"Tout ce qui dans les inventions modernes relève du bluff sera nécessairement dévoilé, et nous cesserons de transférer sur la technique des espoirs et des désirs qu'elle ne peut combler."
Tout ce qui dans les inventions modernes relève du bluff est nécessairement et méthodiquement transformé en besoin, et quand bien même cesserions-nous de transférer sur la technique des espoirs et des désirs qu'elle ne peut combler, elle imposerait des impératifs auxquels il faut se soumettre.
Moyennant la très pratique fonction "copier-coller", permettez-moi de reproduire un message de l'
anno scorso :
Pour mener à bien les recherches documentaires qui m’ont été confiées, je me suis rendu aux Archives départementales, dans l’intention d’y feuilleter le quotidien
Le petit Niçois, numéros parus entre 1925 et 1929.
Je savais pouvoir consulter ces journaux sans sortir de chez moi, en me connectant sur le site du Conseil général, mais j’avais envie de tourner de vieilles pages, très délicatement, de parcourir ces articles périmés à la recherche des entrefilets qui me seraient utiles, non sans céder à la flânerie de l’œil, cueilleur impénitent d’anecdotes périphériques et hors sujet.
Arrivé aux Archives, ma requête fit sourire. Les exemplaires originaux ? Mais pensez donc ! Tous les numéros du
Petit Niçois sont désormais consultables sur écran et n’attendent que les « clics » des curieux ou des chercheurs. J’opine à cela mais ajoute que je trouve plus commode de manipuler les exemplaires originaux. Cette fantaisie-là n’est plus possible, ce fameux « choix » qu’on nous assure qu’on aura toujours. C’est la consultation d’écran ou rien, mais on peut « zoomer », vous savez, à volonté, c’est bien plus pratique et puis, vous imaginez, les originaux sont bien mieux conservés comme ça parce qu’à la longue, vous comprenez bien, si on les prête à tout le monde…
Me voilà donc installé devant un écran et rien ne distingue ma position de celle d’une voisine, en face d’un autre écran. Quelque document que chacun consulte, chacun fait figure de tout le monde et c’est déjà un peu de diversité en moins dans le décor, un peu moins d’air et d’
airs, moins de regards transversaux, moins de ce désordre charmant des recherches de l’autre, étalées sur une table. L’autre, il est semblable à nous, les yeux rivés sur l’écran et sa propre recherche n’éveille aucune curiosité, aucun mystère, n’offre aucun dérivatif. Rien ne dépasse.
Dans l’assiette du voisin, il y a la même chose que dans la nôtre, il n’y a plus qu’à mettre le nez dedans et voici qu’apparaît, sur l’écran, la première page d’un exemplaire du
Petit Niçois dont la lecture est désormais tellement plus pratique, puisque on peut
zoomer.
Je suis toujours frappé par ce très hypocrite et très caractéristique emploi du verbe «pouvoir» dans la bouche des camelots technolâtres, ce verbe « pouvoir » et tout ce qu’on se charge de lui faire signifier : choix supplémentaire, nouvelle puissance, extension du domaine de la liberté. On peut
zoomer, nous ! Sauf qu’à l’usage, on s’aperçoit dans bien des cas qu’il aurait fallu dire on DOIT zoomer, on ne peut pas faire autre chose que zoomer, on y est obligé.
En l’espèce, la taille originale de la page du journal excédant celle de l’écran (qui pourtant n’est pas petit) l’image reproduite est nécessairement réduite, c'est-à-dire illisible. Ce n’est donc pas qu’on peut zoomer, on DOIT zoomer, agrandir tel ou tel détail de la page, ce qui a pour première conséquence de dérober à la vue l’ensemble. Il n'est plus possible de balayer du regard pour se faire une idée presque instantanée du contenu de la page, repérer en un clin d’œil si ce qu’on cherche peut s’y trouver, tourner la page, revenir en arrière d’un simple geste, feuilleter en somme !
La consultation sur écran et son prétentieux « zoom » se révèle, à l’usage, pour moi au moins, non seulement sans charme mais terriblement fastidieuse, soumise à des manipulations de « souris » bien moins efficaces, en définitive, que l’usage de mes cinq sens dans l’exercice de… lire le journal !
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Il y a aussi que je ne vois pas mon travail avancer. Je ne dépouille pas une pile de journaux, l’année 1925 par exemple, je fais apparaître des images sur un écran, extraites de l’
intégralité invisible des milliers de numéros du
Petit Niçois et les gestes que j’exécute n’ont aucun reste, aucune périphérie, ils n’offrent aucun des modestes dérivatifs qui naîtraient du rangement des exemplaires « papier » au fur et à mesure de leur lecture, de l’organisation du désordre qu’ils généreraient, posés sur la table, tous ces gestes annexes où l’esprit souffle un peu et où il se pourrait bien (personnellement j’en suis certain) que niche l’inspiration indispensable à toute recherche, tous ces petits riens ont disparu. Ici, je clique, la page apparaît, je zoome, je clique, elle disparaît, une autre la remplace, je zoome, je clique, c’est un exercice sans le moindre
accident, un travail intégral pour lequel, bientôt, je n’ai plus le moindre goût, à l'égard duquel je n'ai pas le moindre choix, privé de la liberté de mon rythme, de ma curiosité, de ma façon personnelle de dénicher, je suis contraint et, bientôt, contrarié, agacé, porté à repasser en esprit les arguments du préposé vantant les mérites de cette méthode de consultation obligatoire et je les trouve de plus en plus mauvais, ces arguments, à commencer par celui selon lequel les originaux seraient protégés, de n’être plus confiés au public.
Je me souviens qu’il y a seulement quatre ans ou cinq ans de cela, j’avais déjà stationné dans ces Archives et observé des lecteurs d’exemplaires originaux de tel ou tel ancien journal local et m’étais demandé ce qu’ils pouvaient bien y chercher. Il y a quatre ans, on ne craignait donc pas de confier ces originaux. Que s’est-il passé ? Serait-ce que, depuis, des foules de curieux s’arrachent des exemplaires du
Petit Niçois au point qu’il ait fallu prendre des mesures conservatoires et songé dare-dare à le mettre à l’abri de TOUTES les mains ?
Car n’est-ce pas supposer qu’il va de soi que TOUS les lecteurs, aux Archives, sont naturellement incapables de manipuler des pages un peu anciennes sans les endommager ? C’est peut-être vrai, hélas, d’un certain nombre d’étudiants qu’on veut bien croire ravis de « zoomer », « bidouiller », « copier-coller » à tour de bras (je ne m’en plains pas d'ailleurs, qu’ils zooment, bidouillent et copient-collent tant qu’ils veulent, qu’ils obtiennent une maîtrise et que le hasard les conduise à donner un texte en vue de sa publication dans un livre, c’est toujours du travail pour moi, chargé de remettre tout en français, comme j’ai eu souvent l’occasion de le faire pour des livres collectifs où neuf fois sur dix la contribution la plus à « retaper » est celle du plus jeune et du diplômé…)
Qu'ils zooment donc et bidouillent à satiété, les embarrassés du contact réel, toutes les façons sont dans la nature, mais que penser d’un système où il est impossible de faire valoir sa différence, impossible d’échapper à la règle commune, impossible de faire entendre qu’on sait manipuler un vieux journal sans le déchirer, impossible d’avoir le choix et que de surcroît on est prié, comme avec l'immigration, de remercier l'appareil qui vous prive, de le trouver « trop génial », un formidable « outil », une forcément chance pour l'homme ?