception tout à fait semblable et pareillement auto-évidente (ce qui n'est pas une preuve de validité, certes), quand ils soutiennent qu'une immigration trop massive, d'Arabes en particulier mais de non-juifs en général, remettrait en cause le caractère juif d'Israël ».

Mon dessein était de mettre en avant ce qui m'apparaît effectivement comme un paradoxe, voire une contradiction : d'une part la notable contribution de nombre d'intellectuels, de journalistes, de sociologues, d'hommes politiques juifs, en France, à ce qu'on pourrait appeler la "déconnexion" de la nationalité en général, et de la nationalité française en particulier, d'avec l'appartenance "ethnique"; d'autre part le refus d'autres intellectuels ou hommes politiques juifs, ou les mêmes, de voir appliquer en Israël le "droit du retour", pour les Palestiniens, au motif que l'application d'un tel droit compromettrait le caractère juif de l'Etat d'Israël, ou même y mettrait fin.

Je précise une fois de plus, bien que ce soit tout à fait inutile auprès d'Alain Finkielkraut qui connaît mes positions sur ce point, que ce refus, par le gouvernement israélien, par le peuple juif d'Israël, par une majorité d'hommes politiques et d'intellectuels juifs en Israël, en France et dans le monde, de consentir à l'afflux en Israël de populations non-juives qui par leur nombre compromettraient gravement le caractère juif du pays, je le comprends et même je l'approuve. Pour ma part je suis aussi attaché au caractère juif de l'Etat d'Israël qu'au caractère italien de l'Italie, au caractère suisse de la Confédération helvétique et, si on peut encore l'écrire, au caractère français de la France.

Cependant la symétrie n'est pas parfaite. Juif et français sont deux adjectifs dont les arcs sémantiques respectifs, très larges dans les deux cas (et qui d'ailleurs se recoupent assez largement), n'ont pas exactement la même configuration. Français, par exemple, ce n'est pas une religion. Juif, jusqu'à une date relativement récente, ce n'était pas une nationalité; Et d'ailleurs ce ne l'est toujours pas exactement, même si l'on parle de l'Etat juif ou de l'Etat hébreu : quelqu'un qui dit « je suis juif » ne donne aucune indication sur sa nationalité. Donc, j'en conviens volontiers, tout rapprochement entre le désir de garder à Israël son caractère de nation juive et le désir de garder à la France son caractère de nation française est un peu approximatif. Mais d'être un peu approximatif ne lui ôte pas forcément, je l'espère, toute pertinence.

On pourrait opérer également, avec un degré comparable d'approximation, un rapprochement entre les manières et les possibilités de devenir ceci ou cela. Ainsi on peut devenir juif, par conversion, et l'on peut devenir israélien, par naturalisation. La première occurrence est assez peu répandue, je crois, et la deuxième, plus fréquente, commence à se voir assez sévèrement réglementée et limitée, justement pour les raisons rappelées ci-dessus. Etre juif n'a pas nécessairement un caractère ethnique, cependant : la légende veut que les Khazars se soient convertis en masse au judaïsme; il en était allé de même, beaucoup plus tôt, des sujets de la reine de Saba, si je ne me trompe; et je crois me souvenir qu'Esther Benbassa, dans son Histoire des Juifs de France, estime que nombre de juifs, dans la Gaule romaine, sont des Romains judaïsés. Quant à la possibilité de devenir français, c'est précisément ce qui nous occupe. Mais on peut déjà poser que cette possibilité, en tout cas de nos jours, est beaucoup plus largement ouverte.

Alain Finkielkraut ne nie pas du tout qu'il y ait une contradiction entre la déconnexion de la nationalité par rapport à l'origine, d'une part, et d'autre part l'attachement au caractère juif de l'Etat d'Israël, tel qu'il se manifeste notamment par le refus du "droit au retour". Cette contradiction est même une des principales raisons qu'il avance (il n'est pas le seul) à l'antisionisme de nombreux juifs à travers le monde l'exemple qui m'est personnellement le plus familier, au niveau conceptuel et même philosophique plus encore que politique, est celui de George Steiner, qui trouve que le destin juif s'accomplit dans la diaspora, dans l'éparpillement, dans l'exil, et non pas dans un Etat comme n'importe quel autre destin national. L'objection de Finkielkraut à mon paragraphe ne porte donc pas sur le paradoxe souligné par le rapprochement de mes deux phrases successives. C'est uniquement, je crois (mais j'écris sous son contrôle), la première de ces deux phrases qui le gêne. Et son objection est de nature historique, ou même chronologique.

La déconnexion entre nationalité et origine ("ethnie", "race", "hérédité", "sang", etc.), ce ne sont pas les intellectuels et hommes politiques juifs qui l'ont introduite en France, rappelle-t-il. C'est au contraire parce qu'en France elle était possible et même proclamée, parce qu'elle était déjà inscrite dans le patrimoine culturel de la France et dans les textes, parce qu'elle était depuis la Révolution un trait distinctif de la tradition française, que pour beaucoup d'entre eux (au moins parmi les juifs d'immigration récente dont je parlais) ils avaient choisi la France et qu'ils l'aimaient.

D'une part je souscris pleinement à cette proposition, d'autre part je ne crois pas du tout qu'elle soit en contradiction avec mon paragraphe. Elle l'enrichit singulièrement, elle lui apporte une précision utile et peut-être indispensable, elle le libère de certaines ambiguïtés fâcheuses mais elle ne le contredit pas. Ou plutôt lui n'y contredit en rien. Pas un mot de ma phrase n'impliquait que le recul de la conception ethnique de l'appartenance nationale, recul observable selon moi pendant toute la durée du XXe siècle, avait été inauguré par les intellectuels, publicistes et journalistes juifs d'immigration récente, ni bien sûr qu'ils avaient seuls oeuvré à ce recul. Je ne pense même pas qu'ils y aient tous contribués. Il est bien évident qu'ils n'étaient pas une entité homogène, bien loin de là, que toutes les opinions et les tendances idéologiques (ou presque) étaient représentées parmi eux, et que chacun d'entre eux se définissait aussi, et peut-être principalement, par bien d'autres traits que l'appartenance à cette entité parmi d'autres, « des intellectuels, des journalistes et des hommes politiques juifs ». En l'occurrence cette entité était convoquée par moi, je le répète, pour la seule raison qu'elle était indispensable à la mise en évidence de ce paradoxe qu'à tort ou à raison je juge intéressant, l'opposition très nette, selon les contextes nationaux et selon les époques, au sein d'un groupe unique mais, il est vrai, très sommairement délimité et fluctuant de contours, de deux conceptions peu compatibles de l'appartenance nationale.

Ces deux conceptions, tout incompatibles qu'elles ont l'air d'être en théorie, sont pourtant forcées de coexister dans la réalité de diverses situations historiques complexes. On trouve alors entre elles des cotes mal taillées, des arrangements que les évolutions démographiques et les mutations idéologiques se chargent de réviser indéfiniment. Israël veut garder son caractère d'Etat juif mais doit bien s'accommoder de plus d'un quart de non-juifs au sein de sa population. Les mots suivent comme ils peuvent ces compromis avec le ciel, avec les principes, avec les désirs ou les idéaux, en essayant de ne pas trop se faire remarquer. Ainsi, à l'occasion de l'attentat criminel qui a ravagé ces jours-ci l'université de Jérusalem, la télévision française interviewait sur place divers étudiants. C'était d'abord un étudiant arabe : ÉTUDIANT ARABE lisait-on en sous-titre. Puis venait un étudiant juif : ÉTUDIANT ISRAÉLIEN, lisait-on alors, peut-être parce qu'ÉTUDIANT JUIF, sur un écran de télévision français, aurait fait mauvaise impression. Mais ce sous-titre ÉTUDIANT ISRAÉLIEN n'avait pas de sens puisque "israélien" l'autre étudiant l'était tout autant -ou un peu moins ? (en un seul sens au lieu de deux ?).

Alain Finkielkraut parle avec beaucoup d'émotion, comme toujours, de son maître Emmanuel Lévinas, et de la joie de Lévinas de découvrir en la France et en la culture française, à son arrivée, et même avant, une tradition d'ouverture qui n'attribuait pas au sang, à l'hérédité, à l'appartenance ethnique, l'exclusivité des critères d'appartenance à la nation. Et cette joie il est assez probable que bien d'autres immigrants, juifs et non-juifs, l'ont ressentie, et qu'elle a été pour beaucoup dans leur attachement et leur reconnaissance à l'égard de la France, leur nouvelle patrie. On pourrait toutefois faire remarquer que ce caractère d'ouverture extra-"ethnique", cette déconnexion que j'ai dite entre l'appartenance "ethnique" et la nationalité, ils étaient totalement absents de la culture allemande, qu'il est courant d'opposer en cela comme sur beaucoup d'autres points à la culture française ou peut-être plutôt à la civilisation française : et les juifs d'Allemagne, même immigrés, n'ont pourtant pas éprouvé un moindre amour pour la culture allemande que les juifs de France, même immigrés, pour la culture française, tandis que les uns et les autres ont apporté à chacune une contribution comparable, et pareillement remarquable. Les juifs d'Allemagne ont été atrocement déçus dans leur amour. Mais les juifs de France, surtout immigrés, ne l'ont pas été beaucoup moins.

Sur l'ancienneté de la déconnexion, en France, entre ethnie et nationalité, entre hérédité et appartenance, et sur l'antériorité de cette déconnexion par rapport à la faveur qu'elle a trouvée auprès des juifs français et de bien d'autres esprits, je suis tout à fait d'accord avec Alain Finkielkraut. Cette déconnexion, ce caractère ouvert de la nationalité française, les juifs français ne les ont pas inventés, non plus que ne les ont inventés les autres partisans de cette particularité nationale, qui ont été de plus en plus nombreux entre l'affaire Dreyfus et notre époque à nous, au point de régner presque sans partage aujourd'hui, au moins dans les médias et dans les discours officiels. Dès la Révolution, être français n'était pas exclusivement une affaire d'ancêtres et de sang, nous sommes bien d'accord là-dessus. Bien d'accord aussi pour souligner l'importance du rôle complexe d'un Renan, qui en tout cas souligne sans ambiguïté la place de la volonté, et même de la volonté individuelle, dans l'appartenance nationale. Dès la fin du XVIIIe siècle on pouvait devenir Français quand on ne l'était pas naturellement, pour peu qu'on le désirât avec un peu de suite dans les idées; tandis qu'on n'a jamais pu, pour ainsi dire, et qu'on ne peut toujours pas, à de rarissimes exceptions près, devenir japonais, par exemple (et pour choisir l'exemple aussi loin que possible, dans l'espace et dans l'esprit).

La tradition d'ouverture de la nationalité française est donc ancienne, et elle l'était déjà au temps des premiers "intellectuels" au sens strict, qu'ils soient juifs ou non juifs. Elle a été une des raisons de l'attachement à la France de nombreux immigrés, et du choix qu'ils ont fait de ce pays-ci plutôt que d'un autre. Voilà ce que ne rappelait pas mon sixième éditorial, et que sans doute il aurait dû rappeler. Alain Finkielkraut a eu raison de me le faire remarquer. Si une divergence subsiste entre nous sur ce point, ce n'est pas sur l'existence de cette tradition ni sur son ancienneté; mais seulement sur son importance relative à cette époque ancienne, avant que les premières grandes vagues d'immigration ne lui donnent l'écho toujours croissant dont elle a bénéficié jusqu'à nous. Mon sentiment personnel est qu'au XIXe siècle, par exemple, l'importance de cette tradition dans les esprits était très faible -à ceci près bien sûr qu'étant déjà là, et bien là, elle ne demandait qu'à prendre de l'ampleur et à croître en retentissement, ce qu'elle a fait depuis lors dans les proportions cataclysmiques qu'on sait. Mais son ampleur et son retentissement, à l'époque, étaient à peu près nuls, selon moi.

Mon principal témoin est la littérature, comme d'habitude. On m'envoie couramment dans la figure trente ans de production sociologique ou idéologique, dont je ne tiendrais pas assez compte. C'est vrai. Trente ans de ces ouvrages-là, quels que soient les mérites d'un petit nombre d'entre eux, me semblent de peu de poids face à trois siècles de littérature. Et ce que me dit presque unanimement la littérature, c'est qu'être français n'était certes pas la même chose qu'être italien, ou anglais, ou allemand, ou suisse, mais que le lien entre l'individu et son appartenance nationale n'était pas de nature sensiblement différente en France, en Italie, en Allemagne (bien que ces deux pays n'existassent pas en tant que tels pendant une bonne partie de la période considérée), en Angleterre ou en Espagne. En France la nationalité était plus ouverte, sans doute; on pouvait plus facilement qu'ailleurs devenir citoyen par acquisition. Mais cette citoyenneté ouverte étaient une théorie dont les applications pratiques étaient rarissimes. Elle était là, formidable virtualité pour l'avenir, qu'elle allait transformer de fond en comble sous nos yeux. En attendant elle servait à peine. Et la quasi totalité des Français, alors, étaient français exactement comme les Espagnols étaient Espagnols, les Anglais anglais, les Danois danois; et comme aujourd'hui encore les arabes sont arabes, bien que ce ne soit pas une nationalité : parce que leurs parents et leurs grands-parents l'étaient avant eux. La quasi totalité des Français étaient français parce qu'ils appartenaient héréditairement au peuple français, à l'ethnie française.
-Dieu me pardonne on disait couramment la race, sans penser à mal.

Et certes je sais bien que les Français, même en cette acception ancienne et désormais caduque, apparemment, ne sont pas une race, et surtout pas au sens que les ennemis de ce terme et de ce concept sont à peu près seuls à lui donner, pour le seul plaisir de mieux le récuser. Comme la plupart des peuples mais un peu plus que beaucoup d'entre eux, sans doute, les Français sont le résultat d'un mélange de tribus, de "races", d'"ethnies" et de populations errantes, successivement fixées sur le territoire de la France, à peu près jusqu'au temps qu'il revêtit ce nom-là. Ce caractère composite, il n'est pas question de le nier. En revanche il est fort question, au moins dans mon esprit, de contester la nouvelle doxa historique, idéologique et médiatique, qui dans sa fureur téléologique, son obsessionnelle manie d'aligner le passé sur le présent, de réécrire l'histoire pour mieux asseoir son actuelle domination, veut à toute force que ce caractère composite ait été en permanence renouvelé, que le mélange ait été sans cesse remélangé, bref que la France ait toujours été une terre d'immigration. C'est parfaitement faux. Entre la fin des grandes invasions et les premiers afflux importants de populations étrangères, belges, polonaises, italiennes, etc., dans le derniers tiers du XIXe siècle, l'immigration en France est insignifiante. Bien sûr des individus immigrent, bien sûr des familles immigrent, bien sûr la politique de conquête impose de sérieuses variations et extensions à la définition du mot français, et je ne parle pas des mouvements intérieurs de population. Mais de l'immigration au sens moderne, il n'y en a pour ainsi dire pas. C'est une période de douze ou treize siècles, quinze en comptant au plus large, où le peuple français, ce mélange, stabilisé dans son caractère de mélange, vit sa vie de peuple jusqu'à ce que d'autres mélanges, aussi importants que ceux qui l'ont précédé et créé, inaugurent devant nous une tout autre histoire. C'est la longue époque que couvrait ce qu'on appelait naguère l'histoire de France, quand on l'enseignait encore, avant de la remplacer sans trop le dire mais tout de même en s'en vantant par l'endoctrinement idéologique, sous couvert d'introduction au monde nouveau.

Pendant toute cette longue période, qui s'est étendue bien au-delà de la Révolution française -puisqu'à en croire la littérature, encore une fois, c'est seulement de nos jours qu'elle se termine (je crains d'en être un des tout derniers représentants)- , les Français ont été un peuple comme les autres peuples, je veux dire comme les autres peuples étaient des peuples. Ils l'ont même été un peu plus, et c'est cet un peu plus, peut-être, qui a consacré ou dénoué leur histoire, selon les points de vue : signé leur gloire ou leur perte. Si j'objecte à Alain Finkielkraut le témoignage de nos Lettres, qui jusqu'aux environs de 1970 (et nonobstant Renan, et nonobstant les disposition législatives de la Révolution française et des Républiques successives), semblent parler majoritairement du caractère français, du fait-d'être-français, de la même façon que les Lettres espagnoles parlent du caractère espagnol ou les Lettres italiennes du fait-d'être-italien, sans différence sensible dans la nature du lien, c'est-à-dire de façon essentiellement "ethnique" ici et là, héréditaire, atavique, lui me rappelle Victor Hugo, et son grand idéal internationaliste. Il aurait pu citer bien d'autres noms, et d'autant plus nombreux qu'ils eussent été plus proches de nous. Mais je crois que nous parlions alors du XIXe siècle, et que j'essayais d'établir, à ce moment de la conversation, que la tradition française d'ouverture de la nationalité, de déconnexion entre origine et nationalité, de volontarisme de la nationalité, était une tradition ancienne, certes, mais qui avait été longtemps très minoritaire : un mince filet de tradition, volontariste lui aussi, auprès du grand fleuve non moins traditionnel, et même bien davantage, de la nationalité de caractère traditionnel, c'est-à-dire principalement "ethnique".

Il y a un internationalisme de Hugo, certes, un grand internationalisme et même un universalisme utopique dont on peut avoir le goût, mais dont il faut remarquer qu'il est sans doute minoritaire même chez Hugo, à l'intérieur de son oeuvre, où le réflexe "national" au sens le plus traditionnel est très présent, quand le poète et le prophète ne se laissent pas aller à leurs grandes et belles rêveries futuristes humanitariennes. Il y a certes un universalisme de la francité (1), chez Hugo : tous les peuples de la terre sont appelés à devenir français, et tous les Français ont vocation à l'universalisme, au statut de citoyen du monde. Mais cet universalisme-là, pour être bien compris, gagnerait sans doute à être rapproché d'un autre, encore plus ancien, et qui lui n'est sans doute qu'un européanisme, celui du XVIIIe siècle, dont Rivarol est un des représentants les plus explicites.

Quand Rivarol écrit son Discours sur l'universalité de la langue française, primé à Berlin en 1784, il estime que la terre entière, ou au moins toute l'Europe, a vocation sinon au caractère de français, du moins à cette langue française qui en est peut-être la composante principale. Et l'état d'esprit des hommes de la Révolution n'est pas si éloigné de cela, non plus que celui de Victor Hugo, sans doute. Il s'agit d'une internationalisme hyper-national, d'un privilège de situation, de quelque chose qui s'ajoute à la conception ethnique, sans la remettre en cause le moins du monde : une exaltation effrénée de ce que c'est que d'être français. Il ne faut pas oublier qu'au XVIIIe siècle la France est pour toute l'Europe "la Grande Nation", et que partout les élites parlent français. Rivarol, les révolutionnaires, Victor Hugo, bien d'autres et pour des raisons chaque fois bien différentes, pris d'une sorte d'ivresse au sentiment d'appartenir à ce peuple entre les peuples, prétendent faire de la francité et de la France, de la langue française, des acquis révolutionnaires français, de la liberté telle qu'elle s'est manifestée dans nos révolutions ou bien de la République telle que la France longtemps l'incarne seule, un idéal universel. Tous les citoyens du monde sont appelés à devenir français en plus de leur nationalité d'origine. Et les Français eux-mêmes sont appelés à devenir français à deux niveaux, si l'on peut dire, français en tant que peuple, français comme tous les autres peuples sont ce qu'ils sont, mais en plus, par-dessus le marché, français comme la terre entière a vocation à l'être, français comme un idéal quasiment mystique, français comme un mode de la présence sur la terre. Et l'on peut mal ne pas remarquer qu'on retrouve ici d'assez près, mutatis mutandis bien sûr, la dichotomie plus haut signalée, le paradoxe, la contradiction peut-être, entre deux façons d'être juif, les deux façons qu'on pourrait appeler respectivement, en caricaturant un peu, juif comme George Steiner ou juif comme Ariel Sharon : juif comme c'est le nom d'un idéal universel, d'un mode de la présence sur la terre, et parmi les plus chargés d'histoire, de douleur, de pensée, de spiritualité, d'exil et de poésie; juif comme c'est le nom d'une nationalité, d'un peuple parmi d'autres, de frontières à défendre, d'un Etat.

Le peuple juif, les juifs, ont déjà bien du mal à assumer cette tension entre deux façons d'être, bien qu'ils s'y essaient depuis des millénaires (il suffit de voir ce que Steiner dit et pense de l'Etat d'Israël; et de suivre l'actualité). Il semble bien que le peuple français, lui (parmi lequel il y beaucoup de juifs, il va sans dire -il ne s'agit pas ici d'entités parallèles, et encore moins antithétiques), décidément n'y parvient pas. On dirait qu'il lui faut absolument faire un choix. Ce sera ceci ou cela, ou bien la "race" ou bien l'idée, mais pas les deux -je dis la "race" pour être compris, et dans l'espoir de n'être pas trop entendu : je veux dire les aïeux, l'instinct, l'ethnie, la fraternité du temps, "la terre et les morts" (pour aggraver mon cas). Ce choix, d'autres le font pour lui, et beaucoup en son propre sein l'ont déjà fait. Officiellement la question est donc réglée : l'idée a triomphé seule, et la vieille conception "ethnique" est déjà dans les oubliettes de l'histoire. Seulement il se pourrait qu'elle y remue encore.

Sur France-Culture, l'émission "La suite dans les idées", qui a eu le mérite de représenter pendant trois ans la quintessence de la bonne pensée pure et dure, vient de laisser la place à une nouvelle série, purement estivale, je crois, intitulée "Contre-Expertise". Cette nouvelle émission a fait des débuts en fanfare, la semaine dernière : constatant que l'électrochoc des élections présidentielles récentes avait révélé la profondeur du gouffre qui sépare les Français de leurs "élites" parlantes et pensantes, en particulier les hommes politiques et les journalistes, "Contre-Expertise" allait parler franc et vrai, ne s'interdire aucun sujet, et ne s'imposer aucune langue de bois. Le temps des tabous était fini, bien fini. Pour qu'on puisse comprendre vraiment ce qui s'était passé et ce ce qui est en trains de se passer, les différentes questions allaient être traitées au plus près de la langue et des véritables préoccupations "des gens".

Deux jours plus tard, voilà ce publiciste invité, Philippe Manière, qui s'exprime par téléphone, à l'occasion d'un débat sur la montée de l'abstention. Pourquoi les Français votent-ils si peu ? Et ce Philippe Manière, en effet, conformément au programme établi deux jours plus tôt, a l'air de parler sans prendre trop de gants. On est même stupéfié de l'entendre. N'estime-t-il pas, par exemple, qu'une des raisons principales du désintérêt des Français pour la politique et les politiciens, c'est que la politique ne leur parle jamais de ce qui les préoccupe vraiment, de ce qui les frappe le plus : à savoir le radical changement visuel de la population, tel qu'il s'observe dans la rue depuis une trentaine d'années, et de façon toujours plus marquée.

Hummm... Aucune réaction du studio. Silence poli, ou accablé. Mais vingt minutes plus tard, quand Manière a de nouveau la parole au bout de son téléphone, il revient sur ce qu'il a dit et s'étonne de n'avoir suscité aucun commentaire.

« Vous aviez l'air gênés, remarque-t-il.

-Oui, nous étions gênés, ça oui, dit l'animatrice sur un ton peu amène.

-Nous étions même très gênés », confirme l'animateur, avec une intonation cette fois carrément menaçante.

Mais Manière ne se laisse pas démonter par ces encouragements un peu chiches, et il reprend :

« Je crois que beaucoup de Français, à tort ou à raison, mais c'est un fait, vivent comme un grave traumatisme, qui n'est pris en compte par aucun discours politique, le changement visuel de la population, le changement d'apparence de la rue, le changement des visages : la plupart d'entre eux ont été élevés dans un monde où tout le monde était à peu près comme eux, semblable à eux, et maintenant...

-Inutile d'enfoncer le clou, on a compris, interrompt l'animateur. Et ce n'est que vous que vous enfoncez... »

Well, so much pour la nouvelle liberté d'expression promise à grand fracas. Il n'aura fallu que quarante-huit heures pour qu'elle soit renvoyée dans ses foyers, et plutôt sèchement. Pourtant ce Manière n'a pas l'air d'un dangereux extrémiste. Il considère implicitement que les solutions proposées par Jean-Marie Le Pen sont de "l'urine". En effet Le Pen a le mérite, ou le défaut, d'être seul à parler de ce que les gens observent tous les jours, et qui les préoccupe à tort ou à raison. « Et dans le désert, même un type qui vendrait de l'urine ferait fortune. »

Je laisse à M. Philippe Manière, que je ne connais pas (c'est un économiste, je crois; il vient de publier un livre), la responsabilité de ses métaphores. Mais sur le "traumatisme" je suis assez d'accord avec lui. Je pense comme lui (si je n'interprète pas exagérément sa pensée) que beaucoup de Français sont extrêmement secoués, mais un peu tard, par la découverte qu'ils ne sont plus "un peuple", au sens ancien de l'expression, dans son acception "ethnique", atavique, héréditaire dans son épaisseur de temps; que plus qu'un peuple ils sont désormais "une idée de peuple", un peuple comme "idée", en tant qu'"idée". Et certes ils voulaient bien qu'être français ce fût une "idée", et même un "idéal". Ils en étaient même assez fiers. Mais peut-être n'avaient-ils pas exactement compris que c'était l'un ou l'autre, qu'ils ne pouvaient pas être les deux, à la fois une idée de peuple, un peuple comme idée, un idéal, et en même temps un peuple comme les autres peuples, un peuple auquel on appartient parce que vos parents et vos grands-parents y ont appartenu avant vous. Et peut-être ce "traumatisme", pour parler comme Philippe Manière, est-il accentué par le fait qu'au sein de ce peuple français nouvelle manière dont ils font partie, de cette idée de peuple, de cet idéal supposé qui, à vivre, ne paraît pas autrement doux, ils voient que certains groupes, tout en revendiquant hautement les avantages, les privilèges et l'honneur d'appartenir comme eux à cette idée de peuple, à cet idéal, n'en continuent pas moins, comme ils aimeraient pouvoir le faire eux-mêmes, d'appartenir à un peuple au sens ancien, au sens ethnique -à une "communauté", comme il semble qu'on dise à présent. Eux seuls se trouvent exclus du droit à la "communauté". Une idée c'est bien beau, pensent-ils, mais cela ne réchauffe pas beaucoup; et puis cela manque un peu d'épaisseur de temps.

Un correspondant très savant, auquel je demandais s'il n'existerait pas par hasard une expression admissible qui puisse remplacer "Français de souche", puisque "Français de souche" met tout le monde hors de soi (au moins dans la bouche et sous la plume des "Français de souche") -alors que le concept est tout de même assez utile, voire précieux- , ce correspondant me répondait que le problème n'était pas tant que l'expression "Français de souche" fût inadmissible ou pas, mais que d'après nombre d'experts c'était le concept lui-même, justement, qui n'était pas pertinent : que s'il ne fallait pas dire "Français de souche", et encore moins l'écrire, c'était tout simplement parce que les "Français de souche" ça n'existait pas, ça n'avait jamais existé.

C'est là que le désespoir m'a pris -et ce désespoir « je le partage », comme disait M. Prud'homme à propos de tout autre chose (il paraît que mes "éditoriaux", après avoir été marie-chantaliens, sont à présent prud'hommesques : c'est le moment de me montrer à la hauteur de ma réputation). Et en effet c'est une des questions principales posées par l'ex-futur "Parti de l'In-nocence" : combien sommes-nous à le partager ? Très peu, peut-être. Ou bien « tout un peuple », comme on dit dans le registre noble ? (Tout un peuple défaille aux grandes catastrophes de l'histoire...)

Et pourtant ce désespoir, on dirait qu'on s'ingénie jour après jour à l'exaspérer. Non seulement il ne se passe pas une soirée sans que les Amis du Désastre et leur télévision n'expliquent au peuple français -au sens, une dernière fois, qu'avaient ces deux mots non seulement chez Voltaire, Chateaubriand ou Bernanos, mais chez de Gaulle, Mauriac, Sartre ou André Gide- qu'il ne peut plus continuer à exister dans ce sens-là; mais en plus, à présent, ils veulent le convaincre qu'il n'a jamais existé -que c'était une grande illusion, que nous sommes tous des enfants d'immigrés et qu'il n'y a pas de "Français de souche" : qu'en somme l'histoire de France n'est jamais survenue qu'à une idée de la France, à une idée de peuple; et que le principal trait de la civilisation française c'est de n'être l'oeuvre de personne, ou de tout le monde, ou de qui veut.

On vient d'apprendre, je le jure, que même les pauvres Gaulois n'ont jamais existé -cela sans doute pour plus de sûreté. Il y a déjà longtemps qu'ils avaient été expulsés de nos livres de classe, voilà maintenant qu'on voudrait les chasser de l'histoire elle-même. César avait dû rêver, ou bien les inventer pour se donner de l'importance. Il n'était pas assez que nous ne descendions pas d'eux -comment l'aurions-nous pu, ils n'ont jamais fait crier les oies du Capitole, ni subi le siège d'Alésia. On se demande même comment ils sont arrivés à s'accrocher dans les manuels jusqu'à l'époque presque contemporaine. Moi qui vous parle, Mesdames et Messieurs, j'ai encore été élevé dans la conviction, horriblement erronée, bien entendu, que mes ancêtres vivaient sur pilotis, dans les ajoncs au bord des lacs. Je me souviens très bien de l'image. Bien des aberrations de ma pensée, je le crains, s'expliquent et s'excusent un peu, je l'espère, par cet enseignement insoutenable. Qu'il ait pu se maintenir si longtemps dans les programmes, que les Gaulois, Cher Alain Finkielkraut, aient pu prospérer encore sur les bancs de l'école quand vous et moi y usions nos culottes, des lustres après l'arrivée d'un Lévinas, n'y a-t-il pas là un indice que cette conception ouverte, volontariste, "idéelle" de la nationalité française, dont vous me reprochez gentiment de sous-estimer l'importance et l'ancienneté, était encore très minoritaire dans les esprits et dans les coeurs, pendant la plus grande partie du XXe siècle ?

Mais je ne vais pas rompre des lances en faveur des Gaulois, malgré leurs jolies moustaches et une enfance au pied de Gergovie. Ce sont les Français en tant que "tribu" qui me chagrinent, ou dont le chagrin m'est sensible.

Ce n'est pas drôle de mourir
Et d'aimer tant de choses :
La nuit bleue et les matins roses
Les fruits lents à mûrir

Ni que tourne en fumée
Mainte chose jadis aimée
Tant de sources tarir...

O France, et vous Ile de France
Fleurs de pourpre, fruits d'or
L'été, lorsque tout dort,
Pas légers dans le corridor.