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"J'ai vu mourir la civilisation dans laquelle je suis né."

Envoyé par Félix 
Je suis tombé par hasard sur cet entretien que Richard Millet a accordé au journal le Point dans lequel l'écrivain fait part de sa tristesse face au déclin de la littérature et, plus généralement, de notre civilisation. Bien que n'étant pas de l'actualité immédiate (l'entretien date de 2007), il incarne parfaitement l'état d'esprit du Parti de l'in-nocence, aussi ai-je jugé utile de vous en faire part.


Le Point : En pleine rentrée littéraire, vous publiez un pamphlet qui parle de l'actuelle littérature française comme d' « une production semblable à des eaux mortes où se réfléchit le ciel vide ». « L'obscurité vient. » Qu'est-ce qui vous arrive?

Richard Millet : Le pouvoir d'envoûtement que notre génération a accordé à la littérature n'existe plus. J'ai choisi le mot « désenchantement » un peu comme Paul Valéry a utilisé le mot «charme ». Au sens fort. Je ne crois pas que ce soit un phénomène cyclique. Je pense que, vraiment, on est peut-être à la fin de la littérature.

Vous parlez d' « effondrement ». Mais dans les années 1830, époque d'une génération qui va de Balzac à Musset en passant par Stendhal et Hugo, le critique Désiré Nisard se tuait à proclamer : « Non, ce n'est pas une grande génération et ce sont les anciens qui sont toujours les meilleurs. »

Oui, mais aujourd'hui, ce à quoi nous avons affaire n'a plus de valeur, plus de sens. Je pense, pour aller à l'essentiel, que l'idée qui consiste à dire que la démocratie serait nocive à la littérature actuelle est en train de se réaliser.

Expliquez-moi pourquoi le déclin de la littérature serait lié à l'idée même de démocratie?

C'est lié aussi à l'effondrement de l'autorité, à l'effondrement de l'idée de père, à l'effondrement du système de transmission. On va avoir affaire à quelque chose qui s'appelle littérature, mais qui sera, à mon avis, de langue anglaise majoritairement. A quelque chose qui oscillera entre Harry Potter et les polars de l'américain Michael Connelly. En gros ce sera ça.

Vous avez pourtant été le directeur littéraire de Littell , un Américain qui écrit en français, avec le succès qu'on sait...

Jonathan Littell est un objet migratoire. C'est l'exception dans tous les sens du mot. C'est un objet littéraire d'une telle ampleur qu'il apparaît dans la production française normale comme exceptionnel. De plus, dans Désenchantement de la littérature, je vous parle de ce qui se passera dans dix ans. Tous les profs de fac se plaignent de l'inculture de leurs étudiants. Les étudiants en lettres ne lisent pas. Je ne veux pas avoir l'air du vieux con qui la ramène constamment là-dessus, mais dans une classe j'ai vu que rien ne passait plus. La littérature n'intéresse plus personne. Nous faisons semblant la plupart du temps.

C'est votre expérience à la fois de professeur et de lecteur chez Gallimard qui vous permet de dire ça ?

Chez Gallimard et partout où je suis passé. Le centre de gravité de la littérature s'est déporté vers une forme de récit beaucoup plus efficace. Le vrai succès de la littérature, aujourd'hui, c'est le polar. Avec quelques merdes du genre pour femmes, magazines féminins étendus au niveau d'un pseudo-roman. En gros, c'est ça.

Vous imaginez bien qu'en disant « merde », « bonnes femmes », d'un seul coup tout le monde va hurler contre vous en disant « c'est l'école du mépris ».

On a besoin de ça aussi, quelque chose qui s'est perdu, à savoir le sens critique.

Vous écrivez : « Ecrire, faut-il le rappeler, c'est avant tout hériter d'une langue. Et le français que nous entendons aujourd'hui est tombé dans la fange. » Plus loin vous parlez du « sabir des banlieues ». Mais Louis-Ferdinand Céline a construit une oeuvre monumentale avec le « sabir » de la banlieue Nord, non ?

Céline est mort en 1961. Depuis, je n'ai pas vu une oeuvre littéraire de cette dimension inspirée par la rue.

Vous n'attendez rien des prochaines générations?

Même un roman de Balzac, je pense que c'est illisible pour les jeunes esprits d'aujourd'hui. Il y a une syntaxe, des mots qui leur échappent. Ce n'est pas possible.

Cela veut dire que l'écrit est chassé par l'image ?

Je ne vais pas tomber dans cette opposition. La littérature n'est plus assez puissante, n'engendre plus de mythes littéraires, de mythes d'écrivains. C'est fini ! Le dernier mythe français littéraire, c'est peut-être, hélas, Françoise Sagan. C'est-à-dire quelque chose de pas très intéressant. Il n'y a plus de figure, plus de mythe.

Dans cet « effondrement », la critique littéraire a-t-elle joué un rôle ?

La littérature française s'est effondrée à partir du moment où on a banalisé la figure de l'écrivain. Il n'y a plus de hiérarchie entre les bons et les mauvais. N'importe qui peut être écrivain, c'est la démocratie ! On sait très bien comment cela se passe : n'importe qui peut apporter un sujet, mais nous-mêmes éditeurs sommes là pour retravailler le texte. En fait, nous sommes de véritables auteurs. C'est ce qui se passe en Amérique, le fantasme de l'atelier d'écriture où l'on peut apprendre à écrire, alors que c'est faux. Fantasme du succès : c'est-à-dire que le roman - pas la littérature - est devenu un instrument de promotion sociale.Les femmes des écrivains se sont mises à écrire, les amants des femmes d'écrivains aussi, les maîtresses se sont mises à écrire. Tout le monde écrit.

Je me suis dit que vous étiez assez proche du Hugo de La fin de Satan, c'est-à-dire que l'écrivain doit être un guide.

Pas du tout.

Vous aimez quand même beaucoup les ruines, la mort, la prière, les cimetières, le chagrin, le passé, comme les romantiques, non ?

Vous voulez absolument désamorcer ce que j'écris ? Sur le romantisme, je pencherai plutôt vers Chateaubriand. Non pas que je me compare à lui ! Les Mémoires d'outre-tombe dévoilent quelqu'un qui a la conscience qu'il passe d'un monde à un autre. C'est le leitmotiv des Mémoires, je viens de les relire. Cela m'a frappé, ce passage. Je suis né dans un ancien monde, je suis dans un nouveau monde... Que puis-je faire à partir de ça ? La filiation, c'est important. Mais essayez de voir quelqu'un qui a une filiation aujourd'hui... Beigbeder, qui se revendique de Scott Fitzgerald. Autre chose : je pense que le fait de vivre dans cette espèce d'Europe est mortellement ennuyeux. On est sortis de l'Histoire.

Si je vous prends au pied de la lettre, comment pouvez-vous continuer à écrire ?

Je pensais que la littérature était immortelle, que la langue française, la France étaient immortelles. Je m'aperçois que tout cela est non seulement mortel, mais quasi mort. Orwell avait déjà noté que la destruction d'une syntaxe était concomitante à la destruction d'un système politique. Une ère inculte s'annonce.

Une question brutale. Vous dites : « Les romans dont j'ai une nausée croissante », « je préfère actuellement lire la vie des saints plutôt que les romans ». Or vous êtes éditeur chez Gallimard. Vous allez donner votre congé ?

Cher Jacques-Pierre Amette, quand vous êtes devant votre machine à écrire, vous êtes comme moi, vous savez très bien qu'il y a des choses qu'on doit faire parce qu'on doit manger, tout simplement. Sans être une pute, on peut très bien travailler sur des manuscrits qui sont honorables. Lorsque je généralise, c'est sur une distance de dix ans et c'est avec l'espoir qu'il y ait une exception, sinon je m'en vais.

Y a-t-il eu un événement fondateur qui vous a fait dire « bon, il est temps que je parle enfin, que je vide mon sac »?

Je pense que c'est une accumulation. Une asphyxie lente : mais surtout à partir de l'an 2000. Quand j'ai publié un roman qui s'appelle Lauve le pur, j'ai compris. Car on comprend mieux les choses quand on écrit des romans. Il se trouve que j'ai vu mourir la civilisation dans laquelle je suis né.
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