On pourrait définir l’
excusologie marxiste, que nous avons si souvent vue à l’œuvre dans les médias, comme le fait de s’appuyer sur les analyses de Marx (ou tout simplement sur son postulat de puissance des déterminismes) pour “excuser” des attitudes en arguant du fait que ceux qui se comportent de telle ou telle manière le font parce qu’ils ont été socialement déterminés (ou
indéterminés, déterminés par défaut, déterminés dans la domination) à agir d’une certaine manière — ou à ne pas agir autrement dans la même situation, la situation où, justement, ils agissent
mal. Cette
excusologie semble particulièrement visible dès qu’il est question des
sensibles, de la banlieue, de la nocence sous toutes ses formes. Des intellectuels organiques, assez habiles dialecticiens (mais la bêtise ambiante — et la bêtise qu’ils prêtent au public — fait qu’ils n’ont le plus souvent même plus besoin de leur habileté), se présentent toujours pour
excuser, pour dire que certes, si on ne saurait
justifier parce qu’en effet c’est très
mal (de brûler une poubelle, d’assassiner un photographe de lampadaires, de vendre de la drogue...), il faut tout de même
comprendre la situation de ces
jeunes (puisque le mot
jeune est devenu un synonyme du mot
délinquant...) et essayer de se mettre à leur place un peu. Voilà ce que serait l’
excusologie marxiste, un syntagme que l’on rencontre ici où là, de temps en temps.
En vérité, je crois cette idée-là dépassée, car en effet elle concède que l’action commise (et qu’il s’agit de
comprendre...) est
moralement condamnable, est un
mal. L’
excusologie marxiste 2.0 ne peut pas porter ce nom : elle ne s’
excuse pas, elle revendique. Elle n’a pas
honte (honte pour eux, mais METTEZ-VOUS A LEUR PLACE !), elle est très calme, très posée sur le plateau de la chaîne de télévision. L’intellectuel qui il y a quelques années encore pratiquait l’
excusologie marxiste est passé à autre chose : maintenant, suivant en cela la pente glissante du relativisme, il considère que c’est de l’action elle-même dont on peut discuter (et non plus seulement de ses auteurs). Je m’explique. Je crois que l’on est passé d’un stade où les commentateurs
excusologues reconnaissaient (publiquement et fût-ce à demi-mot) le fait que telle ou telle action était blâmable à un stade où ces commentateurs disent tout simplement : qui êtes-vous pour dire que
ceci est mal (
ceci étant la poubelle, le photographe et la vente sus-mentionnés) ?
Dans ces conditions, comment espérer seulement lutter contre l’
excusologie classique, celle qui “défendait” seulement les personnes, mais pas leurs actions ? Exemple récent (où l’on voit tout le caractère inconscient de ces phénomènes, et la façon dont tout se joue
au niveau des mots) : partout, à la radio et à la télévision, alors qu’il y a quelques jours un
sensible a tué deux policiers à l’aide d’un 4x4 sur le périphérique parisien, on nous parle d’un
chauffard. Il a fallu attendre que Marine Le Pen, jeudi soir, à “Des paroles et des actes”, rappelle qu’il s’agissait d’un
assassin (puisqu’il a délibérément foncé sur la voiture des policiers) pour que la vérité revienne à la lumière du jour. Insensiblement, n’est-ce pas, le glissement s’opère. L’action (tuer des policiers avec un 4x4) est présentée non pas en étant condamnée implicitement (ce qui voudrait que son auteur soit clairement désigné comme assassin) mais en étant ramenée à une prétendue “neutralité” journalistique (sur le mode “nous constatons des faits : une voiture a foncé dans une autre voiture, c’est un acte de
chauffardise”). La question des
intentions de l’assassin (puisque moi, le mot, je ne me gênerai pas pour l’utiliser) est totalement laissée de côté (et Marx revient par la fenêtre, avec ses déterminismes sous le bras).
Autre exemple, entendu récemment de la bouche d’un type qui s’était fait voler sa sacoche par des fillettes romanichels : il m’explique qu’au commissariat on lui a dit qu’on ne pouvait rien faire pour lui, que c’était le mode de vie des Roms et qu’il n’avait qu’à faire attention...
Bref, j’en viens à mon second
point. Actuellement, je consacre mes lectures à Durkheim (1858-1917) ; à cet égard je recommande grandement le chapitre que lui consacre Raymond Aron dans ses
Étapes de la pensée sociologique (Gallimard (1967), collection “Tel”). La question de l’
anomie (du grec) était centrale dans la pensée de l’auteur du
Suicide. Il la définissait comme un état de la société où ses membres ne sont plus suffisamment
régulés par la norme sociale et considérait que c’était le pire mal dont puisse souffrir une société et voulait s’efforcer, à travers son œuvre, d’indiquer les moyens d’échapper à ce fléau. L’anomie, dans
Le Suicide, Durkheim croyait la constater (le nombre de suicides ayant considérablement augmenté avec le passage à la modernité). Il se permettait donc de faire ce constat tout en étant sociologue. Transposons un instant ces “données” à notre temps. Si telle ou telle personne (Renaud Camus ou moi, par exemple) parle de
décadence — et l’on peut partir du principe qu’
anomie et
décadence sont des idées assez proches, celle-ci étant une version plus “littéraire” de celle-là —, on la traite de
réactionnaire (avec, ce faisant, l’intention de l’insulter — ce qui, soit dit en passant, ne saurait marcher, puisque
réactionnaires nous sommes bien, et fiers de l’être avec ça) et on entend disqualifier sa parole ou, plutôt, montrer que par la mention même de l’idée de
décadence sa parole est disqualifiée, que cette mention est
disqualifiante. Cette attitude-là, de “chien de garde” de la pensée autorisée et
qualifiée, est souvent assumée par des sociologues organiques. N’auraient-ils pas bien lu Durkheim, père fondateur de leur discipline ?