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Pourquoi faut-il contester le projet d'enseigner en anglais dans l'université française ?

Envoyé par Francis Marche 
Les trois phrases suivantes sont extraites de la traduction française du chapitre VII du recueil d'essais de Georges Steiner intitulé Passions impunies, dont le titre anglais original est No Passion spent : 1978-1996. Ce chapitre s'intitule "Une lecture contre Shakespeare", on en doit la traduction à Pierre-Emmanuel Dauzat.

Steiner s'interroge sur les modalités et les possibles raisons du rejet ("critique et négation") par Wittgenstein du génie de Shakespeare:

"En fin de compte, les personnages de Shakespeare sont-ils plus que des nuées magellaniques d'énergie verbale, des nuées qui tournent autour d'un vide, autour d'une absence de vérité et de substance morale ? "Ich mag es nicht", dit Wittgenstein. Et notre riposte immédiate, qu'il est, dans une veine de naïveté lapidaire, bien plus myope encore que ne le fut jamais le Dr. Johnson, méconnaissant la distinction clé entre la morale explicite et le didactisme, d'un côté, la représentation autrement plus subtile des intuitions et des doctrines morales à l'oeuvre dans la narration shakespearienne du monde, de l'autre, est, dans la dimension du constat de bon sens, une évidence parfaitement concluante. Mais est-ce la seule dimension pertinente ?"

J'ai dû reprendre la lecture de ce paragraphe quatre ou cinq fois avant d'accéder à un début d'explicitation de son sens, lorsqu'il m'est apparu que Steiner avait dû écrire -- je ne dispose pas du texte original -- "on one side" dans la deuxième phrase, que Dauzat traduit par "d'un côté", et qui n'est autre que la charnière française "d'une part". Partant de cette supposition, et au terme de plusieurs tentatives de reformulations et remaniements des propositions de cette phrase (toujours sans avoir l'original sous les yeux, comme on le ferait dans un jeu de mots croisés dont la solution serait cachée la tête en bas dans les dernières pages du périodique) j'ai pu constituer un sens possible, et donc une phrase française plausible qui puisse véhiculer le propos de Steiner :

Dans un constat qui relève du bon sens et qui s'impose comme une évidence, il nous apparaît d'emblée (1) plus myope encore que ne le fut jamais le Dr Johnson, lorsque sa naïveté exprimée dans une veine lapidaire le conduit d'une part à méconnaître la distinction essentielle (2) entre morale explicite et didactisme, et d'autre part la représentation autrement plus subtile des intuitions et des doctrines morales à l'oeuvre dans la narration shakespearienne du monde.


(1) Ce "riposte immédiate" est vraisemblablement une erreur de traduction pour immediate response (soit "notre réaction première") que l'on doit trouver chez Steiner.
(2) l'adjectif anglais key se traduit ordinairement en français par "essentiel", hors les textes publicitaires et les campagnes de marketing.

M. Dauzat est un commentateur et critique érudit de l'oeuvre de Steiner, et à ce titre il mérite un certain respect. Il est l'auteur de plusieurs ouvrages et articles sur cette oeuvre ainsi que de préfaces et introductions à ces textes.

Dans la préface générale qu'il a signée de l'édition d'essais de Steiner parus en un volume dans la collection Quarto (Gallimard) (qui renferme ce "Lecture contre Shakespeare"), M. Dauzat cite Paul Celan: "Peut-être est-ce cette herméneutique braconnière et tragique qui interdit à Steiner d'avoir des disciples, voire des exégètes. D'autant que l'essentiel est encore à venir et se trouve une fois de plus dans une citation de Paul Celan : "Ceux qui disent la vérité disent les ombres." Dans l'ombre, reste la syntaxe."

Ce dernier aphorisme de Celan produit une résonance particulière au pied du monument d'opacité syntactiques que sont les traductions de Steiner par Dauzat.

M. Dauzat semble prendre un malin plaisir, avec un sourd esprit de système, à rendre les écrits de Steiner impénétables. Ou bien est-ce dû à son incompétence comme traducteur? Pauvre Steiner, auteur de Après Babel, qui selon Dauzat est "le plus grand livre sur la traduction jamais écrit par un polygotte qui n'est pas un traducteur ou qui est un traducteur d'occasion, traduisant de la poésie "en cachette". Quel drame, est-on conduit à "riposter immédiatement" à cela, que Monsieur Dauzat n'ait pas eu la modestie d'imiter son maître dans ce domaine.

Les auteurs, en général le savent bien: il n'est point pires traducteurs que les professeurs d'université. Dans cette matière, le monde universitaire grouille d'incompétence. Traduire, c'est écrire, et les professeurs de l'Université française, très généralement, très régulièrement, ne savent pas écrire. S'ils savaient écrire, ils ne seraient pas professeurs, ils seraient écrivains, ou traducteurs.

Ces "traducteurs d'université" qui interviennent dans des domaines de communication de savoirs qui ne se limitent pas au champ des études linguistiques et de la didactique des langues souvent ne connaissent l'anglais qu'imparfaitement et n'hésitent pas, comme nous venons de le voir pour l'oeuvre de Steiner, à le traduire en un français fautif ou solipsiste; et tolérant au français fautif et solipsiste qui leur vient sous la plume, ils tolèrent sans blêmir de se mettre en bouche un anglais qui ne parle qu'à lui-même, un euro-English qui n'a d'intelligible que le français qui peut s'y lire par transparence, en se tenant sans vergogne et sans vertige, vascillant à peine, sur le bord extérieur extrême de l'intercommunicabilité et du fou rire étouffé.

Pourquoi devons-nous nous opposer à l'enseignement en langue anglaise (ou ce qui en tient lieu) par des professeurs francophones de l'Université française ? Parce que nous sommes particulièrement attachés à l'usage du français comme véhicule et forge autonome de la pensée ? Oui, parfaitement, cela même. Mais il y a plus: parce que nous sommes aussi attachés au respect de la langue anglaise que nous aimons et dont nous chérissons l'éloquence et que nous savons être aussi forge de mots (le Sprachschöpfer qu'était Shakespeare pour Wittgenstein), et, tout autant, forge de la pensée.

C'est dans cette double retenue, ce double attachement, ce double respect, que nous disons non au sabir, au babel, au borstch langagier où est prête à se vautrer l'Université française, ou ce qui en tient lieu.
Mon cher Francis, cet anglais dont vous faites mention existe déjà, il s'agit du "pidgin" ! Je ne crois d'ailleurs pas que baragouiner du pidgin serait un problème pour Mme Fioraso qui, dans cette émission de radio, avoue tranquillement parler un anglais "de cuisine" avec certains de ses collègues étrangers. Il paraît que cette dame enseignait l'anglais avant de faire dans la politique.

Il est vrai que chez les socialistes hollandais, l'approximatif ne dérange guère !

Quant à attirer des anglophones hautement qualifiés dans nos universités où les enseignants-chercheurs sont, je crois, moins bien rémunérés que dans les pays anglo-saxons, c'est grotesque ! Sauf quelques amoureux de la France et du camembert, les départements d'économie ne risquent d'attirer que des rogatons.

En outre, dans cette même émission de radio, les remarques pragmatiques d'Antoine Compagnon me semblent fort justes :


[www.franceculture.fr]
Merci chère Véra. Cet entretien de M. Combes est décidément à recommander. Son expérience d'interprète de conférence est porteuse d'enseignement. Je connais moi aussi de ces conférences où des Français prennent la parole ou produisent des communications en un "globish" que personne ne comprend, ne peut entendre et qui ce faisant obligent au silence les interprètes de la cabine anglaise : les anglophones de l'assistance y prêtent une oreille polie et distraite, et la teneur du propos, l'articulation du discours leur demeurent insaisissables, ne parviennent pas davantage à leur conscience que l'eau de pluie ne pénètre le plumage du pigeon ; même chose, avec un désintérêt plus marqué encore, qui confine au mépris, s'agissant des représentants ou de participants de pays qui ne sont ni anglophones ni de langue latine (l'Asie, très généralement); quant aux autres, ceux venus de pays de langue latine, ils règlent leurs écouteurs sur le canal de l'interprète francophone qui leur restitUe dans un français pauvre mais correct et intelligible ce que baragouine l'orateur français dans son globish.

Il fallait un professionnel de la traduction, comme M. Combes, pour le faire savoir au public français : le globish est une catastrophe, non point seulement pour la langue française mais aussi pour la communication des idées françaises et la présence (le rayonnement comme aime dire le Quai d'Orsay) de la France dans les enceintes internationales.

L'autre point de cet entretien qu'il faut souligner d'un double trait rouge: la terrible nocence linguistique des échotiers de la presse française, en particulier ceux qui sévissent dans les grands organes de presse en reprenant les dépêches d'agences internationales produites en anglais, singulièrement l'AFP. Il faut, de toute urgence, mettre sur pied des cours de traduction d'anglais en français à l'attention de ces journalistes qui déforment l'entendement que peut encore avoir le public francophone de sa langue.
J'avoue, cher Francis, que votre interprétation ne me donne pas entière satisfaction non plus... peut-être ceci ?

Et notre réaction immédiate consisterait à dire que Witt., avec la naïveté lapidaire qui le caractérise, est bien plus myope encore que ne le fut jamais le Dr. Johnson, en méconnaissant la distinction-clef ["clef" en apposition me semble recevable] entre, d'une part, la morale explicite et le didactisme, et, d'autre part, la représentation autrement plus subtile des intuitions et des doctrines morales à l’œuvre dans la narration shakespearienne du monde, laquelle distinction relevant selon nous du bon sens et de l'évidence.
Mais est-ce là la seule façon pertinente de rendre compte de l'improbation wittgensteinienne à l'égard de l'œuvre de Shakespeare ?


Big question.

(À propos, les lois de l'additivité sont-elles linéaires ou pas, finalement ?)
M'intéressant à ces questions de traduction (qui ne sont qu'un aspect de cette discussion), j'ai voulu retrouver la phrase originale de Steiner:

"And our immediate riposte that he is, in a vein of lapidary naivety, far mor myopic even than was Dr. Johnson, overlooking the key distinction between explicit morality or didacticism and the far subtler enactment of moral insights and teachings within Shakespeare's telling of the world, is, in the dimension of common-sense realization both self-evident and conclusive."

Ce que je traduirais par:

Et notre réplique, qui va de soi et s'avère concluante, est que, avec une naïveté désarmante, Wittgenstein est bien plus myope encore que ne le fut jamais le Dr. Johnson, méconnaissant la distinction essentielle entre la morale explicite et le didactisme, et la bien plus subtile mise en œuvre des intuitions et des doctrines morales dans la narration shakespearienne du monde.
Il faut dire que même en anglais, cette phrase est très mal foutue, et qu'on peine à comprendre à quoi se réfère le "is" de la dernière phrase...
Oui, vous avez raison, ce dernier "is" se réfère à la "immediate riposte"...
Cela dit, cher Jean-Philippe Brunet, votre traduction ne rend pas compte du fait que ce n'est là qu'une réaction première, qui doit en principe être corrigée ou complétée, parce que les réticences de Wittgenstein à l'égard de Shakespeare ne sont probablement pas d'ordre essentiellement "morales"...


I cannot understand Shakespeare because in absolute asymmetry I want to find symmetry. It seems to me that his plays are huge sketches, not finished paintings, roughed out by one who, so to say, can afford to do anything. I can understand those who admire his art and call it the most sublime, but I don’t like it. I can then understand those who are left speechless in front of his plays, although it looks to me we misunderstand Shakespeare when we admire him in the same way for example Beethoven is admired.
Merci à Jean-Philippe Brunet, de nous communiquer la solution, qu'il avait sous les yeux.

Je poursuis la lecture de Steiner en français, sous la plume exécrable de Paul-Emmanuel Dauzat : Les Fragments (un peu roussis) parus en 2012, le dernier Steiner. Ce "un peu roussis" pour somewhat charred. "Charred" signifie carbonisé, comme dans "les restes d'un corps carbonisé" -- le texte se référant à Herculanum. On appréciera que sous cette plume, les volcans peuvent "roussir" les objets placés sous leur feu.

Songez aux intervalles en musique, au rôle des espaces blancs dans certains des poèmes ou des tableaux modernes les plus décisifs. Des poètes ou des philosophes, tels Keats ou Wittgenstein, protestent [protestent pour l'anglais argue ? chez Dauzat, c'est à craindre] que l'essence de leur dessein réside dans le non-dit, dans ces "mélodies inouïes", entre les lignes. Songez à l'idiome du "silence assourdissant". Ou aux sirènes de Kafka, dont la menace est de ne pas chanter.

Songez à l'idiome du "silence assourdissant". Cette traduction de l'anglais idiom par le français idiome revient systématiquement, machinalement sous cette plume, et le navire du sens, tout aussi régulièrement, y sombre, s'y perd corps et bien, non sans ravissement.

Idiome: langue propre à une communauté; moyen d'expression d'une communauté; moyen d'expression autre que le langage, (ex. idiome de la musique; idiome des nombres), nous dit le Trésor de la langue française informatisé, compilé par le CNRS, outil fiable. Parions que c'est cette dernière acception que retient Dauzat.

Mais qu'en est-il vraiment ? Dans son entretien radiophonique, M. Combes nous met en garde contre ce que les traducteurs d'anglais en français désignent comme "faux amis", soit des termes morphologiquement proches ou similaires dont le sens est éloigné, sans lien aucun. Et c'est bien hélas le cas ici:

Idiom : An idiom (Latin: idioma, "special property", f. Greek: ἰδίωμα – idiōma, "special feature, special phrasing", f. Greek: ἴδιος – idios, "one’s own") is a combination of words that has a figurative meaning, due to its common usage. An idiom's figurative meaning is separate from the literal meaning or definition of the words of which it is made.[1] Idioms are numerous and they occur frequently in all languages. There are estimated to be at least 25,000 idiomatic expressions in the English language.[2]

Eh bien voilà: an idiom dans la langue d'outre-Manche ou d'outre-Atlantique ce n'est que ça: une expression, parfois un proverbe. All is well that ends well, par exemple, et pour ne pas tout à fait quitter Shakespeare, est un idiom anglais qui signifie "tout est bien qui finit bien". Alors ? Alors le professeur Dauzat nous a roulé dans la farine. Quand il écrit songez à l'idiome du "silence assourdissant", Steiner ne faisait que dire songez à l'expression "silence assourdissant". Dauzat en clerc de la trahison.

Deux paragraphes plus bas :

L'éclair de lumière, la charge de son rayonnement se manifeste en même temps qu'il manifeste la ténèbre environnante. Il rend la nuit visible, de même que le son délinée le silence.

Passons sur "la ténèbre", mallarméenne en diable, et arrêtons-nous un instant sur ce "délinée" du verbe présumé délinéer, dont le sujet serait "le son". Délinéer existe dans deux registres: le jargon professionnel des tireurs de plan (comme il y a chez les informaticiens, le terme "développer" qu'ils emploient pour "mettre au point"); et le registre précieux huysmansien. Dans les deux cas nous sommes en présence d'un calque de l'anglais delineate. Que signifie delineate et quelle est sa place, son registre, dans la langue anglaise dont use Steiner ? Est-ce un terme précieux ? Non. Delineate s'emploie partout avec le sens français de "déliminiter". Délimiter un espace : to delineate an area. Une aire délimitée : a delineated area. Délimiter le problème : to delineate the issue. Ici encore la plume de M. Dauzat a frappé, mais autrement que dans le cas précédent: au lieu de sombrer, le sens s'envole et disparaît avec ses ailes d'ange au dos. Nous flottons dans la préciosité : Steiner se contentait de nous faire observer que "tout son délimite un silence (une aire de silence)".

Ignorance et préciosité font bon ménage, médiocrité et prétention ne peuvent aller l'un sans l'autre quand il s'agit de massacrer le sens et d'empêcher la vie de l'esprit.

Mettons un terme à cette lecture. Ne lisez pas Steiner autrement qu'en version originale. Si vous jugez votre anglais insuffisant pour ce faire, profitez-en pour, à travers votre lecture appliquée du texte anglais, renforcer votre maîtrise de cette langue, et gardez-vous comme de la peste des clercs de la trahison, reconnaissables aux deux traits que je viens de vous signaler.

[message modifié]
il ne manquerait plus qu'on ne puisse employer le verbe "délinéer", crainte d'encourir le risque terrible de paraître précieux, pour signifier précisément, par exemple, la ligne, le trait marquant plus finement un contour, plutôt qu'une générale "délimitation" emportant tout le morceau, si je puis dire, et ce même dans un contexte non "professionnel"...
Vous lisant le pauvre Dauzat doit se demander, médusé, ce qui lui est tombé sur la tête ! Vous exigez de lui une pureté sémantique, une homologation d'appellation d'origine si contrôlée dont personne n'est réellement capable ; vous savez bien qu'une telle pureté sémantique n'existe pas, et qu'un sens, de même qu'une référence présumée, n'ont jamais été que reçus, copiés, imités (puis transformés), sans que personne n'ait jamais été en mesure d'aller vérifier gitait exactement le sens, comme si la forme du signe lui gardait toujours bien au chaud son emplacement quadrillé au millimètre près, délinéé, oui !
Délinéer : non. To delineate est un verbe anglais passe-partout que n'est pas délinéer. Et les expressions proverbiales que sont les idioms sont des clichés. Le cliché, les verbes de la rue se révèlent parfois, comme dans ces extraits des études de Steiner, très utiles pour invoquer certaines expériences sensibles communes elles-mêmes érigées en métaphore. C'est ce que n'a pas compris notre traducteur, médusé, comme vous dites.

Le cliché visé dans delineate the silence a pour équivalent français "sculpter le silence", par exemple.

Et oui, en effet, les clichés sont des appellations contrôlées.
Parfois, connaissant les mauvais traitements que les universitaires infligent à notre langue, aussi bien quand ils parlent que quand ils écrivent, je me demande s'il n'est pas préférable qu'ils enseignent ou publient en anglais. L'anglais sera massacré; le français sera épargné.
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