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Yannick Haenel : « Le silence est une question politique. »

Envoyé par Utilisateur anonyme 
Utilisateur anonyme
08 avril 2013, 15:08   Yannick Haenel : « Le silence est une question politique. »
« Oui, bien sûr que le silence est une question politique. La société a horreur du silence, elle ne cesse de le combler à tout prix. Le silence est de l’ordre de la pensée, et en général tout conspire à ce qu’on ne pense pas, ou le moins possible. Est-ce que vous arrivez à trouver du silence à Paris, vous ? Je ne parle pas seulement du boucan dans les rues, mais de la possibilité même de l’écoute. Il faut attendre la nuit, comme maintenant, pour commencer, dans certains lieux, à parler depuis le silence, ou à faire silence en parlant. Le silence, franchement, c’est ce qu’il y a de plus rare, comme la solitude dont il est le langage. La solitude et le silence vont devenir des denrées très recherchés, beaucoup plus que la drogue. On va bientôt se battre, il y aura peut-être des guerres un jour pour contrôler le silence et la solitude, parce qu’ils sont en passe d’être complètement évacués. Toute personne qui a vécu dans le tumulte jusqu’à la nausée ne rêvera bientôt, si elle n’est pas absorbée dans son enfer, qu’à une chose : une vie où le silence est possible. »

Yannick Haenel, entretien avec Blandine Rinkel pour le magazine Gonzaï (avril 2013).
C'est à se demander (ou à avancer comme tentative de réponse), si la grande musique savante du 20ème (Bartok, Barber, Webern, Boulez, Ligeti, Gubaidulina, etc.) n'existe pas comme pur retrait au fracas du siècle, et jusqu'à ces moments où elle paraît vouloir imiter le tumulte ou le chaos sonore qui font sa signature -- cette musique requiert le silence comme aucune dans les siècles précédents. Elle ne peut jamais et en aucun cas s'accommoder de quelque accompagnement parasite ou synergique à son existence, et pas davantage ne peut être accompagnement de son siècle, à la différence des musiques qui l'avaient précédée (musique de danse, de table, d'accompagnement de la conversation, de scènes galantes, de noces, de funérailles et de tout ce que l'on voudra). La musique du 20ème n'accompagne que le silence introuvable en ce siècle. Elle impose le silence ou du moins le dépouillement sonore, qu'elle exalte et célèbre. Elle est contrepoint au tintamarre du siècle; elle lui tourne résolument le dos, au lieu d'en être, comme ses prédécesseuses, l'émanation harmonique. Le 20ème siècle ne pouvait être mis en musique, sa musique la plus accomplie en est le négatif, tout entière l'image de son rejet, la célébration de son contraire sensible (le silence vs le bruit). Mais aussi: ce divorce entre la musique savante et son siècle bruyant a ouvert le champ délaissé par elle à toute musique prête à accompagner le bruit du monde: le jazz, les musiques syncopées, le rap et le reste -- musiques de soutien et d'acceptation mimétique du siècle.
Utilisateur anonyme
08 avril 2013, 21:49   Re : Yannick Haenel : « Le silence est une question politique. »
Êtes-vous sûr que la musique dont vous parlez mérite autant d'attention?
» Elle est contrepoint au tintamarre du siècle; elle lui tourne résolument le dos, au lieu d'en être, comme ses prédécesseuses, l'émanation harmonique

Francis, je ne puis m'empêcher de penser qu'elle en est aussi, et cela n'est pas forcément contradictoire mais d'une certaine façon complémentaire, qu'elle en est donc aussi l'émanation dysharmonique, précisément.
La rupture de la hiérarchie et du système tonals accompagne l'avènement du "bruit", du chaos, de la multitude, de la déshumanisation, de la mécanisation, de l'accélération technique, de l'égalitarisme à tous crins, des charniers, des cendres, et de l'insignifiance la plus totale.
Un dédoublement s'opère ce siècle-là: l'une ne peut plus accompagner le monde (en Europe continentale car cela pourrait bien avoir été différent dans les îles britanniques ou en Amérique du nord) entré en fracas, ce qui n'exclut pas qu'elle en joue la partition totale, cependant que cette partition impose le silence absolu de l'écoute -- point de pompes et circonstances désormais dont cette musique pourrait être l'accompagnement; le dédoublement en question fait émerger une autre musique, dont la muzak qui elle, n'est qu'accompagnement de ce qui advient et se joue dans le siècle (guerres, fracas, angoisse industrielle); donc

- siècles antérieurs : mise en harmonie du monde sensible naturel et humanisé (chants folkoriques, danses)

- 20e siècle: deux courants apparaissent -- musique savante qui propose l'écoute du siècle sans l'accompagner, soit le siècle dans le silence ou "le siècle plus le silence" d'une part et musique d'accompagnement qui joue le siècle en fanfare, et dont l'harmonisation n'est que rythme (jusqu'à la techno), d'autre part.

En France, le moment charnière: La Mer de Debussy, dernière tentative de mise en harmonie du monde sensible mais en tournant déjà et pour toujours le dos au siècle comme matière de la mise en harmonie (la mer est inhabitée); vingt ans plus tard Paris accueillait la Revue Nègre de Joséphine Baker et les fanfares de la Nouvelle-Orléans, qui devaient donner naissance au deuxième courant, entreprise d'accompagnement et de mise en rythme du siècle, façon sienne de le mettre en harmonie et peut-être seule possible.

[le cas Shostakovitch: déchirement entre dire le siècle et l'accompagner: l'éprouver dans le silence ou bien l'approuver, le mimer, battre des mains avec lui]
[L'Angleterre opérera son virage tardivement: Delius et son Paris, the Song of a Great City (oeuvre contemporaine à La Mer témoigne d'une tentative de célébration joyeuse et directe du boucan urbain moderne dans la musique savante) -- la Joséphine Baker anglaise devait intervenir 40 ans plus tard avec les Beatles, la Grande Bretagne, jusque là résista au dédoublement, peut-on penser -- "l'Angleterre est le territoire d'une autre histoire de la musique" dit Renaud Camus, sans doute avec raison]

(message modifié)
L'"accompagnement" dont je parlai est tentative de représentation, au sens où Lyotard évoque à propos de l'émergence du non-figuratif et de l'atonalité la tentative "de présenter qu'il y a de l'imprésentable", ou quelque chose d'approchant ; cet "imprésentable" que devient le siècle commençant ne peut être reflété par la "musique populaire", la chanson, la variété, ni le rock ou le rap, qui bien que tonitruants demeurent parfaitement audibles, simples, simplissimes, figuratifs, tonals.
Les Sex-Pistols ne transcendent ni ne font éclater aucun cadre de représentation, plutôt régressent-il au plus archaïque de ceux qui existaient déjà (votre Morand s'exclamant : « Je bande, je jouis, j'éjacule, je l'éructe , ah c'est original ! » (citation approximative)), quand Gesualdo et Rebel étaient déjà plus "modernes".
La "musak" ne serait en somme pas plus capable, dans ce sens, d'accompagner le siècle qu'une série d'images d’Épinal de représenter un maelstrom ou un système chaotique...
« Autre intrusion, le bruit. Donnée immédiate, fond sonore de l’aliénation.
[…]
Vous allez au café : juke-box. Un poujadiste a fabriqué cette machine à hurler de rage. Un autre margoulin, le patron du café, l’a installée par mimétisme. Une tête de lard met 20 balles dans la fente et vous êtes bon pour vous tirer.

Vous allez dans les rues, celles de Colmar ou celles de Buenos-Aires, puisque maintenant elles se valent. Les véhicules s’engendrent à l’infini comme la viande rouge qui sort du hachoir. Un moteur imbécile vous vrille les oreilles. Il est compris entre deux moteurs qui sont intercalés entre d’autres moteurs, et cela jusqu’à votre mort. Le chahut morne défile sur le goudron, instant recommencé d’un vertige d’instant où l’être cesse de s’appartenir pour devenir une tête blessée.

Le bruit : aliénation numéro 1. Voici des boutiquiers de l’espèce ordurière qui organisent une quinzaine commerciale. Pendant quinze jours qui seront perdus à jamais, les haut-parleurs s’emparent de la ville comme des S.S. Ils vont sous vos fenêtres et traquent à domicile. Tout est souillé par la perquisition du disque-réclame : l’amour, l’amitié, les merveilleux nuages. C’est Oradour à 2.25 francs. J’ai même entendu dans une braderie cette annonce inouïe qui disait la valeur du calme : « La maison X vous offre une minute de silence. » Et pendant une minute, le glapissement totalitaire s’interrompait.

Dites-vous bien, camarades, que ce n’est qu’un début. La production du bruit a cessé d’être un luxe. Jadis la musique était faite à la main. On se lassait assez vite de chatouiller un violoncelle, parce que le bras se fatiguait. Les cuivres demandaient du souffle et la respiration humaine a ses limites. D’autres occupations sollicitaient l’exécutant, manger, pisser ou peindre une aquarelle. Il y avait des temps morts et d’ailleurs les pianos n’étaient guère plus nombreux que les fiacres, et les pianistes guère plus nombreux que les pianos. Enfin des lieux publics, au demeurant très rares, avaient leurs musiciens en chair et en os qui, en dépit des bas salaires, comptaient suffisamment dans les frais généraux pour qu’on ne jetât pas le bruit par les fenêtres.

Aujourd’hui le bruit est bon marché.

Bon marché en valeur-travail : vous n’avez pas à remonter un phonographe, encore moins à taper avec un objet dur sur un autre objet dur. Vous tournez un bouton. Cette légère pression du doigt vous livre l’océan des musiques abjectes. Un coup de pouce au réglage et vous traversez l’éther, vous passez les murailles, vous êtes chez le voisin, avec ce bruit idiot qui est la dérisoire, l’ultime affirmation que vous existez par le poste, pour le poste et dans le poste.

Bon marché en capital constant : il y a des radios et des cycles à moteur pour toutes les bourses. Il fallait à Caligula une légion romaine pour obtenir un effet sonore de battement sourd sur les pavés. Si vous investissez une somme modique dans un récepteur à pile, vous pourrez salir à vous seul le plus magique, le plus poignant des paysages.

Raymond Borde – L’extricable (1964)
Il y a des passages assez scabreux dans ce pamphlet de Raymond Borde, mais celui que vous citez est un magnifique morceau.
En effet. Merci pour cette découverte (car pour moi c'en est une).
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