Cher Didier, voici un autre extrait du même Fargette qui évoque la Décivilisation en cours. Il aggrave son cas en parlant de
bédouinisation capillaire :
Lumpen prolétariat et désagrégation des échelles de souveraineté
La désagrégation des échelles de souveraineté dans des zones géographiques étendues est un fait acquis. Des régions entières ont vu disparaitre l’État autochtone, pour faire place à un chaos historique qui évoque déjà les plus sombres périodes du passé. Il a pu être contenu dans les marches de l’Occident (Bosnie, Kossovo, Macédoine), mais au prix d’un effort volontariste considérable et qui ne semble pas produire de situation stable. En Afrique subsaharienne, le retrait des forces extérieures, économiques ou militaires, a ouvert la voie à des situations de chaos.
Cette caractéristique est endémique jusque dans certaines sociétés "policées" et régulées par un État implanté de longue date. Ce dérèglement est incapable de servir de moment de recomposition à la moindre force de libération sociale collective. En ce sens, et pour rester dans les catégories d’Ibn Khaldoun, on peut considérer qu’une "bédouinisation" capillaire est en cours un peu partout, c’est-à-dire que l’on assiste à l’apparition de bandes échappant à l’État constitué mais déterminées à s’annexer la logique étatique, en se substituant localement à lui. Les violences de l’automne 2005 en France annoncent sans doute ce genre d’évolution (l’un des grands ressorts de ces actions de commando consistait à décider qui donnerait le ton dans un quartier donné), mais elle est encore faiblement esquissée dans ce pays. Ce qui se passe au Brésil, où l’on voit les bandes pégreuses agresser les forces de l’État à une échelle militaire, et de façon répétée, relève bien de cette évolution. Ce pays anticipe sur certaines des tendances les plus sinistres de l’époque (c’est là que les villes-bunkers pour les riches ont été inventées). Il ne s’agit pas de "faits divers" un peu plus crus que d’habitude, mais de la cristallisation de plus en plus fréquente de bandes atteignant le stade de proto-États et entrant en concurrence active avec tous les pôles rivaux. Il est encore possible que des escadrons de la mort émanant de la police exterminent momentanément les pôles "bédouins" urbains les plus agressifs. Cela s’est déjà produit là-bas. Mais le plus remarquable, c’est que l’État en place doive régulièrement recommencer ce "nettoyage", à un degré chaque fois aggravé. La multiplication et la puissance des mafias de tout acabit ressort clairement d’un même tropisme historique. Ce que le XIXe siècle qualifiait de "lumpen" n’a pas cessé de constituer une difficulté pour les tenants d’une théorie des classes sociales fonctionnant comme une mécanique prévisible. Les différentes formes d’"underclass", pour employer le terme anglo-saxon équivalent, ont connu des comportements extrêmement variés. Elles ont pu tantôt participer d’une alliance des couches populaires dans un élan collectif gigantesque (les périodes de révolution sociales l’ont abondamment illustré) tantôt servir d’appui à des alliances verticales avec le sommet de la société. On connait cette caractéristique du nazisme, on se souvient un peu moins de la nature de la société du 2 décembre de Louis-Napoléon Bonaparte, on devrait également s’interroger sur ce que signifiait le traitement de faveur des pégreux au goulag (considérés comme "sociale ment proches" par l’administration des camps et servant de supplétifs internes à l’horreur concentrationnaire). Tout indique aujourd’hui que la caractéristique des pays du Tiers monde où l’underclass a permis de prendre systématiquement à revers les couches urbaines ouvrières s’étend aujourd’hui à l’ensemble des sociétés de la planète.