Merci à Jean-Philippe Brunet, de nous communiquer la solution, qu'il avait sous les yeux.
Je poursuis la lecture de Steiner en français, sous la plume exécrable de Paul-Emmanuel Dauzat :
Les Fragments (un peu roussis) parus en 2012, le dernier Steiner. Ce "un peu roussis" pour
somewhat charred. "Charred" signifie carbonisé, comme dans "les restes d'un corps carbonisé" -- le texte se référant à Herculanum. On appréciera que sous cette plume, les volcans peuvent "roussir" les objets placés sous leur feu.
Songez aux intervalles en musique, au rôle des espaces blancs dans certains des poèmes ou des tableaux modernes les plus décisifs. Des poètes ou des philosophes, tels Keats ou Wittgenstein, protestent [protestent pour l'anglais argue ? chez Dauzat, c'est à craindre] que l'essence de leur dessein réside dans le non-dit, dans ces "mélodies inouïes", entre les lignes. Songez à l'idiome du "silence assourdissant". Ou aux sirènes de Kafka, dont la menace est de ne pas chanter.
Songez à l'idiome du "silence assourdissant". Cette traduction de l'anglais
idiom par le français
idiome revient systématiquement, machinalement sous cette plume, et le navire du sens, tout aussi régulièrement, y sombre, s'y perd corps et bien, non sans ravissement.
Idiome: langue propre à une communauté; moyen d'expression d'une communauté; moyen d'expression autre que le langage, (ex. idiome de la musique; idiome des nombres), nous dit le Trésor de la langue française informatisé, compilé par le CNRS, outil fiable. Parions que c'est cette dernière acception que retient Dauzat.
Mais qu'en est-il vraiment ? Dans son entretien radiophonique, M. Combes nous met en garde contre ce que les traducteurs d'anglais en français désignent comme "faux amis", soit des termes morphologiquement proches ou similaires dont le sens est éloigné, sans lien aucun. Et c'est bien hélas le cas ici:
Idiom : An idiom (Latin: idioma, "special property", f. Greek: ἰδίωμα – idiōma, "special feature, special phrasing", f. Greek: ἴδιος – idios, "one’s own")
is a combination of words that has a figurative meaning, due to its common usage. An idiom's figurative meaning is separate from the literal meaning or definition of the words of which it is made.[1] Idioms are numerous and they occur frequently in all languages. There are estimated to be at least 25,000 idiomatic expressions in the English language.[2]
Eh bien voilà:
an idiom dans la langue d'outre-Manche ou d'outre-Atlantique ce n'est que ça:
une expression, parfois un proverbe.
All is well that ends well, par exemple, et pour ne pas tout à fait quitter Shakespeare, est un
idiom anglais qui signifie "tout est bien qui finit bien". Alors ? Alors le professeur Dauzat nous a roulé dans la farine. Quand il écrit
songez à l'idiome du "silence assourdissant", Steiner ne faisait que dire
songez à l'expression "silence assourdissant". Dauzat en clerc de la trahison.
Deux paragraphes plus bas :
L'éclair de lumière, la charge de son rayonnement se manifeste en même temps qu'il manifeste la ténèbre environnante. Il rend la nuit visible, de même que le son délinée le silence.
Passons sur "la ténèbre", mallarméenne en diable, et arrêtons-nous un instant sur ce "délinée" du verbe présumé
délinéer, dont le sujet serait "le son".
Délinéer existe dans deux registres: le jargon professionnel des tireurs de plan (comme il y a chez les informaticiens, le terme "développer" qu'ils emploient pour "mettre au point"); et le registre précieux huysmansien. Dans les deux cas nous sommes en présence d'un calque de l'anglais
delineate. Que signifie
delineate et quelle est sa place, son registre, dans la langue anglaise dont use Steiner ? Est-ce un terme précieux ? Non.
Delineate s'emploie partout avec le sens français de "déliminiter". Délimiter un espace : to delineate an area. Une aire délimitée : a delineated area. Délimiter le problème : to delineate the issue. Ici encore la plume de M. Dauzat a frappé, mais autrement que dans le cas précédent: au lieu de sombrer, le sens s'envole et disparaît avec ses ailes d'ange au dos. Nous flottons dans la préciosité : Steiner se contentait de nous faire observer que "tout son délimite un silence (une aire de silence)".
Ignorance et préciosité font bon ménage, médiocrité et prétention ne peuvent aller l'un sans l'autre quand il s'agit de massacrer le sens et d'empêcher la vie de l'esprit.
Mettons un terme à cette lecture. Ne lisez pas Steiner autrement qu'en version originale. Si vous jugez votre anglais insuffisant pour ce faire, profitez-en pour, à travers votre lecture appliquée du texte anglais, renforcer votre maîtrise de cette langue, et gardez-vous comme de la peste des
clercs de la trahison, reconnaissables aux deux traits que je viens de vous signaler.
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