Réponse à la précédente
Ma chère Henriette,
Tu mériterais que je ne réponde pas à ta lettre, car me cacher le nom de ton protégé, c'est me soupçonner d'être incapable de garder un secret. Mais je serai magnanime et te pardonne d'autant plus volontiers que je crois deviner sans peine de qui tu veux parler. Ce serait, à coup sûr, une grande chance pour ma petite amie, mais elle le mérite.
Voici en effet comment la situation se présente.
Du côté des parents, le père, comme chacun sait, puisqu'il s'en vante, à mon sens un peu trop, est un fils de ses oeuvres, et il a édifié la plus grosse partie de sa forutne pendant les années de prospérité qui ont suivi la guerre. C'est un assez brave homme, qui a dépensé beaucoup d'ingéniosité – les méchantes langues emploient un autre mot – pour lancer sa maison et surtout tenir tête aux orages qui se sont abattus sur elle. Mais tous les capitaux dont il dispose y sont encore investis. Et dans l'état actuel de ses affaires, il ne peut guère assurer au jeune ménage qu'une rente fixe d'une trentaine de mille francs.
J'aime mieux ne rien dire de Mme V., qui m'est personnellement peu sympathique.
La jeune fille est délicieuse et j'étais bien sûre qu'elle te plairait. J'ai pour elle une très vive affection et elle m'aime un peu, je le crois, comme une seconde mèr. Elle est intelligente, gaie, franche, très crâne, avec un brin de sans-gêne que les jalouses appellent de l'impertinence. Au fond, je suis certaine qu'elle vaut mieux que bien des mijaurées qui la critiquent. Mais si le “parti magnifique” a les parents que je suppose, tu auras du mal à leur faire goûter le genre de ma petite amie. Enfin tu peux compter sur moi pour la chapitrer à ce sujet.
Bien mariée, elle peut devenir la meilleure des épouses. Ton protégé n'ignore pas qu'elle excelle dans la plupart des sports modernes, qu'elle parle l'anglais couramment, s'habille avec un goût parfait, est très au courant de la vie intellectuelle et artistique, et qu'elle est à l'aise dans les salons les plus impressionnants. Ce qu'il ignore sans doute, c'est que c'est déjà une maîtresse de maison expérimentée, qui supplée depuis longtemps aux carences maternelles et soigne admirablement son père, qu'elle adore.
Tu vois les difficultés : pas de dot; pas d'espérances, ni du côté paternel, où il y a même des oncles dans la misère et des cousins peu avouables, ni du côté de la mère, issue de la plus petite bourgeoisie; une grosse maison de commerce assurément, mais qui peut avoir encore bien des moments difficiles; une mère qui ne plaira guère et fera peut-être de grosses gaffes; une jeune fille que j'estime “toute en or”, mais dont les allures risquent d'effaroucher une famille aristocratique.
Je t'écris avec la plus grande sincérité et sans la moindre réticence. Si les obstacles ne te paraissent pas impossibles à surmonter, hâte-toi de me le dire en me donnant le nom que je crois avoir deviné.
Fais mes amitiés les plus vives à toute la maisonnée.
Je t'embrasse tendrement.
Anne-Marie de Grandpré
P.S. Il faudra détruire cette lettre dès que tu l'auras lue.