La
liberté appaissant ici s'actualise comme vacuité dont la fécondité est indécidable (quand et comment s'organise en cet espace la gestation de l'activité future, nul ne le sait exactement) .
Je m'interroge moi aussi sur
le temps de l'artiste. Les artistes pourraient être répartis en deux groupes : celui des tâcherons, des "travailleurs sous contrat" et celui des abeilles qui ne peuvent pas ne pas créer, ne savent point être sans créer, qui créent sans qu'on le leur demande et qui finissent, souvent mais pas toujours, dans la misère matérielle.
Il est remarquable que les génies se répartissent indifféremment dans les deux groupes. Michelangelo, par exemple, était un travailleur, un tâcheron, très à cheval sur les contrats, les cahiers des charges, les calendriers des paiements. Que le pape laissât filer une échéance, et c'était la grève sur le tas, le conflit, l'artiste posait ses revendications, allait déranger les grands de ce monde pour encaisser sa paie, se comportait avec eux comme le plus virulent des chefs syndicalistes. Et ne se comportait pas autrement non plus que comme chef d'atelier avec ses collaborateurs, menant son monde à la baguette, à la cravache, au rendement, assénant les objectifs, faisant travailler ses sous-tâcherons à la pièce, etc., et pour finir, comme un vulgaire petit patron du secteur des bâtiments et travaux publics, se fit un point d'honneur de mourir riche. Michelangelo, le plus grand, le plus sublime des artistes de son temps. Même affaire chez Salvador Dali (Avida Dolar) qui sur la fin avait mis au point un système de planche à billets : il signait à tour de bras des toiles ou des feuilles blanches qu'on lui achetait en les réglant en espèces ! Salvador Dali, incontestable maître de la peinture au 20e siècle, que l'on goûte ses oeuvres ou pas.
A l'opposé, Van Gogh, Picasso, argent ou pas, ventre creux ou ventre plein, contrat ou pas, peignaient inlassablement, produisaient des chefs-d'oeuvre sans pouvoir faire autrement, qu'on les leur commande ou non. Et à ce propos se pose une question incidente, un rien embarrassante pour les génies incoercibles que flattent le romantisme et ses divers avatars modernes: de celui qui ne peut faire autrement que produire des oeuvres, voire des chef-d'oeuvres, peut-il être dit qu'il est
maître de son art ? La
maîtrise ne suppose-t-elle pas aussi l'exercice de la vacuité, du point d'arrêt, la maîtrise du ne-point-faire, comme chez le guerrier de valeur la capacité de suspendre son geste et de retenir son glaive sur commande, la volontaire interruption et l'installation délibérée de la vacuité, la capacité à ne point donner de soi, autrement dit cette vertu présente chez tout travailleur et que l'on devrait admirer : celle de se poser des limites ou de consentir aux limites qu'on lui pose, de mouler son art dans un temps contractualisé ?
Donc, le temps : que se passe-t-il dans l'âme ou l'esprit de l'artiste ou du travailleur pendant le temps d'exécution du contrat ? Très sans doute une coexistence, une occupation composite où entre l'attention à l'ouvrage en cours et la rêverie qu'il consacre à la prochaine ouvrage, et bien entendu la ressouvenance des plaisirs créatifs passés, des exécutions anciennes, y compris celles d'artistes tiers admirés, et celle des plaisirs esthétiques qui doivent, tout simplement, accompagner la vie de l'artiste. Cette part de vacuité unie à l'affairement des mains, chez l'artiste, il faut supposer qu'elle compose l'espace de gestation active qui justifie que l'artiste soit appelé
artiste y compris durant les heures, les jours, les mois, voire les années où il n'oeuvre point.
Qu'en est-il du travailleur non reconnu comme artiste ? Qu'advient-il de sa vacuité propre qui ne peut point être l'espace d'une gestation intérieure de l'oeuvre à venir non plus que de la ressouvenance de l'oeuvre passée ? A quoi sert-elle ? A rien. Elle est sans utilité autre que celle de se constituer
en prodigieuse liberté d'être autre que travailleur, soit cela même qui m'a conduit à proposer de voir
l'extériorité du travailleur, et l'altérité du travail,
dans le travail du travailleur et prises dans le temps de son exécution, comme le
chômage est au coeur le monde du travail et s'y montre consubstantiel.
Le principe de non-contradiction : l'artiste non-oeuvrant, on vient de le voir, a quelques raisons de se prévaloir de l'appellation d'artiste. Mais le travailleur,
dont la vacuité n'est que liberté, a-t-il quelque titre à se prévaloir de la qualité de
travailleur au chômage ?
Un
chômeur est une contradiction vivante; l'état de chômeur ne peut exister car parfaitement aporétique : soit l'homme ou la femme est habité d'un projet d'ouvrage, d'oeuvre artistique, d'entreprise, et c'est alors ce qu'il ou elle est : un entrepreneur, un artiste en projet, soit il sait quand et comment il va retravailler et peut et doit se vivre comme travailleur actif en interruption de travail (qui peut en profiter pour "renforcer ses compétences", etc.); mais en aucun cas il ne possède les moyens de se concevoir comme travailleur "au chômage" si rien, dans sa vacuité ne prépare l'ouvrage à venir. La totale vacuité du chômeur sans projet détruit, ruine, anéantit le travailleur qui n'a plus pour exister qu'un statut fondamental d'homme libre primitif.
[je reviendrai sur cette question plus tard si d'autres interventions m'y engagent. Le sujet est immense]