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LES ANNEES par Annie Ernaux

Envoyé par Gérard Rogemi 
Je vous propose de lire (une fois de plus) une trés très intéressante critique du dernier livre d'Annie Ernaux parue dans l'hebdomadaire L'Opinion Indépendante. J'ai souligné en gras un passage pour moi marquant.
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Avec Les Années, Annie Ernaux signe «une sorte d’autobiographie impersonnelle» qui est vraisemblablement son livre le plus important.

On peut présenter le dernier livre d’Annie Ernaux comme un récit à la fois autobiographique et collectif, un voyage dans le temps et la mémoire dont une série de photos égrenant une vie seraient autant des stations que des prétextes à ouvrir la malle aux souvenirs. Souvent considérée comme l’une des voix de «l’autofiction» (terme qu’elle récuse dans une récente interview), l’auteur de La Place, prix Renaudot 1984, n’emploie plus ici le «je» mais le «elle» ou le «nous». Ce glissement indique l’ambition du projet auquel elle s’est attelée depuis vingt ans et dont les précédents livres apparaissent aujourd’hui comme des étapes. Il s’agit désormais de dire une «existence singulière donc mais fondue aussi dans le mouvement d’une génération. Au moment de commencer, elle achoppe toujours sur les mêmes problèmes : comment représenter à la fois le passage du temps historique, le changement des choses, des idées, des mœurs et l’intime de cette femme, faire coïncider la fresque de quarante-cinq années et la recherche d’un moi hors de l’Histoire, celui des moments suspendus dont elle faisait des poèmes à vingt ans».

Une vie française
On suit ainsi l’existence d’une femme née en 1940 en Normandie et les échos – plus ou moins prégnants – du désordre du monde et des mutations à l’œuvre. Dans ses meilleurs moments, Les Années possède une épaisseur sociologique et historique qui n’appartient qu’aux écrivains sensibles aux petits faits vrais, aux intuitions, aux détails qui composent le vaste tableau d’une société. Par exemple, ces lignes sur l’optimisme naïf de l’après-guerre et du début des Trente Glorieuses : «Le progrès était l’horizon des existences. Il signifiait le bien-être, la santé des enfants, les maisons lumineuses et les rues éclairées, le savoir, tout ce qui tournait le dos aux choses noires de la campagne et à la guerre. Il était dans le plastique et le Formica, les antibiotiques et les indemnités de la sécurité sociale, l’eau courante sur l’évier et le tout-à-l’égoût, les colonies de vacances, la continuation des études et l’atome. Il faut être de son temps, disait-on à l’envi, comme une preuve d’intelligence et d’ouverture d’esprit. En classe de quatrième, les sujets de rédaction invitaient à composer sur “les bienfaits de l’électricité” ou à écrire une réponse à “quelqu’un qui dénigre devant vous le monde moderne”. Les parents affirmaient les jeunes en sauront plus que nous.» Des années plus tard, cette croyance dans le progrès s’efface pour entrer dans ce qu’Houellebecq nomme «le temps de tout avènement et de toute destruction possibles». C’est l’ère des machines conquérantes, des technologies et des nouveautés qui envoient celles de la veille à la casse. L’obsolescence programmée des objets laisse même entrevoir celle des modes de vie et des êtres. «Nous étions débordés par le temps des choses. Un équilibre tenu longtemps entre leur attente et leur apparition, entre la privation et l’obtention, était rompu. La nouveauté ne suscitait plus de diatribe ni d’enthousiasme, elle ne hantait plus l’imaginaire. C’était le cadre normal de la vie. Le concept même de nouveau disparaîtrait peut-être, comme déjà presque celui de progrès, nous y étions condamnés. La possibilité de tout s’entrevoyait», écrit Ernaux.

La France de ces soixante dernières années défile entre les pages, avec des arrêts sur images, des ellipses, des gros plans, des flash-back. Mots, expressions à la mode, films, chansons, attitudes, mentalités ou slogans de publicités surgissent pour peindre de manière impressionniste et précise les motifs. Il y a la France de l’Église, du PC et de Gaulle, de la décolonisation, de la contraception puis du droit à l’avortement. Il y a mai 68 vécu dans l’extase («la première année du monde»), la distance ironique («Le discours du plaisir gagnait tout. Il fallait jouir en lisant, écrivant, prenant son bain, déféquant. C’était la finalité des activités humaines.») et le désenchantement quand les idéaux de mai se convertissent «en objets et en divertissement».

Tout sauver
Pour autant, Les Années n’échappe pas au piège des idées générales, des humeurs et des opinions qui lorgnent du côté de la prose journaliste, en l’occurrence éditorial de Libé ou des Inrocks. Au-delà des lieux communs façon café du commerce moderne (c’est-à-dire bar lounge bobo avec écrans plats aux murs) du type «La guerre, c’est pas bien ; la misère, c’est bien du malheur ; Sarkozy est méchant…», certaines considérations ne relèvent plus de la bien-pensance petite-bourgeoise et distillent un malaise, comme ce commentaire sur les attentats contre les Twin Towers : «Le prodige de l’exploit émerveillait.»

Mais l’intérêt des Années n’est pas là, pas plus réellement que dans le tableau sociologique ou historique. La vérité du livre, du moins sa profondeur, ne réside pas dans les «marqueurs d’époque», plus ou moins générationnels, ni dans le kaléidoscope des événements. Si l’on songe évidemment au Perec de Je me souviens, c’est la quête proustienne du temps perdu qui perce chez Ernaux qui veut «reconstituer un temps commun», retrouver «la mémoire de la mémoire collective dans une mémoire individuelle, rendre la dimension vécue de l’Histoire». Dans une époque qui efface les traces et où le passé ne sert, par la commémoration et l’instrumentalisation, qu’à justifier les liquidations en cours, l’enjeu est décisif. Avec l’apparition d’Internet, la «sauvegarde» et la «mémoire» désignent d’abord celles des machines. Les images, les mots et les sons s’entassent, mais le réel s’éloigne dans des représentations vides et une accumulation de spectacles. «Avec le numérique on épuisait la réalité», note Ernaux. Une nouvelle mémoire et des archives semblent ressurgir des écrans, mais «la profondeur du temps – dont l’odeur et le jaunissement du papier, le cornement des pages, le soulignement d’un paragraphe par une main inconnue donnaient la sensation – avait disparu. On était dans un présent infini.»

Or, l’ambition de l’écrivain est de renouer avec «la patience pour les récits», de «tout sauver», de sauver «toutes les images crépusculaires des premières années, avec les flaques lumineuses d’un dimanche d’été, celles des rêves où les parents morts ressuscitent, où l’on marche sur des routes indéfinissables», comme elle le précise dans les premières pages du livre. Face à la disparition annoncée («Elles s’évanouiront toutes d’un seul coup comme l’ont fait les millions d’images qui étaient derrière les fronts des grands-parents morts il y a un demi-siècle, des parents morts eux aussi. Des images où l’on figurait en gamine au milieu d’autres êtres déjà disparus avant qu’on soit nés, de même que dans notre mémoire sont présents nos enfants petits aux côtés de nos parents et de nos camarades d’école. Et l’on sera un jour dans le souvenir de nos enfants au milieu de petits-enfants et de gens qui ne sont pas encore nés. Comme le désir sexuel, la mémoire ne s’arrête jamais. Elle apparie les morts aux vivants, les êtres réels aux imaginaires, le rêve à l’histoire.»), il convient de transformer la mémoire en littérature, de «saisir cette durée qui constitue son passage sur la terre à une époque donnée», de relier les vivants et les morts, de «saisir la lumière qui baigne des visages désormais invisibles, des nappes chargées de nourritures évanouies, cette lumière qui était déjà là dans les récits des dimanches d’enfance et n’a cessé de se déposer sur des choses aussitôt vécues, une lumière antérieure». Rentrer dans la lumière, vivre et sauver «quelque chose du temps où l’on ne sera plus jamais». Christian Authier
Les années, Gallimard, 242 p, 17 €.

Article paru dans l'édition du Vendredi 22 Février 2008
Les expériences qui nourrissent le récit d'Annie Ernaux (et que l'on pourrait résumer ainsi : nos proches, nos amis, les gens que nous avons connu(e)s survivent, après leur mort ou une fois qu'ils se sont éloignés de nous, en nous dans quelques images fugaces, des photos jaunies, des rengaines entendues lorsque nous les rencontrions, etc. qui n'existeront plus, quand nous serons frappés d'amnésie ou morts) sont à la fois banales et universelles, et souvent elles sont évoquées avec talent. Mme Ernaux écrit contre Proust : pas d'idéalisation du passé, pas de leçon que l'on pourrait en tirer, pas de justification de soi, pas de belles dissertations sur l'art.

Ce en quoi mon jugement est différent de celui de M. Authier : le talent de Mme Ernaux est gâché par d'agaçants a priori politiques ou idéologiques. Tout ce qu'elle évoque relève d'expériences qu'elle a vécues. Pourtant, elle ne dit pas "je" : seulement 'on" ou "nous" ou "elle" (en parlant d'elle), transformant ses expériences en expériences collectives ou qu'elle prétend avoir été collectives - celles d'une génération ou de plusieurs générations de femmes ou d'hommes. Elle croit dans une conscience collective, celle d'une masse de gens (bobos soixante-huitards) dont elle est persuadée qu'ils font l'histoire ou, comme disait le PCF quand il existait, qu'ils font bouger les choses.
Mme Ernaux, on le sait depuis La Place, est bourdivine : elle tient en Bourdieu son Dieu. Voici ce qu'elle écrit dans Les Années, lorsqu'elle apprend sa mort : « Pierre Bourdieu, l’intellectuel critique que les gens connaissaient peu, était mort, nous ne le savions même pas malade. Il ne nous avait pas accordé de délai pour nous retourner, prévoir son absence. Un chagrin bizarre courait à bas bruit parmi ceux qui s’étaient sentis libérés en le lisant. On craignait que sa parole en nous ne s’efface comme celle, si lointaine maintenant, de Sartre. De laisser le monde des opinions avoir raison de nous ».
Cet extrait est éloquent. Autant Mme Ernaux écrit brillamment dès qu’elle se gausse des ploucs ou des beaufs, de leurs goûts, de leurs phrases, de leurs « idées », autant le style est plat, quelconque, commun, se ramenant à un fade tissu de pauvres clichés idéologiques, dès qu’elle verse dans la complaisance ou la louange. Comment un écrivain peut-il laisser, après s’être relu, des platitudes pareilles, dignes de Nous Deux ou d’un pigiste de Télérama : « Il ne nous avait pas accordé de délai pour nous retourner, prévoir son absence » ? ? ?

Les années avant 1968, ce sont les mentalités populaires, les espoirs de la jeunesse, les croyances d’un peuple, ramenés aux culottes tachées, aux règles, à la masturbation, quand ce n’est pas de l’information truquée (ainsi la manifestation du FLN à Paris le 19 octobre 1961) ; c’est par l’ironie qu’elles retrouvent vie. Mme Ernaux s’en gausse, parce qu’elle s’en est détachée et ce qu’elle évoque n’est plus elle. A partir de mai 1968, tout change, la révélation a eu lieu, elle égrène les lieux communs, les idées reçues chez les bobos sûrs d’eux et de leur bon droit. Tout ce qui est rappelé se trouve à l’intersection étroite du Nouvel Observateur, de Libération, des Guignols de l’Info. Voilà qui ramène à quelques nantis le nous qui se souvient.

Il se trouve que j'ai lu "Les Années" le même jour que "Passagère du silence" (2003, récit d'initiation à la calligraphie en Chine dans les années 1980) de Fabienne Verdier et que je n'ai pas pu m'empêcher de dresser un parallèle entre ces deux livres qui, en apparence, n'ont rien en commun. Mme Ernaux récuse comme "culture bourgeoise" ce qu'elle a appris, mais elle a appris qielque chose; Mme Verdier, née en 1962 et dont le père a été soixante-huitard, se plaint de n'avoir rien appris et que, dans son école des Beaux-Arts, les professeurs aient refusé de lui apprendre quoi que ce soit. Mme Ernaux évoque la réalité négative de la France des années 1950-70 à la lumière de l'idéal communiste; Mme Verdier découvre en Chine les ravages de ce même idéal réalisé : arts traditionnels méprisés et interdits, censure, ligne unique, infantilisation des étudiants et des professeurs, surveillance policière, minorités ethniques en voie d'extermination, millions de persécutés, etc.
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