« le monde évoluant, il fallait s'initier à des techniques de
lecture rapide par "balayage" de la page, etc., et surtout que le temps gagné par un apprentissage rapide de la lecture pouvait être consacré à autre chose : à la libre expression, à l'invention, à l'imagination, à l'épanouissement des enfants, à la centration sur l'enfant, à la construction par l'enfant de ses propres savoirs, etc. »
JGL met ici le doigt sur un des travers des différentes réformes de l’Éducation nationale depuis 30 ou 40 ans. On remplacé des méthodes moyennes, marchant moyennement, appliquées par des professeurs moyens sur des élèves moyens, par des méthodes exceptionnelles destinées à appliquer par des professeurs d'exception sur des élèves exceptionnels. Or, nos élèves sont évidemment généralement moyens et nos professeurs aussi. Ils sont même devenus médiocres, après être passés par les fourches mesquines de ces méthodes.
Le principe de toutes ces méthodes est le suivant : il faut du sens. Les méthodes moyennes commençaient par enseigner la chose, puis, une fois la chose maîtrisée, on pouvait l'analyser et accéder à son sens. Ainsi, on apprenait "B + A = BA" et on pouvait bientôt former des mots qu'on connaissait déjà d'abord, puis qu'on ne connaissait pas pour les apprendre tout seul ou accompagné. Maintenant, il faut nécessairement reconnaître tous les mots qu'on apprend à lire : les enfants ne peuvent lire que des mots qu'ils ont déjà vus et qu'ils connaissaient déjà, incapables qu'ils sont d'en décomposer la matière phonétique pour seulement les prononcer afin d'en demander la signification à un adulte ou de le chercher dans un dictionnaire. Ce qui fut substituer à la lecture, c'est bel et bien la lecture rapide, laquelle est une technique très utile pour lire vite et bien ce qui n'exige pas d'être apprécié esthétiquement. Mais la lecture rapide n'est utile que pour ceux qui savent déjà lire. Ce qui ralentit la lecture, c'est ce qu'on appelle la "sous-vocalisation" (le fait de prononcer mentalement les mots qu'on parcourt) : la lecture rapide enseigne à ne plus sous-vocaliser d'abord en reconnaissant des mots entiers, et non plus des syllabes ; il s'agit ensuite d'être capable de reconnaître des unités supérieures au mot : syntagme, phrase, paragraphe. Le principe de la lecture rapide repose d'abord sur une mise en veille des habitudes de lecture qui freinent l'exercice. Si on ne maîtrise pas la lecture, on ne peut pas mettre en veille ces habitudes et on ne saura jamais vraiment lire, car on ne pourra jamais vraiment sous-vocaliser ou vocaliser, seule manière de découvrir un mot qu'on ignore.
Le principe de l'éducation moderne, c'est donc "la charrue avant les bœufs", le sens avant la chose.
On constate la même aberration en histoire. Sous prétexte que la chronologie ne dit pas tout de l'histoire, qu'elle fait l'impasse sur le temps long, qu'elle ne dit rien des mentalités, qu'elle traite surtout des guerres et du pouvoir, on y a plus ou moins renoncer. On la réintroduit de manière ponctuelle, mais la grande chronologie de l'histoire de l'humanité -paléolithique, néolithique, antiquité, moyen âge, Renaissance, période moderne et période contemporaine - n'est plus du tout connue. Même problème pour l'espace : les élèves de terminale n'ont jamais entendu parler du "Saint Empire Romain Germanique" dont je dus tout de même leur rappeler qu'il occupa plus de la moitié de l'Europe et dura environ 1000 ans !
Ce qui compte, ce sont moins les faits et les évènements, désormais, que le sens qu'il convient de leur donner. On voit bien l'intérêt idéologique de la chose : car le sens à donner à un évènement, c'est ce à quoi travaille une partie de notre classe politique militante afin de démontrer qu'il n'y eut jamais de nation française, ni de peuple français, ni de pays nommé France, etc. C'est le sens des dénonciations du "roman national" qu'enseignait l'école : il ne faut plus de roman national.
Résultat : les élèves ne savent plus rien. Les faits sont ignorés. Nos expérimentateurs n'avaient pas anticipé le fait qu'en donnant d'abord le sens avant le fait, ou le sens avec le fait, recouvrant déjà le fait, le résultat serait que les élèves ignoreraient plus ou moins l'un et l'autre. On leur a évidemment bien bourré le crâne : ils récitent très bien tout le credo de l'époque. Mais ils sont incapables de l'argumenter, de le démontrer à cause de leur ignorance.
Même chose en mathématiques : comme il faut que les choses aient un sens, ils ne savent plus vraiment bien les quatre opérations, ni ce qu'est une démonstration. Tout ce qui est mécanique - beaucoup de choses sont mécaniques en mathématiques - est plus ou moins ignoré.
Ils ne savent plus rien par cœur. Ils ne savent plus les langues - qui exigent par cœur et répétition.
En français et en langue, on travaille par séquences qui doivent mêler civilisation/littérature (ce qu'on appelle encore ainsi, mais c'est souvent très en dessous de ce que ce mot désigne), grammaire, lexique, analyse de discours, etc. Jamais on ne récapitule, si bien que les conjugaisons sont désormais ignorées dans toutes les langues (français compris), les règles élémentaires de grammaire le sont aussi, le lexique est d'une pauvreté terrifiante.
Tout cela vient en dernière analyse des théories pédagogiques de Dewey qui souhaitaient appliquer la maïeutique aux enfants. Or, la maïeutique consiste à accoucher des esprits adultes, qui se sont déjà formés une vision du monde, qui ont des connaissances (même fausses). Une fois accouchés, ces esprits peuvent découvrir la part de vrai et la part de faux qu'il y a. Les enfants sont plus ou moins des pages blanches : c'est moins épuisant d'accoucher des pages blanches que de les remplir. L'instituteur se donne des airs de philosophe - l'atelier philosophique est la grande mode dans le primaire - au lieu de faire son travail et en terminale, quand vient la classe de philosophie, il faut passer un temps infini à combler comme on peut toutes ces lacunes accumulées par tous les autres enseignants qui se prenaient pour des philosophes (des Socrate de Prisunic) au lieu d'enseigner ce pour quoi on les paie, avec la bénédiction de l'Inspection.
Tous se prennent pour des philosophes, veulent donner du sens, éveiller les consciences, etc. Personne n'enseigne plus rien - sauf professeurs à l'ancienne ou travaillant à l'ancienne, heureusement qu'il y en a - les élèves ignorent presque tout et le seul dont c'est le métier, le professeur de philosophie n'a plus aucune matière sur laquelle les faire réfléchir, plus aucun savoir à remettre en perspective ou à interroger, car ils n'en partagent aucun.
Sur le sujet, je recommande le livre, déjà un peu ancien mais excellent de Jean-Français Mattéi, L
a barbarie intérieure (Essai sur l'immonde moderne), qui contient un très bon chapitre sur Dewey et son influence sur les réformes de l'éducation - rappelons que Hannah Arendt en relevait déjà les dégâts dans les années 1950 aux Etats-Unis dans
La Crise de la culture, dans un chapitre où elle soulignait que la question que les journaux ne cessaient de poser était : "Pourquoi John ne sait-il pas lire ?"