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Spéciale dédicace

Envoyé par Thomas Rhotomago 
18 décembre 2011, 20:17   Spéciale dédicace
"J’arrivai à la villa à la nuit tombante. Une véritable émeute en occupait les jardins. C’étaient, dans l’ombre bleue du plus beau soir de juin, les imprécations, les réclamations et les injures goguenardes d’une armée de figurants. Trois cent hommes et femmes, à moitié nus sous des oripeaux de couleur violente, criaient et sacraient dans tous les idiomes de la Riviera : patois piémontais, jargon du Basso-Porto de Naples, argot pittoresque des vieux quartiers niçois ; les femmes piaillaient avec des cris aigus dont les éclats trouaient comme des fifres la masse des grosses voix enrouées et avinées des mâles. Des torches allumées éclairaient ça et là des figures tragiques, irradiant les ors d’un diadème, giflant de rouge la nudité d’un torse jailli d’un péplum ; une odeur de crasse et de sueur écœurait ; la chaleur était suffocante, aggravées de senteurs de résine et de tant de roses amoncelées dans tous les coins du parc. Lanières sanglantes mêlées aux chevelures, coulées de pourpre vive tombant des hauts feuillages, toute une orgie de roses, celle dénoncée la veille par Filsen, saignait, ruisselait, brillait, stagnait, tel un fleuve de vin dans les allées et sur les chairs moites. Des rires fusaient énervés et stridents de femmes chatouillées à côté des menaces grondantes et de grosses gaietés d’hommes. « Paga mi, m’en an ail ! » (payez-moi, que je m’en aille !) clamaient les échos du jardin ; c’était à la fois l’atmosphère de rut d’un soir de festin et celle d’une insurrection populaire ; des mains gesticulantes s’agitaient, une frénésie de mimiques tordait des bras, remuait des étoffes, et des relents de musc et de touffeurs d’aisselles inquiétaient. Il s’y mêlait l’encens des roses ; la nuit s’alanguissait d’odeurs fades ; et, debout sur le perron, dominant de sa haute taille toutes ces menaces et ces grimaces, Gourkau essayait en vain d’obtenir le silence ; la marée des quémandeurs le bousculait et Gourkau, à la clarté des torches, reculait d’un pas, remontait une marche, pareil à quelque naufragé réfugié sur un îlot Gourkau parlait, ses lèvre s’ouvraient, se fermaient pour s’ouvrir encore et pas un mot n’était entendu. « Paga mi, paga mi, m’en an ail ! » et le tumulte croissait forcené de rires et de cris ; il y avait aussi des colères. Submergé par la foule, l’intendant malgré tout tenait tête ; mais on pressentait qu’il allait faiblir et serait vaincu."

Jean Lorrain - Les Noronsoff in Le Vice errant (1902)
19 décembre 2011, 00:44   Re : Spéciale dédicace
Peu de temps avant d'être mis en congé, au printemps de 1919, Lebecq s'était rendu en inspection aux environs de Spalato pour poser les scellés sur une usine autrichienne de carbure de calcium. "Naviguant en plein bled", il était ce jour-là en uniforme, accompagné de son ordonnance, et leurs chevaux marchaient au pas. Tout à coup, au détour d'un chemin, ils découvrirent une forteresse vénitienne en ruines, flanquée de deux tours roses, de défenses imprenables, sinon par les chèvres, et ornée d'un lion de marbre blanc qui avait la patte sur une boule. Ce spectacle en Dalmatie n'est point rare. Mais ce sol jonché de morts magnifiquement costumés ? Tout autour de Lebecq, il y a avait des Turcs à turbans troués de flèches, des chevaliers écroulés dans leurs armures milanaises, des archers vénitiens en pourpoint de velours frappé de grenades d'or, parmi les mortiers, les couleuvrines et les boulets de pierre. Près des fossés, une population noirâtre, à ceinture basse, criait en italien : "Vive l'Italie !" et se pressait vers la porte hersée.

Comme Lebecq s'approchait, sortirent, sur deux rangs, des trompettes aux fanions de la Sérénissime, un provéditeur, des ambassadeurs étrangers, puis, sur un cheval pommelé, abrité par un dais d'argent comme il n'en avait vu que dans les anciens tableaux sur bois, une jeune vierge, demoiselle magnétique, brune à cheveux très frisés, accompagnée d'un légat du doge, d'un cardinal et suivie d'ennemis enchaînés, de lévriers, de guépards et de matériel capturé.

Lebecq suivit des yeux le cortège qui, après avoir franchi le pont-levis, se dirigeait vers deux camionnettes Fiat, sur les bâches desquelles il lut : "Turin Cinema Limitata". La compagnie tournait sur la côte dalmate des films de propagande italienne destinés à prouver au Congrès de Versailles, alors réuni, que l'occupation de la côte était antérieure à l'arrivée de ces Slaves qui, aujourd'hui, revendiquaient le pays. A un carnage cinématographique Lebecq venait d'assister. Le doge, encore tout encorné et rouge de sang, entouré d'accessoiristes et de cameramen, s'épongeait :
"Quelle matinée ! Neuf négatifs pour l'assaut !"


Paul Morand, La Fleur double, 1966
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