Mardi 19 juin, minuit et quart. Je ne déteste pas
Les Indégivrables, la série de dessins quotidiens de Xavier Gorce, dans
Le Monde, mettant en scène des pingouins. Au moins le dessin est-il infiniment moins laid, moins délibérément sale, que celui de Plantu en première page. Mais aujourd’hui les quatre dessins ont pour didascalies successives ceci :
« Un type qui a quitté une super-chieuse / pour une super-emmerdeuse / est soi un super-mou soit un super-combatif / mais pas un super-normal »
Bien entendu il s'agit du président de la République, qui a quitté une “super-chieuse”, Ségolène Royal, pour une “super-emmerdeuse”, Valérie Trierweiller. Donc, dans le grand journal du soir, jadis “de reférence” et gazette officielle de la classe cultivée, on parle d'une femme politique importante et de la compagne d’un homme d’État en les qualifiant, fût-ce pour rire, fût-ce dans les bandes dessinées, de “super-chieuse” et de “super-emmerdeuse”. Quiconque s’en indignerait serait aussitôt ridicule et passerait pour le plus vieux jeu et mal embouché des réactionnaires. Comme c’est un rôle qui m’a été assigné depuis longtemps je n’en crains pas le costume. Je crois que pareille trivialité n’est vraiment appréciable qu’au regard des autres époques, y compris certaines que beaucoup d’entre nous ont connues. Évidemment il y a toujours eu des gens grossiers et des plaisanteries grasses, qui ont fait les délices des connaisseurs. Mais elles ne s’étalaient pas dans
Le Monde ou dans ce qui alors en tenait lieu. On n’était
Le Monde ou le
Times, justement, ou n’importe quelle société un peu choisie, qu’à la condition de ne pas se les permettre — ce qui allait tellement de soi qu’il n’y avait aucun effort à fournir pour s’appliquer à soi-même une telle règle. Mais la seule idée d’une
règle, d’un interdit, d’un empêchement quelconque qu’on s’imposerait à soi-même ou qu’imposerait un tiers fait horreur à l’époque et lui inspire, même, une vertueuse indignation. Le relâchement est sa loi, qu’il ne fait pas bon enfreindre.
Yannich Noah, un de mes contemporains les moins favoris, mais le favori des Français, paraît-il, était invité à s’exprimer, en compagnie de Guy Forget, autre tennisman, devant une commission mixte de sénateurs et de députés, à l’Assemblée nationale, je crois. Il s’est présenté à eux le nez chaussé de larges lunettes noires et le chef revêtu d'un petit chapeau de gitan, tel à peu près qu’il s’en attife pour paraître sur scène. Là non plus, personne ne comprendrait qu’on s’indigne : la représentation nationale, les palais de la République, des circonstances assez sérieuses — il s’agissait d’éclairer les parlementaires sur les raisons de l’exil fiscal des “joueurs de haut niveau” (ces raisons me paraissent assez évidentes, mais apparemment il y faut une commission, et l’avis du “favori des Français”). Pourquoi s’habillerait-il un peu plus formellement pour la circonstance ? Qui pourrait l’exiger de lui ? Au nom de quoi ?
Pendant ce temps un grand et beau jeune noir se présentait aux épreuves du baccalauréat de philosophie non pas en T-shirt mais en T-shirt nettement revu et corrigé, et surtout très réduit, aux manches et même aux épaules, bien dégagées, de même que les aisselles et les flancs. Je ne dis pas que ce n'était pas assez seyant. Mais est-ce ainsi qu’on se vêt pour passer le baccalauréat ? Apparemment oui, et ça n'étonne personne : ce garçon et sa tenue n’étaient en aucune façon le sujet du reportage, au journal de France 2. L’important, comme pour Noah, n’est-il pas d’être soi-même en toute circonstance, y compris et surtout les plus solennelles, les plus
formal ? Rien ne saurait être formel, puisque ce serait trahir l’idéal soi-mêmiste. Je ne suis pas sûr, hélas, que dans pareilles conditions il puisse y avoir civilisation, ou seulement société. Les exigences minimales ne sont pas réunies.