Le Nouvel Observateur a publié (livraison du 10 au 16 janvier) un entretien avec l'écrivain algérien Boualem Sensal (auteur du Village de l'Allemand). A la question "Ce qui est évident dans votre roman, c'est le jeu de miroir entre nazisme d'hier et islamisme d'aujourd'hui; n'est-ce pas excessif ?", Sensal a répondu ceci : "nous vivons sous un régime national-islamiste et dans un environnement marqué par le terrorisme, nous voyons bien que la frontière entre islamisme et nazisme est mince. L'Algérie est perçue par ses enfants eux-mêmes comme "une prison à ciel ouvert". On ne se sent pas seulement prisonniers de murs et de frontières étanches, mais d'un ordre ténébreux et violent qui ne laisse pas même place au rêve. Nos jeunes ne pensent qu'à se jeter à la mer pour rejoindre les terres clémentes, etc."
Il n'est pas besoin d'être un intello de haut niveau (bac + 8 ou plus) pour comprendre que Sensal, quand il parle de "régime national-islamiste" (le pendant du régime national socialiste ou "nazi") ou "d'ordre ténébreux et violent" ou de "prison à ciel ouvert", désigne clairement le régime politique établi par le FLN à compter de 1962, et non ses opposants, ceux qui sont nommés par la presse "islamistes" et que Sensal désigne par le terme "terrorisme"; il suffit de lire ce qui est écrit. Le sens littéral est clair. Pour Sensal, les nazis en Algérie (ou leurs avatars) sont intégrés à l'appareil d'Etat ou dirigent le parti au pouvoir. D'ailleurs, dans la suite de l'entretien, Sensal, pour illustrer le caractère obscurantiste du régime algérien, cite la construction d'innombrables mosquées, dont une mosquée géante, partout, même là où il y en a déjà, et en très grand nombre.
Or, ce n'est pas ainsi que le Nouvel Observateur a entendu ce que Sensal a pourtant dit clairement. Déjà, la question posée, tarabiscotée (un "jeu de miroir", qu'est-ce ?), et la réponse qu'elle appelait ("excessif") laissaient entendre que la thèse de l'identité entre le nazisme et l'islamisme (Al Qaïda, pas le FLN) n'agrée guère aux journalistes du NO. En 1991, j'ai été l'un des premiers à employer le mot valise "nazislamisme" pour désigner, non pas le FLN, mais les Frères musulmans, le tabligh et autres organisations extrémistes qui réislamisaient alors les pays arabes et les colonies arabes installées en Europe ou tentaient, comme dit Ramadan, d'islamiser la modernité; j'avais reçu alors une réponse "indignée" d'un journaliste du NO, comme si le mot "nazislamisme" était un blasphème. Or Sensal va beaucoup plus loin dans l'analogie (je ne partage évidemment pas sa thèse : même si les régimes arabes sont détestables, xénophobes, corrompus, socialistes, autoritaires, et tout ce que l'on voudra d'autre, ils ne sont pas "nazis"); il pose une identité entre le régime de l'Algérie nouvelle (celle d'après le 19 mars 62) et l'Allemagne hitlérienne, comme cela semble être le cas dans son dernier roman (Le village de l'Allemand), que je n'ai pas lu.
Pour le NO, les nazis de l'islam sont (à la rigueur) les islamistes et uniquement ceux qui sont nommés islamistes. C'est d'ailleurs le sens du titre "la frontière entre islamisme et nazisme est mince" qui a été donné à l'entretien. Notons que "frontière" n'implique pas "identité" ou "analogie" - thèse qui est celle de Sensal. Autrement dit, le journal s'est autorisé à donner aux thèses de Sensal un sens nouveau, conforme non pas à ce que Sensal a dit, mais aux préjugés ou aux préventions de ses journalistes.
Quand, entre 1940 et 1944, les Français parlaient aux Français, ils leur disaient la vérité sans fard. Soixante plus tard, quand les intellos parlent aux intellos (et cela dans un pays libre), c'est pour les berner. Je crains que le NO ne prenne ses lecteurs, tous intellos comme on sait, pour des huitres.