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La musique se meurt (suite asiatique)

Envoyé par Michel Le Floch 
Article tiré d'un blog dédié à la Chine :
[chine.blog.lemonde.fr]

L’opéra chinois n’est pas une tradition si ancienne à l’échelle de l’histoire du pays, à peine deux siècles, mais ses jours sont en danger. Les théâtres de Pékin n’attirent plus que les touristes et quelques retraités fanatiques, et dans les campagnes, les troupes itinérantes continuent de rassembler des foules de paysans pour des spectacles payés par la municipalité ou de riches familles locales, mais les nouvelles générations lui préfèrent la routine cathodique et la fumée des cafés internet. Certes la CCTV consacre une chaîne entière à cet art vivant moribond mais cela ne signifie pas qu’il y ait une audience pour autant.

Pour remédier à cette situation, le ministère de l’éducation à décider d’inscrire l’opéra au programme des classes musicales du primaire et du secondaire dans 10 provinces : permettre aux jeunes chinois de se familiariser avec un élément emblématique de la culture chinoise.

Cela suffira-t-il ? Le problème est que l’opéra est déconnecté de la Chine contemporaine. Aucun nouvel opéra n’a été écrit depuis les fameux 8 opus, seuls autorisés à être représentés, pendant la révolution culturelle. Les thèmes de l’opéra chinois sont universels et intemporels : loyauté trahie, amour sacrifié, familles déchirées, mais ses codes n’ont pas bougé depuis des lustres. Le langage de l’opéra est tout simplement incompréhensible pour les moins de 50 ans plus sensibles aux sucreries de la canto-pop.
C'est, mutatis mutandis, le sujet d'un beau film de Satyajit Ray, Pather Panchali (Pandjali).
Est-ce-que ce ne serait pas plutôt " Le salon de musique " ?
Non. Ce film est connu aussi sous le titre "la complainte du sentier". Le père de famille appartient aux castes supérieures ; il écrit des pièces de théâtre en vers, qui mettent en scène les grands épisodes de la légende (ou de l'épopée) hindoue ou hindouiste; mais personne ne veut financer ses spectacles, sinon un paysan (de basse caste) enrichi. Il est obligé d'accepter un travail de comptable, pour lequel il n'est rémunéré que de façon aléatoire. Le seul spectacle qui soit monté dans sa petite ville est de la musique militaire britannique jouée par un orphéon indien. Ses enfants sont fascinés par le chemin de fer, qu'ils ont vu une seule fois. Le film se termine sur le départ de la famille vers la capitale ; la maison vide est alors rendue à la nature et aux serpents.
La décadence de l'opéra chinois remplit de tristesse les amateurs d'art : il semble que ce soit le public qui s'en détache. Plus dramatique a été la disparition programmée et voulue (lors de la révol cul) de la calligraphie chinoise, comme le raconte Fabienne Verdier dans son très émouvant "Passagère du silence".
Quel opéra chinois? L'opéra de Pékin? Oui, sans doute. Parce qu'il y a des lustres qu'il fut enterré par une certaine Mme Mao pour des raisons sur lesquelles il est préférable de ne pas épiloguer ici.

Mais tous les autres. Presque chaque province, campagne chinoise, a son opéra, ses codes opératiques, ses modes de représentations. Celui de Shanghaï, différent de ce que l'on peut montrer dans les campagnes du Zhejian à 600 km de là et ô combien étranger à l'opéra cantonnais, qui triomphe sur un territoire grand comme l'Europe des 12. Je me souviens de certaines troupes, certaines venues du Continent, dont les artistes que j'admirais comme un gosse et que je venais féliciter en balbutiant leur langue dans ce qui pouvait leur servir de "loge" (des tréteaux bâchés), étaient de toute beauté, d'une beauté irréelle, et d'une belle et totale rigueur, celles d'artistes pauvres, exigeants, légers et gais, inaccessibles de gaité et d'adresse : ils vous touchaient et vous étaient inaccessibles. Ils posaient leur main de gymnaste sur votre bras en riant et en vous remerciant de votre venue et vous ne sentiez aucune main vous toucher; seuls leurs yeux, mobiles et expressifs, roulants, n'étaient ni rose vif, ni bleu de ciel; ils étaient le dernier élément humain et battaient comme des coeurs.

Ces artistes se produisaient des journées entières - les représentations duraient la journée, littéralement, du milieu de la matinée au lever de lune, dans des villages, sans une minute d'entr'acte; dans ces gros bourgs sans importance d'un sub-territoire insulaire de Hong Kong, pour les familles distraites, fascinées, bruyantes, indifférentes, pour la foule villageoise de la Chine de toujours, l'opéra, c'était l'air qu'on respire, la mer où l'on vogue, le champ que l'on cultive ou que l'on abandonne, le sel indifférent des choses.

Que cela puisse disparaître en si peu de temps, j'en doute.
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