Le site du parti de l'In-nocence

Sur la retro-migration pacifique

Envoyé par Gilles Barrique 
25 juin 2013, 05:11   Re : Le goût des orties
Francis, ne vous laissez pas abuser par les papilles ; c'est Fanny Brawne !!


25 juin 2013, 11:50   Re : Le goût des orties
Ce qui m'a toujours frappé c'est à quel point les canons de la beauté peuvent changer à l'intérieur d'une même culture et d'une époque à l'autre. Qui aujourd'hui trouverait belles les dames peintes au XVIIème ou au XVIIIème siécle, ces grosses dondons, buste gras et petits seins, avec leurs yeux globuleux et leur visage rouge et joufflu de crémière ?
Fannie Brawne, jeune anglaise de bonne famille ayant du bien, à l'esprit pétillant (le fameux witticism), nous dit-on, nourrie de littérature à la mode, aimant les toilettes "parisiennes", tôt héritière d'une confortable fortune provinciale, avait sans doute tout pour plaire au jeune poète de vingt ans impécunieux et sans véritable reconnaissance qu'était John Keats au moment de leur rencontre. Quant aux grosses joues rouges de crémière, le vulgaire, l'homme de mauvais goût, lequel fait le pendant indispensable au bon goût parisien, le mauvais goût étant frère de sang du goût bourgeois, ne saurait en dire autre chose que ce que l'on doit attendre de lui : Keats voulait le beurre, l'argent du beurre et... le reste.
Je ne parlais pas de ce portrait -là, bien sûr, mais de ceux de la peinture française des XVIIème, XVIIIème siècle en général. Toujours à propos de "charme" et de séduction, on avait demandé un jour à Cécile Saint Laurent ce qu'il trouvait de plus "sexy" chez la femme et il avait répondu, très grand siècle : l'esprit !
S'il s'agit aussi du moelleux des proportions, l'on peut en effet parler de "pneumatisme".
En effet Alain, la chair comme char de l'âme, voilà qui jamais n'effleura personne dans la sensibilité et la pensée extérieures à l'Occident. Je continue de croire que nous baignons dans, (nous roulons sur), le pneumatique platonicien, le coussin de chair, le coussin d'âme, et les autres, qui ne connaissent que la roue du hasard organisé (bouddhique, taoïste) sur la grande jante des passions cosmiques sans âme ni reste de chair. L'âme est notre singularité.
à Loïk Anton : songeant au parcours intellectuel de Koestler (qui avant-guerre avait été brièvement dans le mouvement communiste) on peut se dire que sa dissidence et sa défiance systématiques à l'égard du monde moderne et de ses doxas (y compris la doxa "scientifique" du néo-darwinisme) lui confèrent une position symétrique à celle d'un Soljenitsine de l'autre côté du Rideau de fer. Il fut notre Soljenitsine, déconstructeur et dénonciateur du faux, du fauxel occidental. Les rencontres d'Alpsbach, dont il fut l'un des instigateurs dans le début des années 60, par exemple, visaient la déconstruction du behavorisme -- et notons au passage qu'il incluait dans ce courant de pensée Konrad Lorenz et ses canards, chers à Cassandre. Sa dissidence fut totale, soit à la mesure du totalitarisme de la vision de l'homme formée par le capitalisme et taillée sur les besoins de la modernité vingtiémiste. Je pense à Soljenitsine car son entreprise fut comme la sienne à visée politique d'élucidation totale. Quelle était sa vision de l'homme ? Koestler n'était ni chrétien, ni païen mais il nourrissait une vision de la création et de la créature humaine; il était habité d'une mystique de la Création et de l'acte créatif en lequel l'homme occupe une part privilégiée de témoin -- témoin de la Création et témoin de ses créations et de son acte créatif.

Certains ont comparé Koestler à Malraux, non sans pertinence. Aventurier de l'esprit comme le Français, Koestler était cependant penseur plus exigeant et rigoureux que lui, et meilleur romancier.
"et notons au passage qu'il incluait dans ce courant de pensée Konrad Lorenz et ses canards, chers à Cassandre"

Oh il ne m'est pas spécialement cher ! Simplement un jour d'été et d'ennui j'étais tombée je ne sais plus comment sur son énorme thèse, un pavé dont je ne me souviens plus le nom. J'y avais jeté un oeil d'abord indifférent et puis la vivacité du style, l'humour et la clarté avec lesquels il rapportait ses expériences avaient fini par m'entraîner à lire tout le livre.
Dans cet ouvrage, autant que je m'en souvienne, il s'agit, plus en core que des canards et de leur toute première empreinte visuelle à peine sortis de l'oeuf, empreintequ'ils prendront définitivement pour leur mère, mais de l'oie cendrée et de la séquence de gestes intinctifs que requiert le "roulage" de son oeuf.
26 juin 2013, 21:50   Goût du risque
Koestler, n'est-ce pas une pensée "à la spatule", ou à grands coups de brosse, en comparaison d'un autre romancier-essayiste de la trempe d'un Musil, qui me semble, qu'y faire, doué d'une finesse et acuité du trait et, pour tout dire, d'une intelligence et d'une puissance de résolution supérieures ?
Mais je suppose que le côté fouillis de l'éparpillement presque journalistique du personnage, du kibboutz à la parapsychologie, en passant par l’énigme vulgarisée de l'eupéère, se compense par le foisonnement d'une nature généreuse et authentiquement aventurière...
26 juin 2013, 22:27   Re : Goût du risque
"l'éparpillement presque journalistique du personnage" : C'était aussi ma vision, lointaine, de Koestler, avant que je n'entame ma plongée dans son oeuvre (dont je ne vois pas le fond); il m'apparaîssait alors comme une sorte de Joseph Kessel, en plus politique et plus radical, jusqu'à ce que je constate que l'auteur avait, sur la fin, forgé des concepts, et même un tout système du monde (je ne crois pas que l'on puisse parler de "système philosophique", encore que). Je ne sais pas si l'on peut en dire autant de Musil, dont l'Homme sans qualités (abordé en traduction française) m'était lourdement tombé des mains dans ma jeunesse.
26 juin 2013, 23:12   Re : Goût du risque
Musil était trop intelligent pour s'arrêter à un "système du monde", il a plutôt œuvré à la dissolution de ceux qui existent ; la généralité n'était justement pas son fort.
Est-il bien nécessaire de qualifier l'oeuvre de Koestler ?
Ses contributions à la compréhension de ce qui advient est pour le moins saisissante.
Par exemple dans La Tour d'Ezra, il décrit le drame du conflit que l'on connaît avec une subtilité et me semble-t-il un équilibre qui ne se voit guère aujourd'hui.
Le roman Les call-girls non seulement présente différentes recherches contemporaines, la question centrale mais technique de l'interdisciplinarité, mais aussi le rôle des intellectuels, leur impuissance à peser, et une description pour le moins colorée des diverses attitudes et possibilités (de faire ?) devant la fin du monde.
Et puis sa contribution à l'étude de l'emprise idéologique. L'analyse ironique et vécue du système communiste et son autocritique menée jusqu'au bout dans les milieux intellectuels contemporains est la pièce manquante, l'un des non-dits de l'époque qui oblitère notre présent et condamne nos intellectuels à la répétition de la même structure mentale.

Koestler s'est éparpillé, peut-être, mais seulement sur les sujets essentiels.
Concernant Musil et son "intelligence" : c'est sans doute très subjectif de ma part, et il serait "vaseux" de me lancer dans des explications sur l'appréciation toute personnelle que je fais de son cas, mais je ne conçois pas d'échec intellectuel, humain, philosophique plus complet, plus pathétique, plus accompli, plus lamentable, plus éclatant et vergogneux que le fait de se consacrer à l'écriture d'un roman de 1700 pages pour se laisser surprendre, très prévisiblement surprendre, par sa propre finitude et mourir l'ouvrage inachevé. Cet échec là est multidimensionnel: il reflète une inaptitude foncière à prendre la mesure de sa finitude, comme je le disais, pour la mettre en équation (la mettre en boîte) dans la dimension du temps humain et de composer l'oeuvre en mesure, en battue, comme chef d'orchestre, dans le jeu des contraintes de ce temps. Cette mort pathétique de la grenouille qui s'est faite plus grosse que le boeuf et qui finit par un pouf dans l'inabouti ne peut être compatible avec l'intelligence, qui suppose, sinon une maîtrise, du moins d'une conscience du temps comme dimension de l'être, donc de l'oeuvre.
Vous lui reprochez au fond de ne pas avoir su prévoir avec suffisamment de précision la date de sa mort ??
Notez cependant que si la qualité d'un esprit devait se mesurer à sa capacité de planning efficace et d'aboutissement, bien des têtes tomberaient sous le couperet d'un tel critère, emportant d'ailleurs avec elles toutes les énigmes irrésolues de l'existence ; cela simplifierait en effet bien des choses.

Cela étant, je vous invite, Francis, à lire les belles pages que consacre Blanchot à Musil dans Le Livre à venir. Il y est entre autres question, justement, du tour imprévu et bifurquant que prenait l'HSQ à partir d'un certain moment, ou comment le meilleur analyste qui soit, le plus froid, le plus distant, le plus ironiste, peut également être, censément, débordé par les aspirations de sa propre âme et s'en trouver emporté ; dans le cadre de ce "fil", cela tombe bien.

« De plus, ce volume qui amorçait seulement le second épisode se terminait si habilement et si malheureusement que la publication paraissait presque complète et le nouveau thème parvenu à sa conclusion, alors que, dans les centaines de pages par lesquelles elle allait se poursuivre avec un élan souvent désespéré, la même histoire devait s'élever à de tout autres péripéties intérieures, d'où une altération de sens qui, même aujourd'hui, nous trouble encore, comme je crois qu'elle a troublé Musil. C'est qu'aussi nous le sentons, à partir de là, engagé dans une tâche créatrice démesurée, et peut-être dans une expérience qui dépasse ses prévisions. Tout se fait plus difficile, moins sûr, non pas plus sombre, car ce qui nous parvient est souvent une lumière sensible et simple, mais plus étranger à l'accomplissement volontaire qu'il s'obstine pathétiquement à obtenir de lui-même. Quelque chose lui échappe, et il s'étonne, s’effraye, se rebelle devant ses excès, excès de sensibilité, excès d'abstraction, que l'écrivain rigoureux qu'il est, toujours porté à ne pas écrire plutôt qu'à écrire pour flatter les illusions, s'efforce en vain d'introduire dans le cadre d'un plan prémédité.

Ce qui est exaltant, c'est que la suite imprévisible du livre n'est pas seulement liée à l'approfondissement de son thème, mais rendue nécessaire par la mythologie propre de l'écrivain et la cohérence de quelque rêve obscur. Nous nous heurtons à une aventure aussi motivée qu'injustifiée. Quand Ulrich, l'indifférent qui refuse le monde stable des réalités particulières (la sécurité des différences particularisées), rencontre sa sœur Agathe auprès du cercueil de leur père, cette rencontre est le commencement de la plus belle passion incestueuse de la littérature moderne. Passion d'une forme singulière, longtemps et presque jusqu'à la fin inaccomplie, tout en étant la plus libre et la plus violente, à la fois méthodique et magique, principe d'une recherche abstraite et d’une effusion mystique, union de l'une et de l'autre dans l'entrevision d'un état suprême, l'autre état... »
Si tout écrivain incapable de prévoir le jour ni l'heure n'est pas un grand écrivain (j'extrapole à peine) - mais qui, en vérité, possède ce don ou cette intuition, hors le choix stoïcien de la mort volontaire ? - , et ce d'autant plus si ledit écrivain laisse derrière soi quelque grand ouvrage inachevé, ainsi que semble nous inviter à le penser M. Marche (là, franchement, j'y crois pas...), j'avoue (feindre de) me faire un peu de souci pour mon cher Marcel P., pas même capable de mettre un terme à ses corrections sans fin, innombrables ajouts dans les marges et autres paperolles, avant que de bêtement succomber à une petite pneumonie de rien du tout...

Mais qu'importe, puisque, comme le dit mon tout aussi cher Gustave F., "On ne termine pas une oeuvre d'art, on l'abandonne."
D'autant qu'une infinitude consultable a toujours quelque chose de captivant.
C'est ma conception, ou ma perception de ce que doit être un roman: d'abord une fin, une conclusion, que l'auteur doit posséder, même très confusément. J'aime les symphonies inachevées, qui sont souvent des perles, mais ne supporte pas qu'elles soient ainsi, au point de regretter franchement qu'elles existent. Un auteur qui se respecte se doit, l'âge avançant de faire ressembler son oeuvre à un saucisson, à un pain : la fin plausible doit réduire le volume des oeuvres, qui doivent sur la fin se faire quignon, croupion, comme il sied à l'impératif d'achèvement, d'aboutissement ou de complétude. L'oeuvre doit avoir forme oblongue. Cormac McCarthy écrivit Blood Meridian, roman volumineux, au cheminement d'apparence incertain, ou tout au moins circonvolu (comme les pérégrinations de l'équipée que l'on y suit) quand il était quinquagénaire; à soixante-quinze ans, il écrivit The Road, où la pérégrination est celle de deux personnages seulement (et non vingt-cinq), le roman fait deux-cent pages au lieu de quatre cents comme l'autre et aucun des rebondissements des "quirks and turns" de l'intrigue picaresque ne peut relancer la machine romanesque au-delà de sa fin programmée. J'y vois une forme de péréquation entre sa propre finitude et celle de l'oeuvre : les achèvements, de soi, de l'oeuvre, doivent coïncider, sinon, il fallait faire autre chose, par exemple "chercheur qui ne trouve pas", inventeur-chercheur, prospecteur de quelque essence ou que sais-je. Le roman, la littérature, ne méritent pas d'être entamés pour faire une entreprise que le temps rendra mort-née. L'art (je pense à la musique, ici, sans avoir le temps ni l'ambition surtout d'extrapoler cela aux autres arts), n'est grand que lorsqu'il se plie au temps, à la dimension du temps, et dans dans cette pliure, le fait parler, le met à genou pour elle, la musique, la pièce romanesque. Celui qui rate le temps, qui écrit dans le mépris du tempo et dans l'ignorance de la fin qui s'annonce, rate son concert.
Oulahlah ! Une oeuvre littéraire qui ressemblerait ''à un saucisson, à un pain", qui devrait ''avoir forme oblongue'' ? !
Euh, vous n'aimez donc pas les cathédrales, les labyrinthes, les dédales de la forme, les spirales du sens ?
M. Delautremer, j'entendais par "oeuvre", l'ensemble des oeuvres d'un auteur, la forme oblongue s'appliquant à cet ensemble où les opus se font plus ramassés avec la conscience que la fin, le trépas, peut surprendre tout ouvrage et en annuler la valeur en le rendant inachevé. Mais je vous laisse respectueusement à vos interrogations et à vos idées sur la question.
Francis, c'est bien dit, et où nous entraînez-vous... J'en profite pour faire une petite digression "kantienne", que j'espère très simple : quelque part Kant définit l’espace et le temps comme "grandeurs infinies données", et aussi comme "formes du néant" : cela parce qu'ils ne sont jamais perçus en eux-mêmes, mais toujours à l'occasion d'un contenu déjà situé en eux. Ainsi "débordent"-ils toujours toute représentation.
L'espace et le temps étant les conditions de notre finitude, ils sont en même temps, en tant que débordants, infinis.
Comment rendre cela ? en disant que notre finitude est illimitée, que nous sommes infiniment finis.
Aussi, choose your poison, et l'angle selon lequel vous préférez concevoir l'œuvre : la finitude, qui n'est en fait que bêtement corporelle, pratiquement un bouclage d'amputation pratiqué sur la condition la plus inachevée qui soit, ou l'infinitude intrinsèque de l'esprit conscient, qui déborde toujours, c'est même sa principale caractéristique, les circonstances physiques de sa manifestation.

J'ajouterai que même les bons écrivains ne font que ce qu'ils peuvent.


(message légèrement modifié)
La Direction générale de l'expertise du Génie littéraire tient à rappeler à ses aimables pensionnaires et brillants auteurs potentiels qu'il leur est formellement interdit d'avoir l'idée saugrenue de trépasser avant que d'avoir mis un point final à leur copie. Tout abus sera puni.
C'est tout de même un fil extraordinaire...

On apprend à chaque réplique...
Parfaitement M. Delautremer : pour l'auteur de romans, la vie est une épreuve écrite à temps limitée.
"Huit jours avec de la fièvre ! J'aurais encore eu le temps d'écrire un livre !" (Balzac, sur son lit de mort).
Encore raté, Honoré !
Francis, c'est bien dit, et où nous entraînez-vous... J'en profite pour faire une petite digression "kantienne", que j'espère très simple : quelque part Kant définit l’espace et le temps comme "grandeurs infinies données", et aussi comme "formes du néant" : cela parce qu'ils ne sont jamais perçus en eux-mêmes, mais toujours à l'occasion d'un contenu déjà situé en eux. Ainsi "débordent"-ils toujours toute représentation.
L'espace et le temps étant les conditions de notre finitude, ils sont en même temps, en tant que débordants, infinis.
Comment rendre cela ? en disant que notre finitude est illimitée, que nous sommes infiniment finis.
Aussi, choose your poison, et l'angle selon lequel vous préférez concevoir l'œuvre : la finitude, qui n'est en fait que bêtement corporelle, pratiquement un bouclage d'amputation pratiqué sur la condition la plus inachevée qui soit, ou l'infinitude intrinsèque de l'esprit conscient, qui déborde toujours, c'est même sa principale caractéristique, les circonstances physiques de sa manifestation.

J'ajouterai que même les bons écrivains ne font que ce qu'ils peuvent.


Vous allez finir par m'amener à aller rouvrir votre Kant, comme si je n'avais que ça à faire, Alain. J'aime beaucoup votre "que j'espère très simple"; vous ne l'espèrerez jamais autant que moi, soyez-en sûr. Concernant la finitude : il existe une prodigieuse pièce de Lévinas, intitulée Infini, tout simplement, vingt pages à peine, dont la lecture est enivrante, entêtante comme un prélude de Liszt, ou de Chopin. Sa complexité, sa folle densité, me la rendent à peu près inextricable, je vous l'avoue, et pourtant, j'en comprends tout, je l'entends parfaitement; il me faudrait certes plusieurs mois d'études intensives pour vous exposer avec rigueur comment je l'entends, vous convaincre que je l'entends bien comme la chose voulait se faire entendre, et pourtant, sur ce sujet, ma certitude est infaillible.

donc, on y lit ceci, où sont évoquées la faillible intelligence humaine aux prises avec le temps, et la pensée de l'auteur du Livre à venir, qui paraît dans ce passage en référence à celle de penseurs de l'école d'Elée, s'agissant d'une "pluie incessante et dépourvue de sens" :


"Bergson, comme Heidegger et avant lui, enseigne un temps irréductible à une série infinie d'instants traités comme une éternité par l'intelligence. Le temps composé d'instants homogènes, temps superficiel et dégradé, renvoie à la durée, dont les instants se dépassent en quelque façon eux-mêmes, lourds de tout leur passé et déjà gros d'avenir; dans la limite même du passé, jaillissant neufs; vieux de la vieillesse de l'être, et comme au premier jour de la création, créateurs, se libérant des limites, infinis. La vraie dimension de l'infini serait l'intériorité qui est durée. Infini du possible, plus précieux que l'infini actuel. Mais le mauvais infini n'est-il pas au fond de tous les infinis triomphants ? C'est peut-être la pensée de Maurice Blanchot qui, dans les profondeurs de l'être, entend le monotone calpotis comme d'une pluie incessante et dépourvue de sens. Il convient enfin de noter le nouveau sens que Heidegger a conféré au fini et à l'infini. Ils ne sont plus les attributs des étants auxquels ils se rapporteraient dans la métaphysique occidentale, laquelle, pour Heidegger, consiste à comprendre l'être à partir des étants que l'être manifeste. C'est l'être des étants qu'énonceraient les termes fini ou infini, répondant par là au problème ontologique, à la compréhension de l'être qui détermine, d'après Heidegger, l'histoire de la philosophie et l'histoire tout court. Bien des grands textes sur l'infini et même certaines façons de dire s'éclairent alors d'une nouvelle lumière, tel le gérondif du infinita essendi fruitio de Spinoza."

Si j'osais faire sonner mon très humble flûtiau après la voix de ce géant qu'était Lévinas, je vous dirais en tremblant que Bergson, qui produisit ses textes les plus riches sur la question du temps et de l'infini dans une heure très contemporaine aux travaux d'Enstein et de ses collègues sur la nature plastique du temps (dans sa théorie de la relativité), nous autorise à traiter le temps comme élément de l'architectonique de l'être, pour le dire simplement. Le temps est en croissance, ni plus ni moins que l'univers, mais, pas davantage que lui, il ne s'écoule, à telle enseigne que cette croissance ne doit pas être interprétée comme mouvement, ni comme partie d'un mouvement plus ample de l'être de l'histoire, lequel est stable, et vraisemblablement immobile. Une sphère est immobile et sa surface pourtant finie (l'aire en est arrêtée, calculable par des opérations arithmétiques simples, etc..) ne connaît pas de limites. Ainsi votre hypothèse que notre finitude est illimitée, que nous sommes infiniment finis ne heurte nullement l'expérience sensible de ce volume platonicien extrême qu'est la sphère.

Nous sommes tous emprisonnés dans l'être de l'histoire, et parce que j'en crois la structure fractale (répétitions internes à l'infini de sa structure, ce qui n'est pas le cas de la sphère qui ne se décompose pas en micro-sphères), le temps lui-même, qui n'en est qu'une dimension, ne compose dans son architectonique qu'une face du volume multidimensionnel de cet être. La pyramide permet de modéliser assez bien cet être théorique : les quatre faces représentant chacune un ordre de dimension, le temps ne constitue que la quatrième face de l'objet, lequel en ressort ainsi comme stable et homothétique dans toutes ses parties événementielles concaténées. Mais je crois avoir tenté déjà d'exposer cela ici, avec un insuccès aussi retentissant que pathétique from which I'm still smarting, by the way. Je recommencerai volontiers, mais mieux, autrement, et peut-être ailleurs.
Pour le dire simplement... (comme dirait M. Marche).
Après bien des recherches, j'ai retrouvé le passage, le plus clair à mon avis, où Bergson expose sa conception de la différence entre le "temps des physiciens", "temps homogène", qui est un artifice de comptable unidimensionnel supposément objectif, et la "durée", temps intérieur, temps vécu, seul temps authentique et plus proche du phénomène originel ; je trouve l'aisance et la limpidité avec lesquelles Bergson exprime la chose remarquables...

« Chacun des états dits successifs du monde extérieur existe seul et leur multiplicité n'a de réalité que pour une conscience capable de les conserver d'abord, de les juxtaposer ensuite en les extériorisant les uns par rapport aux autres. Si elle les conserve, c’est parce que ces divers états du monde extérieur donnent lieu à des faits de conscience qui se pénètrent, s’organisent insensiblement ensemble et lient le passé au présent par cette solidarité même. Si elle les extériorise les uns par rapport aux autres, c’est parce que, songeant ensuite à leur distinction radicale (l’un ayant cessé d’être quand l’autre paraît), elle les aperçoit sous forme de multiplicité distincte ; ce qui revient à les aligner ensemble dans l’espace où chacun d’eux existait séparément. L’espace employé à cet usage est précisément ce qu’on appelle le temps homogène…
La multiplicité des états de conscience, envisagée dans sa pureté originelle, ne présente aucune ressemblance avec la multiplicité distincte qui forme un nombre. Il y aurait là une multiplicité qualitative. » (Essai sur les données immédiates de la conscience)

Il apparaît qu'en définitive, mais cela peut être discuté, Bergson identifie purement et simplement la durée vraie au "moi fondamental" : il s'agit de l'ensemble de « perceptions, sensations, émotions et idées qui se présente sous un aspect confus, infiniment mobile, et inexprimable, parce que le langage ne saurait le saisir sans en fixer la mobilité », un "flux de conscience" s'éprouvant dans le cours du présent passant, si vous voulez, un "temps-qualité" toujours unique bien que contenant en mémoire le passé (ce qui en constitue la "multiplicité qualitative"), et dont la projection artificielle (et donc impropre, ne nous trompons pas de dimension...), littéralement l'étalement dans l'espace, produit le temps chiffrable, mesurable, le "temps-quantité".

A priori, le temps de la relativité d'Einstein est bien un "temps-quantité", il est mesurable, précisément, en tant que grandeur dont la variation, au regard d’un autre référentiel, est rendue nécessaire du fait de l'existence d'une constante universellement valable dans tous les référentiels, pour le dire intuitivement ; il ne s'agit donc pas du "temps-qualité" bergsonien, temps vécu qui est constitutif de l'être même de la conscience (cela ne veut pas dire que les deux types de "temps" ne puissent entretenir quelque rapport, et Bergson a d'ailleurs essayé de "concilier" les deux dans Durée et simultanéité (je m'empresse de dire que je ne l'ai pas lu), mais il semble que Bergson se soit un peu emmêlé les pinceaux dans sa compréhension technique de la relativité — to be fair, de mauvaises langues prétendent qu'Einstein n'aurait, de son côté, pas compris l'intuition fondamentale de Bergson...)

Je crois que cela veut dire également que la durée de Bergson n'est pas "une dimension architectonique de l'être", comme vous dites (un peu généralement, si vous permettez), si vous entendez par là un élément emboîtable parmi d'autres dans une configuration, et cela pour la raison principale que cette conception du temps, comme celle de Kant d'ailleurs, et probablement comme celle de Heidegger, n'admet aucune extériorité, pour qu'on puisse concevoir, avec quelque sens, quoi que ce soit qui ne soit pas en lui ; ce temps est considéré comme une dimension si fondamentale et constitutive de tout être possible, que la dissociation que vous opérez par la suite, entre l'"univers" proprement dit et le temps, en paraît impossible.
Pour Bergson, en effet, ce temps intérieur n'est pas seulement subjectif en ceci qu'il s'opposerait à une réalité objective concevable hors et indépendamment de lui, mais c'est précisément dans cette modalité subjective de tout apparaître possible dans le temps, dans cet être propre à la conscience, qu'il s'approche le plus de la temporalité réelle englobant toute réalité, donc tout être, donc tout étant possibles.
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