Le site du parti de l'In-nocence

 

Extrait de l'Abécédaire de l'In-nocence publié en novembre 2010 aux éditions David Reinharc.

Le parti de l'In-nocence n'a pas un nom facile, ni d'emblée très attirant, peut-être. Pourtant je m'étais dit depuis longtemps, et bien avant de songer à fonder un "parti", que si un jour j'organisais mes réflexions d'ordre peu ou prou politique autour d'une notion centrale, à mes yeux capitale et qui serait à même de les tenir ensemble en les concernant toutes, c'est celle-là qui s'imposerait à moi.

L'in-nocence — la non-nocence, la renonciation ou le refus de la nuisance, l'engagement ou l'aspiration à ne pas nuire — présente en effet l'incomparable avantage de faire la liaison entre trois champs ordinairement séparés de la pensée sociale et morale, et qu'il y aurait tout intérêt selon moi à n'envisager qu'ensemble au contraire : le politique proprement dit, l'écologique, et un troisième qui est plus difficile à nommer et à cerner car sa matière est l'intime, le privé, non pas exactement l'individuel mais le micro-social, le comportemental, ce qu'on serait presque tenté d'appeler le mœursal car il s'agit bien avec lui de ce-qui-concerne-les-mœurs mais l'adjectif moral, qui devrait signifier précisément cela, est depuis longtemps retenu ailleurs pour un autre usage, par l'effet d'un glissement de sens d'ailleurs du plus haut intérêt.

Dans le domaine politique l'in-nocence s'inscrit dans la tradition du contrat social, du covenant, de la convention fondatrice d'état politique ou civique, "civilisationnel", citoyen : pacte mythique le plus souvent, bien entendu, imaginaire, mais non moins déterminant pour autant, passé au sein de la horde primitive ou de toute masse humaine où l'homme se montre un loup pour l'homme, selon l'expression consacrée, et la violence règne, la nocence, la nuisance généralisée. L'in-nocence est une non-violence. Ce que j'appelle le pacte d'in-nocence est une convention expresse ou tacite, un armistice (en tant que tel sans cesse menacé), un traité de non-agression, fondé sur le principe du moins pour le plus. Chaque signataire virtuel renonce à quelque chose, à sa violence, à sa force, à son pouvoir et même à sa liberté de nuire dans les grandes aussi bien qu'en les petites choses, de déranger, d'importuner, d'attenter à la liberté de tous les autres d'avoir la paix et de poursuivre l'accomplissement de tout ce qu'ils peuvent être, de tout ce qu'il y a en eux de virtualité d'être. Et tous les autres, en retour de ce moins qu'il s'impose, l'in-nocence, lui garantissent, par un mouvement semblable et symétrique, le plus que constitue dans sa vie leur propre renonciation à l'agression et à l'importunité, c'est-à-dire, sous les espèces de leur propre in-nocence, sa tranquillité, sa sécurité, son droit à réaliser sans nuire, sans nocer, tout ce qu'il y a en lui de capacité d'exister — la conviction étant évidemment que toutes les parties gagnent au change et que le plus qui échoit à tous est infiniment plus précieux que le moins dont tous se sont dépouillés.

(Il faut le noter au passage, le plus est égal pour tous, à savoir la jouissance paisible, par chacun, de sa propre liberté ; tandis que le moins est éminemment inégal, puisqu'il est la force, la puissance, la capacité et la volonté de nuire dont les uns et les autres acceptent de se départir : or il est certain que les faibles donnent moins que les forts, puisqu'ils renoncent à une force qu'ils n'ont pas ; et les in-nocents moins que les nocents, puisqu'ils abdiquent une capacité de nuire dont ils n'ont jamais ressenti le désir ni l'envie de se servir).

Le domaine écologique, maintenant — l'in-nocence lui appartient d'emblée, et le parti de l'in-nocence est par définition un parti écologique, puisque nocence et nuisance sont un seul et même mot, quoique nous ayons tendance pour notre part à préférer le premier terme à cause de sa présence antédiluvienne dans le négatif innocence, dont l'orthographe in-nocence expose mieux le caractère second, réactif et projectif : c'est la nocence qui est première ; l'in-nocence n'est qu'un combat contre elle, une lutte contre soi-même et sa propre nocence, une bataille contre les nocents, une entreprise et non pas un état, un voyage, une campagne, une quête, l'objet d'une poursuite, un lointain idéal à atteindre ou seulement à approcher, à entrevoir de loin, en soi-même et hors de soi-même. L'in-nocence est une non-nuisance et dans le même temps elle est une anti-nuisance, une croisade contre tout ce qui nuit à la planète, au territoire, à l'air qui s'y respire et à la qualité de l'existence qui s'y mène. Mais s'il est un trait spécifique à l'écologie telle que les in-nocents et leur parti la conçoivent, c'est qu'elle n'est pas seulement ni même principalement une quête ou une bataille menée à des fins chimiques, sanitaires, atmosphériques ou stratosphériques, bien qu'elle soit cela éminemment, mais aussi la défense d'un parangon esthétique, culturel, on peut même dire ontologique. Elle tient qu'il ne sert à rien de se battre pour un monde où la vie soit encore possible, en tâchant de contenir la pollution ou le réchauffement climatique, si c'est par des moyens tels que les éoliennes, par exemple, qui dans le même temps qu'elles contribuent à nous sauver, peut-être, nous condamnent à vivre à leur pied, à leur ombre et dans leur rumeur, c'est-à-dire dans une univers sans absence, dans des paysages où l'homme, sa technique et ses créations, sont partout, au point que ce ne sont plus des paysages et qu'il n'y a plus de campagne, plus de vide, plus de rien : seulement l'universelle banlieue, banlieue de l'être, banlieue de la présence, son deuil et non plus sa promesse, le site de notre mise au ban, à tous autant que nous sommes.

Le troisième champ de réflexion et d'action de l'in-nocence est peut-être les plus important car il inclut les deux autres et les précède. C'est en ne plaisantant qu'à moitié que j'ai suggéré plus haut qu'on puisse l'appeler le mœursal parce que cet adjectif sans papiers d'identité a le mérite d'opérer ou de rétablir la liaison entre les mœurs, au sens le plus large, les manières, les usages, les codes de la vie quotidienne, d'un côté, et, en face d'eux, ce grandiose État de la philosophie qui s'est longtemps nommé et qui se nomme encore un peu la morale. Je crois avoir observé qu'à la morale appliquée au comportement, à l'administration de soi dans la solitude et dans les rapports avec les autres, aux mœurs, en somme (ce qui après tout est son premier usage), l'esprit du temps substitue volontiers la correction idéologique, la concordance avec le modèle dominant de pensée, le caractère sympa, c'est-à-dire conforme, des opinions et des attitudes : comme s'il n'y avait pour chacun de nous qu'une quantité constante d'exigence éthique et que, si elle s'exerce ici (dans le champ idéologique), elle ne peut plus s'exercer là (dans la vie quotidienne), et n'en éprouve pas le besoin. Tel qui par son bruit, sa grossièreté, son radical insouci de leur bien-être, rend impossible la vie de ses voisins (et les questions mœursales ont tendance à être bien souvent et avant toute chose des problèmes de voisinage…), qui court et crie ou parle fort à une heure du matin dans les couloirs d'hôtel (et se prépare à faire claquer la porte de sa chambre), qui conduit comme un chauffard ou traverse la ville en y faisant retentir à pleine puissance la "musique" de sa radio de bord, le même peut très bien penser et dire, et même en toute sincérité, tout ce qu'il faut penser et dire pour vivre heureux, tranquille et estimé en société pan-petite-bourgeoise et ultra-antiraciste : laquelle, comme on sait, n'a que l'autre à la bouche, voire l'Autre, quitte à instaurer partout le même, le Même. Tout se passe comme si la bonne pensée idéologique, l'expression aussi fréquente que possible de la pleine conformité de ses vues et de ses sentiments au dogme établi, l'adhésion proclamée et vécue à la vertu au sein des idées, suffisaient pleinement en guise de performance éthique, pour chaque individu, et se substituaient naturellement à tout autre précepte à observer dans la suite a-idéologique des jours.

Renaud Camus,
Président du parti de l'In-nocence