Éditorial n°7, 5 août 2002
Exeunt les Gaulois
(Pas légers dans le corridor)
Alain Finkielkraut a bien voulu témoigner son soutien au Parti
de l'In-nocence, qu'il s'agisse de l'avant-projet de programme, pour
incomplet et mal dégrossi qu'il puisse être, ou des divers
éditoriaux. C'est même à cet éminent confrère
qu'il a été fait allusion précédemment,
à propos d'une personnalité qui avait émis le voeu,
si nous assumions la charge des affaires, ou bien mettions sur pied
un "shadow cabinet", d'occuper le poste de ministre des Sports.
Peut-être voudra-t-il bien nous faire l'honneur, ainsi qu'il me
le laisse espérer, de nous expliquer, dans une communication
prochaine, les raisons de ce choix un peu inattendu.
Un paragraphe du précédent éditorial, cependant,
l'a trouvé nettement plus réticent. Il a souhaité
s'en entretenir avec moi. Et je souhaiterais à mon tour, avec
son accord, poser ici même, par écrit, les termes de cette
discussion. J'essaierai d'être aussi exact que possible dans la
transcription de ses objections et arguments divers. Mais si je me fourvoie,
ce qui pourrait bien arriver, il n'aura qu'à me corriger.
Le paragraphe en question, tout d'abord -les lecteurs fidèles
voudront bien m'excuser de le reproduire in extenso, pour la clarté
du débat :
« Cette façon de voir [la conception majoritairement
"ethnique" de l'appartenance au peuple français]
était à peu près seule à avoir cours jusqu'à
la fin du XIXe siècle, en France, et elle est restée très
majoritaire jusqu'assez avant dans la seconde moitié du XXe (quand
le président Pompidou parle de "notre race" à
Sciences-Po en 1972, il n'y a pas un froncement de sourcils : le mot
est à la fois parfaitement admissible et compréhensible
par tous, jusqu'en le flou sédimenté qui prouve la profondeur
de son inscription sémantique). Pendant toute la durée
de ce siècle-là, toutefois, cette manière d'envisager
la nationalité, qui longtemps était allée presque
sans dire, n'a cessé de perdre du terrain, en partie sous l'influence
des intellectuels, des journalistes et des hommes politiques juifs,
qui pouvaient difficilement s'en accommoder si leur famille ou eux-mêmes
étaient d'immigration récente, puisqu'elle semblait mettre
en cause, au moins dans un premier temps, leur appartenance à
la nation. Le paradoxe est que d'autres intellectuels juifs, d'autres
hommes politiques, et la majorité du peuple, aujourd'hui, en
Israël, mettent en avant une conception tout à fait semblable
et pareillement auto-évidente (ce qui n'est pas une preuve de
validité, certes), quand ils soutiennent qu'une immigration trop
massive, d'Arabes en particulier mais de non-juifs en général,
remettrait en cause le caractère juif d'Israël. Ces intellectuels-là,
ces hommes politiques et ce peuple-là, je n'ai aucun mal à
les comprendre; de même que je n'ai aucun mal à comprendre
Bernanos, hélas, lorsqu'il parle d'un "jeune homme de ma
race" ou du "profond murmure dont la race berce les siens".
Est-ce là une conception raciste de la nationalité
? Disons plutôt que ce serait une conception raciale, peut-être,
s'il était bien entendu que dans ce mot de race, si fortement
enraciné dans la langue mais aujourd'hui chargé d'une
si forte opprobre, il n'entre pas, en l'occurrence, la moindre composante
scientifique, ou plutôt biologique (car les sciences humaines
interviennent tout de même, à commencer par l'histoire).
Mais décidément j'aime mieux dire ethnique, atavique,
héréditaire : je me sens français comme un arabe
se sent arabe et comme un juif se sent juif (ce qui ne les empêche
pas d'être aussi français, il va sans dire); et comme la
majorité des Italiens se sentent encore Italiens, parce que leur
famille l'a "toujours" été, et cela bien avant
que l'Italie ne soit un Etat. »
A vrai dire ce n'est pas l'ensemble du paragraphe que conteste Alain
Finkielkraut, mais cette seule phrase : « Pendant toute la durée
de ce siècle-là, toutefois, cette manière d'envisager
la nationalité, qui longtemps était allée presque
sans dire, n'a cessé de perdre du terrain, en partie sous l'influence
des intellectuels, des journalistes et des hommes politiques juifs,
qui pouvaient difficilement s'en accommoder si leur famille ou eux-mêmes
étaient d'immigration récente, puisqu'elle semblait mettre
en cause, au moins dans un premier temps, leur appartenance à
la nation ». Cependant cette phrase n'est pas séparable,
au moins dans mon esprit, de celle qui la suit et qu'elle annonce :
« Le paradoxe est que d'autres intellectuels juifs, d'autres hommes
politiques, et la majorité du peuple, aujourd'hui, en Israël,
mettent en avant une conception tout à fait semblable et pareillement
auto-évidente (ce qui n'est pas une preuve de validité,
certes), quand ils soutiennent qu'une immigration trop massive, d'Arabes
en particulier mais de non-juifs en général, remettrait
en cause le caractère juif d'Israël ».
Mon dessein était de mettre en avant ce qui m'apparaît
effectivement comme un paradoxe, voire une contradiction : d'une part
la notable contribution de nombre d'intellectuels, de journalistes,
de sociologues, d'hommes politiques juifs, en France, à ce qu'on
pourrait appeler la "déconnexion" de la nationalité
en général, et de la nationalité française
en particulier, d'avec l'appartenance "ethnique"; d'autre
part le refus d'autres intellectuels ou hommes politiques juifs, ou
les mêmes, de voir appliquer en Israël le "droit du
retour", pour les Palestiniens, au motif que l'application d'un
tel droit compromettrait le caractère juif de l'Etat d'Israël,
ou même y mettrait fin.
Je précise une fois de plus, bien que ce soit tout à
fait inutile auprès d'Alain Finkielkraut qui connaît mes
positions sur ce point, que ce refus, par le gouvernement israélien,
par le peuple juif d'Israël, par une majorité d'hommes politiques
et d'intellectuels juifs en Israël, en France et dans le monde,
de consentir à l'afflux en Israël de populations non-juives
qui par leur nombre compromettraient gravement le caractère juif
du pays, je le comprends et même je l'approuve. Pour ma part je
suis aussi attaché au caractère juif de l'Etat d'Israël
qu'au caractère italien de l'Italie, au caractère suisse
de la Confédération helvétique et, si on peut encore
l'écrire, au caractère français de la France.
Cependant la symétrie n'est pas parfaite. Juif et français
sont deux adjectifs dont les arcs sémantiques respectifs, très
larges dans les deux cas (et qui d'ailleurs se recoupent assez largement),
n'ont pas exactement la même configuration. Français,
par exemple, ce n'est pas une religion. Juif, jusqu'à
une date relativement récente, ce n'était pas une nationalité;
Et d'ailleurs ce ne l'est toujours pas exactement, même si l'on
parle de l'Etat juif ou de l'Etat hébreu : quelqu'un
qui dit « je suis juif » ne donne aucune indication sur
sa nationalité. Donc, j'en conviens volontiers, tout rapprochement
entre le désir de garder à Israël son caractère
de nation juive et le désir de garder à la France son
caractère de nation française est un peu approximatif.
Mais d'être un peu approximatif ne lui ôte pas forcément,
je l'espère, toute pertinence.
On pourrait opérer également, avec un degré comparable
d'approximation, un rapprochement entre les manières et les possibilités
de devenir ceci ou cela. Ainsi on peut devenir juif, par conversion,
et l'on peut devenir israélien, par naturalisation. La première
occurrence est assez peu répandue, je crois, et la deuxième,
plus fréquente, commence à se voir assez sévèrement
réglementée et limitée, justement pour les raisons
rappelées ci-dessus. Etre juif n'a pas nécessairement
un caractère ethnique, cependant : la légende veut que
les Khazars se soient convertis en masse au judaïsme; il en était
allé de même, beaucoup plus tôt, des sujets de la
reine de Saba, si je ne me trompe; et je crois me souvenir qu'Esther
Benbassa, dans son Histoire des Juifs de France, estime que nombre
de juifs, dans la Gaule romaine, sont des Romains judaïsés.
Quant à la possibilité de devenir français, c'est
précisément ce qui nous occupe. Mais on peut déjà
poser que cette possibilité, en tout cas de nos jours, est beaucoup
plus largement ouverte.
Alain Finkielkraut ne nie pas du tout qu'il y ait une contradiction
entre la déconnexion de la nationalité par rapport à
l'origine, d'une part, et d'autre part l'attachement au caractère
juif de l'Etat d'Israël, tel qu'il se manifeste notamment par le
refus du "droit au retour". Cette contradiction est même
une des principales raisons qu'il avance (il n'est pas le seul) à
l'antisionisme de nombreux juifs à travers le monde l'exemple
qui m'est personnellement le plus familier, au niveau conceptuel et
même philosophique plus encore que politique, est celui de George
Steiner, qui trouve que le destin juif s'accomplit dans la diaspora,
dans l'éparpillement, dans l'exil, et non pas dans un Etat comme
n'importe quel autre destin national. L'objection de Finkielkraut à
mon paragraphe ne porte donc pas sur le paradoxe souligné par
le rapprochement de mes deux phrases successives. C'est uniquement,
je crois (mais j'écris sous son contrôle), la première
de ces deux phrases qui le gêne. Et son objection est de nature
historique, ou même chronologique.
La déconnexion entre nationalité et origine ("ethnie",
"race", "hérédité", "sang",
etc.), ce ne sont pas les intellectuels et hommes politiques juifs qui
l'ont introduite en France, rappelle-t-il. C'est au contraire parce
qu'en France elle était possible et même proclamée,
parce qu'elle était déjà inscrite dans le patrimoine
culturel de la France et dans les textes, parce qu'elle était
depuis la Révolution un trait distinctif de la tradition française,
que pour beaucoup d'entre eux (au moins parmi les juifs d'immigration
récente dont je parlais) ils avaient choisi la France et qu'ils
l'aimaient.
D'une part je souscris pleinement à cette proposition, d'autre
part je ne crois pas du tout qu'elle soit en contradiction avec mon
paragraphe. Elle l'enrichit singulièrement, elle lui apporte
une précision utile et peut-être indispensable, elle le
libère de certaines ambiguïtés fâcheuses mais
elle ne le contredit pas. Ou plutôt lui n'y contredit en rien.
Pas un mot de ma phrase n'impliquait que le recul de la conception ethnique
de l'appartenance nationale, recul observable selon moi pendant toute
la durée du XXe siècle, avait été inauguré
par les intellectuels, publicistes et journalistes juifs d'immigration
récente, ni bien sûr qu'ils avaient seuls oeuvré
à ce recul. Je ne pense même pas qu'ils y aient tous
contribués. Il est bien évident qu'ils n'étaient
pas une entité homogène, bien loin de là, que toutes
les opinions et les tendances idéologiques (ou presque) étaient
représentées parmi eux, et que chacun d'entre eux se définissait
aussi, et peut-être principalement, par bien d'autres traits
que l'appartenance à cette entité parmi d'autres, «
des intellectuels, des journalistes et des hommes politiques juifs ».
En l'occurrence cette entité était convoquée par
moi, je le répète, pour la seule raison qu'elle était
indispensable à la mise en évidence de ce paradoxe qu'à
tort ou à raison je juge intéressant, l'opposition très
nette, selon les contextes nationaux et selon les époques, au
sein d'un groupe unique mais, il est vrai, très sommairement
délimité et fluctuant de contours, de deux conceptions
peu compatibles de l'appartenance nationale.
Ces deux conceptions, tout incompatibles qu'elles ont l'air d'être
en théorie, sont pourtant forcées de coexister dans la
réalité de diverses situations historiques complexes.
On trouve alors entre elles des cotes mal taillées, des arrangements
que les évolutions démographiques et les mutations idéologiques
se chargent de réviser indéfiniment. Israël veut
garder son caractère d'Etat juif mais doit bien s'accommoder
de plus d'un quart de non-juifs au sein de sa population. Les mots suivent
comme ils peuvent ces compromis avec le ciel, avec les principes, avec
les désirs ou les idéaux, en essayant de ne pas trop se
faire remarquer. Ainsi, à l'occasion de l'attentat criminel qui
a ravagé ces jours-ci l'université de Jérusalem,
la télévision française interviewait sur place
divers étudiants. C'était d'abord un étudiant arabe
: ÉTUDIANT ARABE lisait-on en sous-titre. Puis venait un étudiant
juif : ÉTUDIANT ISRAÉLIEN, lisait-on alors, peut-être
parce qu'ÉTUDIANT JUIF, sur un écran de télévision
français, aurait fait mauvaise impression. Mais ce sous-titre
ÉTUDIANT ISRAÉLIEN n'avait pas de sens puisque "israélien"
l'autre étudiant l'était tout autant -ou un peu moins
? (en un seul sens au lieu de deux ?).
Alain Finkielkraut parle avec beaucoup d'émotion, comme toujours,
de son maître Emmanuel Lévinas, et de la joie de Lévinas
de découvrir en la France et en la culture française,
à son arrivée, et même avant, une tradition d'ouverture
qui n'attribuait pas au sang, à l'hérédité,
à l'appartenance ethnique, l'exclusivité des critères
d'appartenance à la nation. Et cette joie il est assez probable
que bien d'autres immigrants, juifs et non-juifs, l'ont ressentie, et
qu'elle a été pour beaucoup dans leur attachement et leur
reconnaissance à l'égard de la France, leur nouvelle patrie.
On pourrait toutefois faire remarquer que ce caractère d'ouverture
extra-"ethnique", cette déconnexion que j'ai dite entre
l'appartenance "ethnique" et la nationalité, ils étaient
totalement absents de la culture allemande, qu'il est courant d'opposer
en cela comme sur beaucoup d'autres points à la culture française
ou peut-être plutôt à la civilisation française
: et les juifs d'Allemagne, même immigrés, n'ont pourtant
pas éprouvé un moindre amour pour la culture allemande
que les juifs de France, même immigrés, pour la culture
française, tandis que les uns et les autres ont apporté
à chacune une contribution comparable, et pareillement remarquable.
Les juifs d'Allemagne ont été atrocement déçus
dans leur amour. Mais les juifs de France, surtout immigrés,
ne l'ont pas été beaucoup moins.
Sur l'ancienneté de la déconnexion, en France, entre
ethnie et nationalité, entre hérédité et
appartenance, et sur l'antériorité de cette déconnexion
par rapport à la faveur qu'elle a trouvée auprès
des juifs français et de bien d'autres esprits, je suis tout
à fait d'accord avec Alain Finkielkraut. Cette déconnexion,
ce caractère ouvert de la nationalité française,
les juifs français ne les ont pas inventés, non plus que
ne les ont inventés les autres partisans de cette particularité
nationale, qui ont été de plus en plus nombreux entre
l'affaire Dreyfus et notre époque à nous, au point de
régner presque sans partage aujourd'hui, au moins dans les médias
et dans les discours officiels. Dès la Révolution, être
français n'était pas exclusivement une affaire d'ancêtres
et de sang, nous sommes bien d'accord là-dessus. Bien d'accord
aussi pour souligner l'importance du rôle complexe d'un Renan,
qui en tout cas souligne sans ambiguïté la place de la volonté,
et même de la volonté individuelle, dans l'appartenance
nationale. Dès la fin du XVIIIe siècle on pouvait devenir
Français quand on ne l'était pas naturellement, pour peu
qu'on le désirât avec un peu de suite dans les idées;
tandis qu'on n'a jamais pu, pour ainsi dire, et qu'on ne peut toujours
pas, à de rarissimes exceptions près, devenir japonais,
par exemple (et pour choisir l'exemple aussi loin que possible, dans
l'espace et dans l'esprit).
La tradition d'ouverture de la nationalité française
est donc ancienne, et elle l'était déjà au temps
des premiers "intellectuels" au sens strict, qu'ils soient
juifs ou non juifs. Elle a été une des raisons de l'attachement
à la France de nombreux immigrés, et du choix qu'ils ont
fait de ce pays-ci plutôt que d'un autre. Voilà ce que
ne rappelait pas mon sixième éditorial, et que sans doute
il aurait dû rappeler. Alain Finkielkraut a eu raison de me le
faire remarquer. Si une divergence subsiste entre nous sur ce point,
ce n'est pas sur l'existence de cette tradition ni sur son ancienneté;
mais seulement sur son importance relative à cette époque
ancienne, avant que les premières grandes vagues d'immigration
ne lui donnent l'écho toujours croissant dont elle a bénéficié
jusqu'à nous. Mon sentiment personnel est qu'au XIXe siècle,
par exemple, l'importance de cette tradition dans les esprits était
très faible -à ceci près bien sûr qu'étant
déjà là, et bien là, elle ne demandait qu'à
prendre de l'ampleur et à croître en retentissement, ce
qu'elle a fait depuis lors dans les proportions cataclysmiques qu'on
sait. Mais son ampleur et son retentissement, à l'époque,
étaient à peu près nuls, selon moi.
Mon principal témoin est la littérature, comme d'habitude.
On m'envoie couramment dans la figure trente ans de production sociologique
ou idéologique, dont je ne tiendrais pas assez compte. C'est
vrai. Trente ans de ces ouvrages-là, quels que soient les mérites
d'un petit nombre d'entre eux, me semblent de peu de poids face à
trois siècles de littérature. Et ce que me dit presque
unanimement la littérature, c'est qu'être français
n'était certes pas la même chose qu'être italien,
ou anglais, ou allemand, ou suisse, mais que le lien entre l'individu
et son appartenance nationale n'était pas de nature sensiblement
différente en France, en Italie, en Allemagne (bien que ces deux
pays n'existassent pas en tant que tels pendant une bonne partie de
la période considérée), en Angleterre ou en Espagne.
En France la nationalité était plus ouverte, sans doute;
on pouvait plus facilement qu'ailleurs devenir citoyen par acquisition.
Mais cette citoyenneté ouverte étaient une théorie
dont les applications pratiques étaient rarissimes. Elle était
là, formidable virtualité pour l'avenir, qu'elle allait
transformer de fond en comble sous nos yeux. En attendant elle servait
à peine. Et la quasi totalité des Français, alors,
étaient français exactement comme les Espagnols étaient
Espagnols, les Anglais anglais, les Danois danois; et comme aujourd'hui
encore les arabes sont arabes, bien que ce ne soit pas une nationalité
: parce que leurs parents et leurs grands-parents l'étaient avant
eux. La quasi totalité des Français étaient français
parce qu'ils appartenaient héréditairement au peuple français,
à l'ethnie française.
-Dieu me pardonne on disait couramment la race, sans penser à
mal.
Et certes je sais bien que les Français, même en
cette acception ancienne et désormais caduque, apparemment, ne
sont pas une race, et surtout pas au sens que les ennemis de
ce terme et de ce concept sont à peu près seuls à
lui donner, pour le seul plaisir de mieux le récuser. Comme la
plupart des peuples mais un peu plus que beaucoup d'entre eux, sans
doute, les Français sont le résultat d'un mélange
de tribus, de "races", d'"ethnies" et de populations
errantes, successivement fixées sur le territoire de la France,
à peu près jusqu'au temps qu'il revêtit ce nom-là.
Ce caractère composite, il n'est pas question de le nier. En
revanche il est fort question, au moins dans mon esprit, de contester
la nouvelle doxa historique, idéologique et médiatique,
qui dans sa fureur téléologique, son obsessionnelle manie
d'aligner le passé sur le présent, de réécrire
l'histoire pour mieux asseoir son actuelle domination, veut à
toute force que ce caractère composite ait été
en permanence renouvelé, que le mélange ait été
sans cesse remélangé, bref que la France ait toujours
été une terre d'immigration. C'est parfaitement faux.
Entre la fin des grandes invasions et les premiers afflux importants
de populations étrangères, belges, polonaises, italiennes,
etc., dans le derniers tiers du XIXe siècle, l'immigration en
France est insignifiante. Bien sûr des individus immigrent, bien
sûr des familles immigrent, bien sûr la politique de conquête
impose de sérieuses variations et extensions à la définition
du mot français, et je ne parle pas des mouvements intérieurs
de population. Mais de l'immigration au sens moderne, il n'y en a pour
ainsi dire pas. C'est une période de douze ou treize siècles,
quinze en comptant au plus large, où le peuple français,
ce mélange, stabilisé dans son caractère de mélange,
vit sa vie de peuple jusqu'à ce que d'autres mélanges,
aussi importants que ceux qui l'ont précédé et
créé, inaugurent devant nous une tout autre histoire.
C'est la longue époque que couvrait ce qu'on appelait naguère
l'histoire de France, quand on l'enseignait encore, avant de la remplacer
sans trop le dire mais tout de même en s'en vantant par l'endoctrinement
idéologique, sous couvert d'introduction au monde nouveau.
Pendant toute cette longue période, qui s'est étendue
bien au-delà de la Révolution française -puisqu'à
en croire la littérature, encore une fois, c'est seulement de
nos jours qu'elle se termine (je crains d'en être un des tout
derniers représentants)- , les Français ont été
un peuple comme les autres peuples, je veux dire comme les autres peuples
étaient des peuples. Ils l'ont même été un
peu plus, et c'est cet un peu plus, peut-être, qui a consacré
ou dénoué leur histoire, selon les points de vue : signé
leur gloire ou leur perte. Si j'objecte à Alain Finkielkraut
le témoignage de nos Lettres, qui jusqu'aux environs de 1970
(et nonobstant Renan, et nonobstant les disposition législatives
de la Révolution française et des Républiques successives),
semblent parler majoritairement du caractère français,
du fait-d'être-français, de la même façon
que les Lettres espagnoles parlent du caractère espagnol ou les
Lettres italiennes du fait-d'être-italien, sans différence
sensible dans la nature du lien, c'est-à-dire de façon
essentiellement "ethnique" ici et là, héréditaire,
atavique, lui me rappelle Victor Hugo, et son grand idéal internationaliste.
Il aurait pu citer bien d'autres noms, et d'autant plus nombreux qu'ils
eussent été plus proches de nous. Mais je crois que nous
parlions alors du XIXe siècle, et que j'essayais d'établir,
à ce moment de la conversation, que la tradition française
d'ouverture de la nationalité, de déconnexion entre origine
et nationalité, de volontarisme de la nationalité, était
une tradition ancienne, certes, mais qui avait été longtemps
très minoritaire : un mince filet de tradition, volontariste
lui aussi, auprès du grand fleuve non moins traditionnel, et
même bien davantage, de la nationalité de caractère
traditionnel, c'est-à-dire principalement "ethnique".
Il y a un internationalisme de Hugo, certes, un grand internationalisme
et même un universalisme utopique dont on peut avoir le goût,
mais dont il faut remarquer qu'il est sans doute minoritaire même
chez Hugo, à l'intérieur de son oeuvre, où le réflexe
"national" au sens le plus traditionnel est très présent,
quand le poète et le prophète ne se laissent pas aller
à leurs grandes et belles rêveries futuristes humanitariennes.
Il y a certes un universalisme de la francité (1),
chez Hugo : tous les peuples de la terre sont appelés à
devenir français, et tous les Français ont vocation à
l'universalisme, au statut de citoyen du monde. Mais cet universalisme-là,
pour être bien compris, gagnerait sans doute à être
rapproché d'un autre, encore plus ancien, et qui lui n'est sans
doute qu'un européanisme, celui du XVIIIe siècle, dont
Rivarol est un des représentants les plus explicites.
Quand Rivarol écrit son Discours sur l'universalité
de la langue française, primé à Berlin en 1784,
il estime que la terre entière, ou au moins toute l'Europe, a
vocation sinon au caractère de français, du moins
à cette langue française qui en est peut-être la
composante principale. Et l'état d'esprit des hommes de la Révolution
n'est pas si éloigné de cela, non plus que celui de Victor
Hugo, sans doute. Il s'agit d'une internationalisme hyper-national,
d'un privilège de situation, de quelque chose qui s'ajoute
à la conception ethnique, sans la remettre en cause le moins
du monde : une exaltation effrénée de ce que c'est que
d'être français. Il ne faut pas oublier qu'au XVIIIe siècle
la France est pour toute l'Europe "la Grande Nation", et que
partout les élites parlent français. Rivarol, les révolutionnaires,
Victor Hugo, bien d'autres et pour des raisons chaque fois bien différentes,
pris d'une sorte d'ivresse au sentiment d'appartenir à ce peuple
entre les peuples, prétendent faire de la francité et
de la France, de la langue française, des acquis révolutionnaires
français, de la liberté telle qu'elle s'est manifestée
dans nos révolutions ou bien de la République telle que
la France longtemps l'incarne seule, un idéal universel. Tous
les citoyens du monde sont appelés à devenir français
en plus de leur nationalité d'origine. Et les Français
eux-mêmes sont appelés à devenir français
à deux niveaux, si l'on peut dire, français en
tant que peuple, français comme tous les autres peuples sont
ce qu'ils sont, mais en plus, par-dessus le marché, français
comme la terre entière a vocation à l'être, français
comme un idéal quasiment mystique, français comme un mode
de la présence sur la terre. Et l'on peut mal ne pas remarquer
qu'on retrouve ici d'assez près, mutatis mutandis bien
sûr, la dichotomie plus haut signalée, le paradoxe, la
contradiction peut-être, entre deux façons d'être
juif, les deux façons qu'on pourrait appeler respectivement,
en caricaturant un peu, juif comme George Steiner ou juif comme Ariel
Sharon : juif comme c'est le nom d'un idéal universel, d'un mode
de la présence sur la terre, et parmi les plus chargés
d'histoire, de douleur, de pensée, de spiritualité, d'exil
et de poésie; juif comme c'est le nom d'une nationalité,
d'un peuple parmi d'autres, de frontières à défendre,
d'un Etat.
Le peuple juif, les juifs, ont déjà bien du mal à
assumer cette tension entre deux façons d'être, bien qu'ils
s'y essaient depuis des millénaires (il suffit de voir ce que
Steiner dit et pense de l'Etat d'Israël; et de suivre l'actualité).
Il semble bien que le peuple français, lui (parmi lequel il y
beaucoup de juifs, il va sans dire -il ne s'agit pas ici d'entités
parallèles, et encore moins antithétiques), décidément
n'y parvient pas. On dirait qu'il lui faut absolument faire un choix.
Ce sera ceci ou cela, ou bien la "race" ou bien l'idée,
mais pas les deux -je dis la "race" pour être compris,
et dans l'espoir de n'être pas trop entendu : je veux dire les
aïeux, l'instinct, l'ethnie, la fraternité du temps, "la
terre et les morts" (pour aggraver mon cas). Ce choix, d'autres
le font pour lui, et beaucoup en son propre sein l'ont déjà
fait. Officiellement la question est donc réglée : l'idée
a triomphé seule, et la vieille conception "ethnique"
est déjà dans les oubliettes de l'histoire. Seulement
il se pourrait qu'elle y remue encore.
Sur France-Culture, l'émission "La suite dans les idées",
qui a eu le mérite de représenter pendant trois ans la
quintessence de la bonne pensée pure et dure, vient de laisser
la place à une nouvelle série, purement estivale, je crois,
intitulée "Contre-Expertise". Cette nouvelle émission
a fait des débuts en fanfare, la semaine dernière : constatant
que l'électrochoc des élections présidentielles
récentes avait révélé la profondeur du gouffre
qui sépare les Français de leurs "élites"
parlantes et pensantes, en particulier les hommes politiques et les
journalistes, "Contre-Expertise" allait parler franc et vrai,
ne s'interdire aucun sujet, et ne s'imposer aucune langue de bois. Le
temps des tabous était fini, bien fini. Pour qu'on puisse comprendre
vraiment ce qui s'était passé et ce ce qui est en trains
de se passer, les différentes questions allaient être traitées
au plus près de la langue et des véritables préoccupations
"des gens".
Deux jours plus tard, voilà ce publiciste invité, Philippe
Manière, qui s'exprime par téléphone, à
l'occasion d'un débat sur la montée de l'abstention. Pourquoi
les Français votent-ils si peu ? Et ce Philippe Manière,
en effet, conformément au programme établi deux jours
plus tôt, a l'air de parler sans prendre trop de gants. On est
même stupéfié de l'entendre. N'estime-t-il pas,
par exemple, qu'une des raisons principales du désintérêt
des Français pour la politique et les politiciens, c'est que
la politique ne leur parle jamais de ce qui les préoccupe vraiment,
de ce qui les frappe le plus : à savoir le radical changement
visuel de la population, tel qu'il s'observe dans la rue depuis
une trentaine d'années, et de façon toujours plus marquée.
Hummm... Aucune réaction du studio. Silence poli, ou accablé.
Mais vingt minutes plus tard, quand Manière a de nouveau la parole
au bout de son téléphone, il revient sur ce qu'il a dit
et s'étonne de n'avoir suscité aucun commentaire.
« Vous aviez l'air gênés, remarque-t-il.
-Oui, nous étions gênés, ça oui, dit l'animatrice
sur un ton peu amène.
-Nous étions même très gênés
», confirme l'animateur, avec une intonation cette fois carrément
menaçante.
Mais Manière ne se laisse pas démonter par ces encouragements
un peu chiches, et il reprend :
« Je crois que beaucoup de Français, à tort ou
à raison, mais c'est un fait, vivent comme un grave traumatisme,
qui n'est pris en compte par aucun discours politique, le changement
visuel de la population, le changement d'apparence de la rue,
le changement des visages : la plupart d'entre eux ont été
élevés dans un monde où tout le monde était
à peu près comme eux, semblable à eux, et maintenant...
-Inutile d'enfoncer le clou, on a compris, interrompt l'animateur.
Et ce n'est que vous que vous enfoncez... »
Well, so much pour la nouvelle liberté d'expression promise
à grand fracas. Il n'aura fallu que quarante-huit heures pour
qu'elle soit renvoyée dans ses foyers, et plutôt sèchement.
Pourtant ce Manière n'a pas l'air d'un dangereux extrémiste.
Il considère implicitement que les solutions proposées
par Jean-Marie Le Pen sont de "l'urine". En effet Le Pen a
le mérite, ou le défaut, d'être seul à parler
de ce que les gens observent tous les jours, et qui les préoccupe
à tort ou à raison. « Et dans le désert,
même un type qui vendrait de l'urine ferait fortune. »
Je laisse à M. Philippe Manière, que je ne connais pas
(c'est un économiste, je crois; il vient de publier un livre),
la responsabilité de ses métaphores. Mais sur le "traumatisme"
je suis assez d'accord avec lui. Je pense comme lui (si je n'interprète
pas exagérément sa pensée) que beaucoup de Français
sont extrêmement secoués, mais un peu tard, par la découverte
qu'ils ne sont plus "un peuple", au sens ancien de l'expression,
dans son acception "ethnique", atavique, héréditaire
dans son épaisseur de temps; que plus qu'un peuple ils sont désormais
"une idée de peuple", un peuple comme "idée",
en tant qu'"idée". Et certes ils voulaient bien
qu'être français ce fût une "idée",
et même un "idéal". Ils en étaient même
assez fiers. Mais peut-être n'avaient-ils pas exactement compris
que c'était l'un ou l'autre, qu'ils ne pouvaient pas être
les deux, à la fois une idée de peuple, un peuple
comme idée, un idéal, et en même temps un peuple
comme les autres peuples, un peuple auquel on appartient parce que vos
parents et vos grands-parents y ont appartenu avant vous. Et peut-être
ce "traumatisme", pour parler comme Philippe Manière,
est-il accentué par le fait qu'au sein de ce peuple français
nouvelle manière dont ils font partie, de cette idée
de peuple, de cet idéal supposé qui, à vivre, ne
paraît pas autrement doux, ils voient que certains groupes, tout
en revendiquant hautement les avantages, les privilèges et l'honneur
d'appartenir comme eux à cette idée de peuple,
à cet idéal, n'en continuent pas moins, comme ils aimeraient
pouvoir le faire eux-mêmes, d'appartenir à un peuple au
sens ancien, au sens ethnique -à une "communauté",
comme il semble qu'on dise à présent. Eux seuls se trouvent
exclus du droit à la "communauté". Une idée
c'est bien beau, pensent-ils, mais cela ne réchauffe pas beaucoup;
et puis cela manque un peu d'épaisseur de temps.
Un correspondant très savant, auquel je demandais s'il n'existerait
pas par hasard une expression admissible qui puisse remplacer "Français
de souche", puisque "Français de souche" met tout
le monde hors de soi (au moins dans la bouche et sous la plume des "Français
de souche") -alors que le concept est tout de même assez
utile, voire précieux- , ce correspondant me répondait
que le problème n'était pas tant que l'expression "Français
de souche" fût inadmissible ou pas, mais que d'après
nombre d'experts c'était le concept lui-même, justement,
qui n'était pas pertinent : que s'il ne fallait pas dire "Français
de souche", et encore moins l'écrire, c'était tout
simplement parce que les "Français de souche" ça
n'existait pas, ça n'avait jamais existé.
C'est là que le désespoir m'a pris -et ce désespoir
« je le partage », comme disait M. Prud'homme à propos
de tout autre chose (il paraît que mes "éditoriaux",
après avoir été marie-chantaliens, sont à
présent prud'hommesques : c'est le moment de me montrer à
la hauteur de ma réputation). Et en effet c'est une des questions
principales posées par l'ex-futur "Parti de l'In-nocence"
: combien sommes-nous à le partager ? Très peu, peut-être.
Ou bien « tout un peuple », comme on dit dans le registre
noble ? (Tout un peuple défaille aux grandes catastrophes
de l'histoire...)
Et pourtant ce désespoir, on dirait qu'on s'ingénie jour
après jour à l'exaspérer. Non seulement il ne se
passe pas une soirée sans que les Amis du Désastre et
leur télévision n'expliquent au peuple français
-au sens, une dernière fois, qu'avaient ces deux mots non seulement
chez Voltaire, Chateaubriand ou Bernanos, mais chez de Gaulle, Mauriac,
Sartre ou André Gide- qu'il ne peut plus continuer à exister
dans ce sens-là; mais en plus, à présent, ils veulent
le convaincre qu'il n'a jamais existé -que c'était
une grande illusion, que nous sommes tous des enfants d'immigrés
et qu'il n'y a pas de "Français de souche" : qu'en
somme l'histoire de France n'est jamais survenue qu'à une idée
de la France, à une idée de peuple; et que le principal
trait de la civilisation française c'est de n'être l'oeuvre
de personne, ou de tout le monde, ou de qui veut.
On vient d'apprendre, je le jure, que même les pauvres Gaulois
n'ont jamais existé -cela sans doute pour plus de sûreté.
Il y a déjà longtemps qu'ils avaient été
expulsés de nos livres de classe, voilà maintenant qu'on
voudrait les chasser de l'histoire elle-même. César avait
dû rêver, ou bien les inventer pour se donner de l'importance.
Il n'était pas assez que nous ne descendions pas d'eux -comment
l'aurions-nous pu, ils n'ont jamais fait crier les oies du Capitole,
ni subi le siège d'Alésia. On se demande même comment
ils sont arrivés à s'accrocher dans les manuels jusqu'à
l'époque presque contemporaine. Moi qui vous parle, Mesdames
et Messieurs, j'ai encore été élevé dans
la conviction, horriblement erronée, bien entendu, que mes ancêtres
vivaient sur pilotis, dans les ajoncs au bord des lacs. Je me souviens
très bien de l'image. Bien des aberrations de ma pensée,
je le crains, s'expliquent et s'excusent un peu, je l'espère,
par cet enseignement insoutenable. Qu'il ait pu se maintenir si longtemps
dans les programmes, que les Gaulois, Cher Alain Finkielkraut, aient
pu prospérer encore sur les bancs de l'école quand vous
et moi y usions nos culottes, des lustres après l'arrivée
d'un Lévinas, n'y a-t-il pas là un indice que cette conception
ouverte, volontariste, "idéelle" de la nationalité
française, dont vous me reprochez gentiment de sous-estimer l'importance
et l'ancienneté, était encore très minoritaire
dans les esprits et dans les coeurs, pendant la plus grande partie du
XXe siècle ?
Mais je ne vais pas rompre des lances en faveur des Gaulois, malgré
leurs jolies moustaches et une enfance au pied de Gergovie. Ce sont
les Français en tant que "tribu" qui me chagrinent,
ou dont le chagrin m'est sensible.
Ce n'est pas drôle de mourir
Et d'aimer tant de choses :
La nuit bleue et les matins roses
Les fruits lents à mûrir
Ni que tourne en fumée
Mainte chose jadis aimée
Tant de sources tarir...
O France, et vous Ile de France
Fleurs de pourpre, fruits d'or
L'été, lorsque tout dort,
Pas légers dans le corridor.