Éditorial n° 9, 15 août 2002
Boulevard Patrick-Kéchichian
A peine le parti de l'In-nocence sera-t-il au pouvoir, il se fera un
devoir de témoigner par d'intenses hommages toponymiques, dans
les villes et villages, sa gratitude à l'égard du chroniqueur
du Monde : ce ne seront partout que boulevard Patrick-Kéchichian,
place Patrick-Kéchichian, École Patrick-Kéchichian
de Journalisme, Centre Patrick-Kéchichian de Formation des Cadres.
Dans les Collège Patrick-Kéchichian d'Herméneutique
& d'Exégèse on apprendra aux étudiants
la mythique "citation Kéchichian", un art délicieux
du coupé-collé, ou "l'insinuation Kéchichian",
une pratique raffinée du choix des mots, qui permet de ne pas
dire en disant quand même, et l'inverse.
Mais quelles marques de reconnaissance pourraient jamais être
suffisantes, de notre part, à l'endroit de M. Patrick Kéchichian
? Pour en juger il faut comparer l'avant et l'après, à
propos de son intervention. Qu'était le parti de l'In-nocence,
avant qu'il ne paraisse et vienne à son secours ? Disons-le tout
net : le plus groupusculaire des groupuscules, ravagé par les
querelles prénatales, les luttes d'influence, les menaces de
scission avant constitution. Moi-même, fondateur hésitant
doublé d'un liquidateur nostalgique, je n'étais pas toujours
bien sûr d'être tout à fait d'accord avec moi. A
ce qui n'existait même pas, à ce qui n'était que
tâtonnements dans l'ombre, vagues aspirations mémorielles
à la lumière, M. Patrick Kéchichian, grâce
à son ingérence décisive, a conféré
un formidable afflux d'être. Grâce à lui et à
lui seul, les adhésions se multiplient -enfin, dans des proportions
qui restent dûment aristocratiques, n'exagérons rien :
nous pourrions bloquer la porte à tambour des Deux-Magots, si
nécessaire; peut-être pas l'autoroute du Sud. Il a éveillé
l'attention du public et suscité les interrogations des media.
Entre nos rangs maigrelets, une unité inédite se fomente
de son fait.
Constatation très réconfortante, au passage : à
quel point les Français, à force, ont appris à
lire à l'envers la Gazette des Amis du Désastre. Bof,
il y a bien quelques attardés qui lisent encore Le Monde
au pied de la lettre, sans rien transposer, et ceux-là m'écrivent
pour m'insulter parce que M. Patrick Kéchichian leur assure que
« l'écrivain [je] défend une "conception
raciale" de la nationalité »; il y en a même,
pire encore, qui m'écrivent pour me féliciter de ce beau
dessein. Mais dans l'ensemble le pays pensant à développé
avec le temps une merveilleuse capacité à décrypter
son bulletin officiel blanc sur noir et de droite à gauche, à
se prendre de curiosité systématique et presque d'affection
préalable pour les principales têtes de Turc de la rue
Claude-Bernard, et même à s'interroger avec un préjugé
nettement favorable sur les poètes, les compositeurs, les artistes,
les penseurs ou les songe-creux dont Edwy Plenel, Josyane Savigneau,
Philippe Sollers, Bernard-Henry Lévy ou les autres étoiles
et satellites de cette galaxie compacte ont décidé qu'il
ne sera jamais parlé. On n'ose plus faire le rapprochement éculé
avec la défunte Pravda, tant les antiMondistes en ont
abusé depuis dix ou quinze ans. Il n'est pourtant pas dépourvu
de toute pertinence, sur ce point et sur quelques autres. Mais c'est
d'ailleurs à toutes les époques de resserrement de la
liberté d'expression, ou de resserrement de l'expression dans
la liberté, soit que ce resserrement procède de l'honnête
censure, comme dans les dictatures ou les régimes officiellement
autoritaires, soit qu'il procède au contraire d'un réseau
tristement consensuel de contraintes économiques, médiatiques
et idéologiques qui font que la dictature n'est même plus
indispensable pour imposer la normalisation de la pensée (1),
c'est à toutes les époques et dans toutes les situations
de ce genre que les esprits curieux ont pratiqué l'exquise exégèse
des silences et l'herméneutique négative. Pendant la guerre
de 14 les Français savaient parfaitement que « Mon corps
d'armée a reculé de cinquante kilomètres »
se disait à peu près, en langage de communiqué
militaire, « Je me suis porté à la rencontre de
mes troupes de réserve ». Aujourd'hui, pareillement, quand
ils lisent dans Le Monde « l'écrivain défend
une "conception raciale" de la nationalité »,
ils se disent : « Ça ne doit pas être un mauvais
p'tit gars... »
(1) On songe évidemment ici à
l'Italie. Le génie de Silvio Berlusconi, c'est qu'il n'a même
pas besoin d'être dictateur. (Traduction à la Kéchichian,
exemple d'herméneutique Mondaine : « Renaud Camus, qui
parle couramment du génie de Silvio Berlusconi, et déplore
ses hésitations à faire un coup d'État... ».
Une fois qu'on a pris le coup de main, c'est assez facile.)