Les autres clients sont des Thaïs. Impression de grouillement aimable, de suractivité ordonnée et souriante. Asie éternelle, souvenirs du "Lotus Bleu". Les alentours des Halles, au XIXème siècle, devaient être ainsi, un peuple fort, uni, dur à la tâche.
Il vient s'asseoir à la table voisine, hasard ou intention. La soixantaine rouquine, des lunettes d'intellectuel. Seul, cela signifie qu'il est sans doute venu profiter des charmes à prix minuscules offerts par certaines beautés locales. Je ne l'en blâme pas. Ici, la prostitution a souvent (pas toujours) un visage d'innocence, presque de pureté. On envoie ses économies aux vieux parents restés au village et au retour on est presque une héroïne. Et puis quand l'avion pour venir d'Europe a survolé des millions de sauvages qui lapident leur fille pour un clin d'oeil au jeune voisin, on se sent très indulgent pour la permissivité thaïlandaise.
Ma femme lui adresse la parole, par gentillesse pour les isolés. Il est Israëlien, parle un français un peu rocailleux. Il a vécu une quinzaine d'années à Belleville, dans sa jeunesse. Il y est revenu récemment, quelle catastrophe ! Les Français ne sont plus chez eux, les Arabes les remplacent à gros bataillons. Il ajoute quelque chose que me fait encore plus mal :"Et puis, maintenant il est trop tard pour arrêter ça. Vous avez trop attendu, ce ne sera plus possible." Il dirige sur nous un sourire apitoyé et un peu méprisant.
Bien sûr je lui dis qu'il a raison, que je suis de son avis. Mais un sac de glace m'est tombé sur l'estomac dans les trente degrés de la nuit de Bangkok. Le repas est fini, je hâte la prise de congé. Quelque chose ne me convient pas dans cette histoire.
Je pense d'abord : s'entendre expliquer le Grand Remplacement par un étranger, c'est très humiliant. Nous n'avons pas eu les couilles de garder notre pays, et les autres en ricanent. C'est comme quand on critique soi-même sa famille et qu'on supporte très mal qu'un étranger le fasse.
Et puis tout à coup me saute aux méninges la vraie explication de mon agacement. Israëlien, tiens tiens. Intello, tiens tiens. Ayant vécu en France, tiens tiens. Alors mon esprit de l'escalier me retransporte en imagination sous le toit de tôles du restaurant populaire. Je réponds à l'homme avec douceur : " Je vais vous dire quelque chose d'extrêmement désagréable mais vous l'accepterez parce que vous m'avez l'air ouvert et éclairé. Savez-vous que la plupart des intellectuels français d'origine juive ont favorisé de toutes leurs forces et de toute leur influence l'arrivée en masse d'immigrés maghrébins et subsahariens ? " Je lui résume alors l'affaire Camus qui illustre exactement cela, avec la fameuse émission du Panorama en direct de Marseille. Moins suave et plus incisif, je conclus : " Et parmi tous ces braves gens, ces Antoine Spire, ces Roger Dadoun, ces Isabelle Rabinovitch, parmi ces gens-là ou leurs amis proches ou lointains, combien sont allés finir leurs jours au soleil d'Israël ? N'y en a-t-il pas un d'entre eux, un seul (ce serait bien le diable qu'il n'y en ait aucun) qui se réjouisse d'être protégé de ces satanés Arabes par un mur de béton de huit mètres de haut, un mur très vicieux, qui isole sciemment beaucoup de villages de leurs oliveraies, qui rend la vie quotidienne infernale à beaucoup de gens ?
Oui, un beau pays assassiné par beaucoup de gens, comme dans un roman d'Agatha Christie.