Dimanche 3 juin, minuit vingt. À divers moments de la journée nous avons entrevu à la télévision, un peu par hasard, des fragments des fêtes londoniennes du jubilé de la reine. Ils m’ont inspiré deux réflexions.
D’abord ces cérémonies anglaises, qui ont joui si longtemps, et très légitimement, de la plus haute réputation de faste, d’ordre et de beauté, ne me semblent plus la mériter. Ce que nous avons vu était désordonné, approximatif, tout à fait dépourvu de forme et de contrainte. L’image la plus fréquente montrait l’embarcation royale, aux trois-quarts vide inexplicablement, vacante, avec des trônes en permanence inoccupés, tandis que la reine et le prince Philippe, debout derrière eux, ou à côté d’eux, semblaient attendre indéfiniment que quelque chose commence, s'agence en une figure quelconque. D’autres membres de la famille royale et un maigre entourage, debout à proximité de banquettes vides, paraissaient également désemparés, incertains de la conduite à tenir, se demandant ce qu’ils faisaient là, pourquoi ils étaient si peu nombreux et pour quelle raison on ne leur avait pas assigné une place plus précise et un office plus déterminé à remplir.
Alentour, sur le fleuve, des centaines d’embarcations de toute espèce, la plupart très laides, ou même pas, surtout inqualifiables et ordinaires, mais chacune en un genre différent, étalaient le même désordre, le même défaut d’idée d’ensemble, le même caractère de foire à Neu-Neu, souvent, bien plus que de
royal pageantry — ainsi une femme, à quelques mètres de l’embarcation royale, porte un masque à l’effigie de la reine, paraît pique-niquer avec son mari de part et d'autre d'une caisse posée sur le pont de sa péniche, et lève son verre familièrement au passage de la souveraine. Mais c’est la foule, surtout, massée sur les quais, qui est laide, ou qui du moins, par ses tenues, son attitude, rend tout à fait impossible, inconcevable, cette beauté, cette dignité, que dégageaient les grandes cérémonies publiques de jadis. Il faut la comparer, cette foule, à celle qui suivait des yeux le cortège du couronnement, il y a cinquante-neuf ans, pour voir ce que ce pauvre Camus veut dire, avec son histoire de prolétarisation du monde. Il convient probablement d’aller plus loin que lui, même. Sans doute faut-il voir un lien entre le refus implicite de cette foule de faire abstraction d’elle-même pour élaborer quelque chose de collectif, comme jadis, et son incapacité à faire société, comme disent un peu sottement mais justement les sociologues. Chacun est venu comme il était, n’a pas l’intention de se gêner et certainement pas de s’imposer la moindre contrainte vestimentaire ou autre pour les circonstances. La reine et son entourage ont bien dû comprendre que seule une fête populaire était possible, qu’il n’existait plus assez de sentiment civique et d’abstraction de soi, dans le public, pour que soit encore imaginable un de ces déploiements solennels qui ont fait le renom du pays et de l’institution monarchique. Mais fête populaire et faste royal ne sont pas compatibles. C’est l’un ou l’autre, éventuellement côte à côte ou l’un après l’autre. À vouloir les mélanger la première submerge le second, qui n’existe plus.
D’ailleurs cette pauvre souveraine octogénaire doit à tout moment, avant de mourir, donner des gages de soumission et même d'amour, c’est plus difficile (comme au moment de la mort de Lady Diana…), à la dictature de la petite bourgeoisie et de ses goûts — ainsi le concert de Paul McCartney et d’Elton John à Buckingham Palace, en guise de réjouissance anniversaire. Toutefois les gages ne sont jamais assez forts, assez actuels. Paul McCartney, Elton John : qu’est-ce que c’est que ces momies d'un autre âge ? Quelle obstination à être d’une autre époque !
Ma seconde réflexion portait sur une autre dictature, mais bien sûr c'est la même, sous un autre masque : la dictature médiatique ; et ma remarque, que beaucoup d’autres ont faite, certainement, ne date pas d’aujourd’hui mais porte sur tous les moments collectifs prévisibles, ceux dont on connaît à l’avance le jour et l’heure — je pense par exemple aux élections d’une espèce ou d’une autre, et spécialement aux soirées de résultats. Ces moments, comme le jubilé londonien d’aujourd’hui, sont l’occasion d’une ivresse narcissique hallucinante, de la part des médias. L’événement, c’est eux. Le spectacle, c’est eux. Ce qu’ils montrent le plus longuement, c’est eux-mêmes montrant, se préparant à montrer, ayant montré ; diluant sans cesse l’événement, le réduisant à rien. Un documentaire expose les travaux d’aménagement du studio, une autre expose la composition de l’équipe envoyée sur place, et les raisons des choix effectués. Bientôt, à ce rythme, nous aurons droit à des biopics sur l’enfance du décorateur du plateau et à des talk-shows rétrospectifs sur comment vous avez trouvé Stéphane Bern, psychologiquement ? Et question tenues ?
Plus tard il n’y aura même plus besoin d’élections, ni de couronnement, ni de jubilé de la reine. Le journalisme se substituera au monde. On fera des soirées sur la désignation de présentateur du 20 heures sur France 2 et des journées spéciales sur les cinquante ans d’Olivier Poivre d’Arvor à la tête de France Culture. Ces programmes amiraux seront précédés et suivis d'émissions
dédiées, portant les unes sur le
making off de la soirée-désignation, avec longue interview des menuisiers, des tapissiers, et de la couturière de la chargée d'ouverture des enveloppes contenant le nom des nominés ; les autres sur la carrière du grand ordonnateur jubilatoire, avec séquence spéciale sur le bonheur et la dignité de sa maman : « Mais vous vous doutiez qu’un jour il serait choisi pour présenter la soirée des soixante ans de média de Laure Adler ? — Non, pas à ce point, mais je savais qu’il ferait quelque chose, ça j’en étais sûre : à huit ans et demie il écoutait tous les jours “Les pieds sur terre”... »