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Entrer en dissidence.

Envoyé par Julien Fleury 
19 novembre 2011, 15:41   Entrer en dissidence.
J'avais écrit ce texte pour la prochaine revue de l'In-nocence, mais il n'y aura pas sa place. Je le dépose donc ici.

(Je n'ai pas le courage de reprendre la mise en forme, qui s'efface en postant le texte. Je place ici la version "propre", en pdf, avec l'appareil de notes).



Entrer en dissidence
ou Socrate à Hollywood



Comment peut-on s’éloigner de son propre monde ? Nous sommes faits de sa texture. Pourquoi nous en aller soudain, en quittant nos pensées et nos désirs, nos amis, nos souvenirs ? Nous rendre étranger à ce que nous avions de plus cher ; susciter la colère en échange du mépris : on ne voit pas de cause légitime qui vaille cet exil et cette trahison, ces lazzi, cet abandon.
Parfois pourtant, une impulsion étrange nous avertit que nous sommes d'ailleurs ; qu’il faut, pour naître à nous-mêmes, nous déprendre de notre monde — et de ce que nous sommes, qui n’est que ce qu’il nous a fait être. D’où vient cet appel ? Comment la dissidence est-elle possible ?


— En un combat douteux —


Pour s’opposer au monde tel qu’il est, il faut sans doute un élan, un appel, provenant d’un monde idéal, à être. Mais le monde dans lequel nous vivons définit ce que nous sommes et ce que nous désirons. Comment alors l’idéal pourrait-il s’immiscer dans l’être et devenir efficient ?
La difficulté disparaît si l’on considère que le monde réel n’est pas homogène, totalitaire. De multiples groupes d'hommes ont des idéaux différents, qu'ils tentent d'inscrire davantage dans le monde et de défendre face aux autres. Tant qu'aucun de ces systèmes ne s'est imposé absolument, il y a une façon évidente d’entrer en résistance, en se faisant le défenseur d’une vision du monde constituée. Pour celui qui possède déjà une structure vertébrale morale, intellectuelle et affective, et à qui l'on tente d'imposer un monde qui en est la destruction, la décision n'est pas facile — il faut prendre le risque de tout perdre — mais elle est simple. Il s'agit du choc de deux logiques, chacune consciente d'elle-même et de l'adversité. La cause est hors de cause : le passage à l'acte n'est pas un problème métaphysique mais une question de courage. "Ici, chacun sait / Ce qu'il veut, ce qu'il fait / Quand il passe" .
Mais ceux qui n'ont pas acquis une consistance éthique propre avant d’être pris dans les filets de l'époque sont comme les prisonniers de la caverne de Platon . Ils ne peuvent connaître et désirer que ce qu'on leur propose : aliénés, ils aiment leurs chaînes et leurs illusions.

C'est la solution d'une intervention extérieure qui s'impose alors, du libérateur anonyme de La République jusqu'à l'avant-garde du prolétariat. Si un ensemble d’hommes peut être sous le joug d’une idéologie ce ne sera pas le cas de tous, et le secours proviendra d'un foyer de liberté préservé. Une complémentarité apparaît ainsi entre la résistance de la première heure, solide mais minoritaire, et les masses d’abord aliénées qu'elle peut contester à l'idéologie en place. Les premiers opposants sont la légère et invisible fissure qui parcourt l'édifice imposant des représentations imposées. Ils sont « le sel de la terre » . Cependant, pour abattre un empire, il leur faut l'appui des masses : aussi la première tâche du résistant est-elle de « conversion », c’est-à-dire d’ « éducation » . Il faut se contraindre à retourner dans la caverne, si sordide soit-elle : il faut déciller les hommes, les désaliéner, les éveiller à la vérité.

Mais pour cela il faut leur montrer leurs maux, qu'ils voulaient ignorer. Pour les tirer de leur torpeur il faut les brusquer et les rendre mécontents. L’opposant est un prophète de malheur, et si doux soit-il, c'est par essence qu'il fait violence aux bonnes gens, ce qui est fort problématique. Il peut être troublé par l'orgueil inhérent à ce rôle, et, incertain de lui-même ou pétrifié par sa conscience morale, renoncer à risquer la vie des autres malgré eux. S'il l'engage toutefois, le combat qu'il mène pour la vérité et pour l'amour d'autrui est vite perçu comme une agression, qu'il est légitime de repousser par tous les moyens. "Et si quelqu'un tente de les délier et de les conduire en haut, et qu'ils le puissent tenir en leurs mains et tuer, ne le tueront-ils pas ?" Nous haïssons notre sauveur et nous combattons pour nos bourreaux. Le sort que les Athéniens ont fait à Socrate est l'archétype de ce tragique de l'aliénation. Celui des écoles lors des émeutes de 2005 et des fonctionnaires dans les "quartiers sensibles" en est la version moderne, avec cette spécificité notable de notre époque qu'en ces "territoires perdus de la République" , à l'heure où l'empire médiatique flatte l'esprit de révolte, fait l'éloge du "soi-mêmisme" en général et de la "Caillera" en particulier, c'est l'institution en son essence qui est devenue dissidente. — On voit qu'entrer en résistance ne consiste pas nécessairement à accomplir un acte de rupture sublime, mais aussi bien, pour nombre de personnes simples, à rester quotidiennement fidèle à des valeurs que tout le monde abandonne. Un crime inexpiable s'ajoute alors au casier déjà bien chargé de l'accusé : le refus de la religion du progrès .


— Plus un bruit. —


Il y a pire, pourtant, que ce combat difficile et délicat. Il y a son absence : la résignation, l'inconscience ou même l'amour de la servitude. Nous avons pour l’instant compté sur l'existence, même minoritaire, d'une opposition constituée, indépendante du système qu'elle combat. Cette hypothèse est légitime : aucun régime d'aliénation, aussi totalitaire soit-il, n'a jusqu'à présent su clore parfaitement le piège qu'il refermait sur les hommes. Cependant les modifications de notre rapport au temps et à l'espace portées par le progrès technique pourraient nous inviter au pessimisme. Dans un monde soumis à l'emprise globale et instantanée des médias, où l'ailleurs disparaît sous l'universel glacis de la monoculture de masse , où l'autrefois s'évapore sous l'avalanche des communiqués d'actualité , il pourrait bien ne plus subsister le minimum d'hétérogénéité nécessaire à la cristallisation d'une résistance, le minimum de probité nécessaire à la survie du réel.

Ainsi, nos collégiens voient leur bonheur dans les vêtements de marque, les téléphones portables et les résultats du championnat de football. Ce monde que nous leur avons fait, comment vouloir qu’ils s’en dévêtent sous le prétexte d’un motif plus sérieux, l'instruction par exemple ? Mais il y a beau temps que les ravages du tittytainment produisent de semblables effets chez les adultes. Comment espérer que tout à coup l’humanité se saisisse de questions morales ou politiques ?
La force d’un système d’oppression ne consiste pas à écraser toute altérité mais à en empêcher même l’idée. Aucune velléité d’opposition ne peut germer, non que nous soyons tétanisés par les conséquences terribles d’un combat, ni que nous jugions qu’après tout ce système en vaut un autre, mais parce que, ne saisissant pas sa particularité, nous ne pouvons simplement pas comprendre l’idée d’un combat ou d’un jugement contre lui.
L’hypothèse d'une aliénation parfaite serait par trop pessimiste si nous n’avions vu, en quelques décennies, disparaître tant de sentiments et principes millénaires. Ils paraissaient naguère constituer l’essence de l’homme, et sont maintenant dans les poubelles de l’histoire. "Le mensonge ne triomphe jamais par lui-même, mais ses adversaires finiront bien par mourir" .

À la manière dont Nietzsche disait qu'il faut protéger les forts des faibles, il est sans doute urgent de protéger le réel de sa contrefaçon. Celle-ci, en effet, peut fort bien finir par l'emporter. Les théories erronées du libéralisme sur la nature humaine finissent par devenir vraies en produisant l'homme nouveau attendu : l'homo œconomicus est une théorie fausse qui a réussi . De même, à l'école, quand le tour arrive d'enseigner aux générations qui ont elles-mêmes déjà été formées selon le principe de la destruction des savoirs, un point de non-retour a été atteint, et on ne voit pas comment l'on pourrait encore contester que deux et deux font cinq . On peut constater aussi combien les mœurs et la psychologie des personnages offerts par les médias, d'abord épouvantablement faux, sont devenus vrais en s'imposant comme un modèle à imiter pour les masses. Le réel est devenu "le reflet de ses reflets", et nous nous évertuons à utiliser les "fantômes" (les images médiatiques) comme des matrices (des modèles, des archétypes) pour nos existences réelles .
Il est raisonnable de penser que rien de notre existence ni de notre pensée n’échappera bientôt plus à la matrice médiatique qui constitue notre expérience. Le monde nous est « livré à domicile », tout en un. L’émission spectaculaire que nous ingurgitons à flux continu est d’emblée et indistinctement vision orthodoxe, bonne pensée, et réaction appropriée . Dans ces conditions, espérer encore un sursaut, n’est-ce pas déjà être en retard d’une révolution, et avouer son archaïsme ? Pas plus qu’au « progrès », on ne s’oppose au « meilleur des mondes ». Nos désirs et nos actes sont préformés par les médias selon les intérêts du système technique, économique ou idéologique en place. Et nous aimons cela : malheur au fou dangereux qui voudrait nous les faire abandonner. Grâce à cette clôture, ce recouvrement de l’idéal par le réel, le monde semble à jamais stable, parfait : "aucun rêve de lune, aucun désir de jonque" ne vient plus le troubler. Plus d’idéal, de volonté, ni même un dieu pour nous sauver : une existence applatie mais éternelle, pure facticité sans entrave.


— S'éloigner. —


On voit qu'avant de se poser le problème de la victoire de la résistance, il faut déjà se soucier des conditions de toute résistance possible. Il faut déjà parvenir à faire apparaître, perçant un blanc manteau d’identité, la différence qui fondera la lutte. C'est sans doute ici qu'il convient proprement de parler de dissidence : on entend là une faiblesse et une solitude plus désarmantes que la plus désespérée des résistances. Il n'y a pas de répit dans le matraquage des idées en place ; pas de mouvement constitué pour venir à mon aide ; personne dans mon entourage à qui faire confiance. Et je ne peux même pas compter sur moi-même, largement corrompu déjà par le sort qui m'a été fait. L'ennemi est en moi, son vice circule dans mes veines, comme en Lorenzaccio celui des Medicis.
La solitude du dissident ne tient pas à ce qu’il énonce des idées minoritaires : on ne peut même pas comprendre ce dont il parle. Il voit un adversaire, des principes et des valeurs contestables, là où il n’y a pour tous que l’évidence du réel. D’où la pertinence du sort qu’on lui réservait naguère en URSS : l’asile psychiatrique. On ne le désignait pas comme un ennemi, ce qui lui aurait accordé l’essentiel ; il fallait plutôt compatir et, charitablement, le soigner .

Mais alors que tout semble calme, évident et confortable, le trouble de la pensée, de la politique et de la morale peut surgir encore — des ruines de l’histoire, de bribes de nature humaine ou d’un reste d’éducation. Le système le sait : ce sont bien ces trois adversaires qu’il honore de ses coups, et nous apprend d’abord à mépriser sous la forme générale du passé . Mais s’il existe encore quelque part en nous, même ténus et parcellaires, le souvenir d’une autre époque, un reste de sens commun, une vieille forme de civilité, alors nous ne sommes plus absolument sans armes pour percevoir notre aliénation. La notion orwellienne de common decency, développée dans les ouvrages de Jean-Claude Michéa, désigne ce foyer de civilisation et de sociabilité qui en l'homme résiste tant que faire se peut à l'aliénation. Cette dignité des humbles peut être rapportée à un fonds anthropologique jusqu'à présent universel, centré sur le don — plus exactement, les processus de réciprocité : donner, recevoir, rendre, analysés par Marcel Mauss . Mais elle est sans doute moins due à la conservation d'une improbable proximité avec la nature humaine primitive qu'à la persistance des acquis d'une culture traditionnelle.
L’émotion devant quelques livres, l’irrépressible attrait pour un magasin d’antiquités, un trait d’humour coupable : c’est souvent avec des trois fois rien, échappés par miracle à l’universel lessivage, que tout redevient possible. Nous avons un terme de comparaison qui peut fonder une opposition au règne du présent, un point d’appui pour soulever le monde. Si d’ailleurs nous ne prenons pas positivement la décision de combattre le système, il nous rejettera et nous pourchassera de même. Car la matrice n’attend pas seulement qu’on se conforme extérieurement à ses attentes : il faut collaborer avec enthousiasme, au premier degré . Au besoin, elle suscitera elle-même la dissidence, pour mieux en éradiquer les germes . Vouloir raisonner, ou se souvenir et comparer, c’est déjà trahir : on proclame ainsi qu’on refuse de se soumettre à l’évidence du Vrai, du Juste, du Bien qu’est immédiatement le présent. — Aussi, perdu pour perdu, autant être impitoyable…

Cependant chaque jour qui passe nous éloigne davantage de cette issue. Les restes de culture sont irrémédiablement évacués sous le flux continu du mépris. Les "semaines de la haine" s’enchaînent pour éradiquer les traces les plus tenaces des anciennes humanités. Ce qui naguère aurait pu encore être sauvé avec un peu de détermination devient irrécupérable.
Que reste-t-il encore, d’échappatoire, quand plus rien ne reste, ni en nous ni hors de nous, d’hétérogène au présent ? L’essence de la dissidence serait pourtant là, au lieu de son impossibilité. Peut-on encore sans dieu, sans allié, sans passé, s’extirper soi-même du bourbier comme le baron de Münchhausen, en se tirant par les cheveux? Y aurait-il un acte de dissidence nu ?
Se représenter l’entrée en dissidence comme un événement pur correspond bien à une part essentielle de notre expérience. Franchir ce Rubicon n’est pas une question de prédisposition ou de facilité. Les qualités qui donneraient le partisan le plus brave peuvent faire le meilleur des collaborateurs. La force ni la ruse, les études ni l’éducation morale, l’engagement religieux ni politique… n’ont jamais fait en dernière instance la décision. Il est certes légitime, comme nous l'avons fait, d'insister sur le rôle de la culture, qui permet de se rapporter pour vivre à autre chose qu'au présent immédiat, qui donne les armes pour s'émanciper des déterminismes de l'actualité. Mais l'histoire montre aussi l'héroïsme des humbles et la vilenie des élites . L'hypothèse s'impose alors… d'un abandon des hypothèses : d'un je ne sais quoi qui tout à coup mystérieusement déchire le voile de l’idéologie et nous rend étrangers, incapables d’effectuer ce que le système ordonne. Grâce, libre-arbitre, daimon, clinamen, conscience morale, instinct des profondeur or whatever its name… Le débat métaphysique peut faire rage, l’essentiel est là : cette mystérieuse qualité nous rend au monde irrémédiablement et merveilleusement inaptes.


— Remakes. —


Pour caractériser tout de même cette apparition de l’écart dans un monde replié sur l’identité, nous pouvons nous appuyer sur quelques œuvres cinématographiques qui sont comme des variations sur le thème de La République. Il n’était sans doute pas anormal qu’après quelques dizaines de siècles, le cinéma rende hommage à son inventeur… Il pourra paraître plus surprenant que l’usine à rêve américaine, pointe avancée de la domination impériale, soit aussi un lieu éminent de réflexion sur la dissidence.
Comme l’allégorie de la caverne et les auteurs déjà cités, Matrix , Shutter Island ou Inception décrivent en effet le problème essentiel de la dissidence : la servitude n'est pas seulement subie, elle est désirée. La vie illusoire étant plus enviable que la réalité, nous sommes attachés à nos fers corps et âme. Le criminel de Vertigo l'avait déjà fort bien saisi : en donnant à James Stewart tout ce qu’il désire il fait de lui tout ce qu'il veut. Pas besoin d’être un grand scénariste : si maladroites ou cliché que soient les situations, le héros ne demande qu’à y croire. Dans Mulholland Drive , Naomi Watts se charge elle-même de produire ces images qui la comblent et l'anéantissent. Elle a suffisamment intériorisé les prescriptions de la "matrice" pour qu'il n'y ait plus besoin de manipulations extérieures. Pour elle comme pour V., la petite amie de Günther Anders , le seul monde qui vaille est celui des images de masse. Les "fantômes" qu'elles présentent ont dans notre monde médiatique une supériorité ontologique absolue sur nos existences personnelles. Chacun aspire alors à une conversion anti-platonicienne : quitter le monde réel pour celui des ombres et de leur prestige — travailler à se faire fantôme.
On voit que tout semble conduire nos héros à conserver leurs douces illusions. Pourquoi alors s'en défont-ils ? Pour des raisons proprement platoniciennes.

Choisir de quitter un monde confortable pour d'amers combats est un trait homérique et platonicien avant d'être stoïcien, puis chrétien et hollywoodien. Le héros est donné en modèle parce qu’il fait ce qu’il a à faire, quoi qu’il en coûte à sa carrière, sa famille, sa vie. La rudesse du sort qui lui est fait ne signifie pas qu’il ait tort : elle indique la nature de sa victoire, qui ne doit pas être confondue avec un succès opportuniste, contingent. En refusant de se soumettre, on peut être humilié, violenté, éliminé. On ne pourra jamais être privé de l’essentiel, qui est le bonheur ou la vertu : l’accord avec soi-même, qui est accord avec le vrai et le bien. « Anytos et Mélétos peuvent me tuer, mais non pas me nuire. »
Il y a un happy end hollywoodien, caricatural et commercial, qui mérite la moquerie. Vouloir nous faire croire que la lutte pour la justice est nécessairement récompensée par le succès en ce bas monde, c’est nous prendre pour bien naïfs. C’est en outre nous donner une mauvaise raison d’être vertueux, qui ne peut à terme que nous en détourner. Mais il y a aussi une fin belle et bonne, dont on aurait tort de se gausser, car elle est la base de toute existence digne et libre. La gloire du héros se sacrifiant pour un idéal est celle des héros de l’Iliade, et on peut bien la préférer à l’esprit systématique de dérision à qui on ne la fait pas et qui jamais ne fait rien : on peut préférer Achille à Thersite.
Si la bravoure du héros ne mène à rien, est-ce une raison pour la mépriser ? Non, pas plus celle d’Humphrey Bogart ou John Wayne que celle d’Hector. Que la réussite soit incertaine ou même l’insuccès assuré, cela permet d’éprouver radicalement la vertu du héros, comme dans le Livre de Job celle du héros de la foi. Pourquoi résister, quand l’oppression est si massive et implacable (Matrix) ; quand on ne sait guère, au milieu de tant d’épreuves, si l’on s’est approché d’une issue, ou enfoncé encore plus loin dans un piège (Inception), quand on ne sait même plus ce qui serait l’illusion et ce qui serait le réel (Inception, Shutter Island, Mulholland Drive) ? La solitude extrême finit toujours par ressembler à une folie : qui suis-je pour croire être le seul à avoir raison contre tous ? N’est-il pas plus sage de se ranger à l’avis commun et de faire son autocritique pour retrouver le bercail de la communauté humaine et des douces illusions (Matrix, Inception) ? À ces questions corruptrices que le régime et la foule des honnêtes gens sussurent sans cesse au dissident, celui-ci répond par une imperturbable confiance dans la valeur de sa cause. L’Apologie de Socrate donne le principe des scénarios de blockbusters comme de la dissidence politique. La supériorité de l'âme sur le corps, d'une vie brève mais glorieuse sur une vie longue mais obscure, constitue l'éternelle Idée du héros, dont participent à la fois Sakharov et Di Caprio, Socrate et Achille .


— Faiblesse des fantasmes. —


Mais pour que ce combat héroïque soit possible, il faut, nous l'avons vu, que l'adversité soit perçue comme telle. Comment nos héros réalisent-ils le caractère fallacieux de leur monde ? Matrix suit d'abord le scénario de la République : une résistance déjà constituée venant sauver un élu parmi les prisonniers de la matrice ; mais l'épisode du choix entre les pillules, le contre-exemple du traître, la scène de l'oracle puis celle du sauvetage de Morpheus, etc... insistent ensuite sur la responsabilité personnelle. Les films qui ne supposent pas une intervention extérieure doivent expliquer de quelle manière le héros s'extirpe par lui-même de son monde. Dans le détail, les explications seraient à chaque fois particulières, mais en dernière instance, c'est-à-cause d'une fondamentale incohérence de ce monde illusoire. Des objets au comportement impossible, espaces paradoxaux, personnages schématiques (Inception) impressions de déjà-vu, légers bugs dans le déroulement du programme (Matrix), faits et gestes légèrement exagérés (Shutter Island), moments et sentiments trop beaux pour être vrais (Mulholland Drive), introduisent petit à petit le malaise qui éclate en prise de conscience .
Or cette conception correspond parfaitement aux thèses platoniciennes. Quand nous posions initialement le problème de savoir comment l’idéal peut s’immiscer dans le réel, nous étions à mille lieues de l'auteur de la République. Celui-ci établit que ce qui est réel et solide, ce sont les idées, et non pas l’expérience sensible, instable et trompeuse. Il ne s'agit pas de fuir le réel au nom de l'idéal, mais au contraire de comprendre que le "réel" qu'on nous représente est frelaté, illusoire, et de se mettre en quête de l'être véritable. Ce renversement permet de comprendre les incohérences que nos héros hollywoodiens relèvent. Le monde des ombres de la caverne est arbitraire, inexplicable. Mais une fois sorti, le prisonnier est capable de comprendre et le monde extérieur et ses anciennes illusions . Alors que les apparences mentent et ne peuvent rendre compte d'elles-mêmes, il y a une cohérence du réel qui est celle d’un kosmos : la stabilité et la consistance de rapports justes, heureux, entre les êtres. Le monde de l’erreur et de l’injustice, par contre, est essentiellement instable ; il flatte les plaisirs immédiats, mais nous prive d'un bonheur entier et pérenne, que seule la vérité peut donner .

Les édifices somptueux des rêves d'Inception s'effondrent, tout comme les vies rêvées, les vies cliché, chromo, de Vertigo ou Mulholland Drive. Il ne s'agit pas d'associer le rêve au bonheur et la réalité au malheur ; il faut plutôt comprendre que se complaire dans l'illusion n'est pas tenable et entraîne nécessairement un retour au réel douloureux. La chute est alors terrible, à la mesure de nos extravagances théoriques.
Ce n'est pas du retour au réel que James Stewart souffre à la fin de Vertigo, c'est au contraire d'avoir prolongé son errance bien après qu'il eût pu s'en défaire. Ses illusions l'avaient fait victime, et quand tout est réuni pour qu'elles disparaissent, elles le font bourreau. Mais devenu le maître, il est resté l'esclave de ses désirs préfabriqués, comme un vulgaire tyran platonicien .
De même, Naomi Watts ne meurt pas de son retour au réel, mais d'être devenue entièrement conforme au fantasme hollywoodien. Les désirs en kit qu'elle a assimilés lui ont rendu la vraie vie invivable. Comme tant d'autres aspirantes, elle n'obtiendra pas d'être promue au statut de marchandise spectaculaire. Dans une note à propos de V., sa compagne devenue starlette , Anders commente le sort de la multitude de jeunes femmes venues à L.A. pour intégrer la grande usine à rêves ; elles font tout pour se rendre conformes aux attentes du système, et se font "opérer de la différence entre réalité et fantôme". Mais beaucoup restent exclues, surnuméraires. "Comme elles n'ont jamais eu la chance de devenir des matrices, elles occupent "en attendant" des jobs de drugstore girl ou de hop girl, ayant encore l'air, pour un temps, fantomatiques, et toujours dans l'illusion de pouvoir encore un jour servir d'illusion, jusqu'à ce que la vie de tous les jours les ramène à l'état sauvage et fasse ressurgir sous le glamour du fantôme leur ancienne nature." C'est le scénario de Mulholland Drive ; à ceci près qu'Anders est — une fois n'est pas coutume — bien optimiste. L'infériorité ontologique du monde de la matrice ne signifie pas nécessairement que l'on retournera au réel sans en être affecté. Il se peut, comme la fin atroce de Naomi Watts l'indique, qu'on soit trop corrompu par le faux pour jamais pouvoir à nouveau jouir du vrai.

Comme les prisonniers de Platon, l'humanité contemporaine éduquée par les images n'a qu'une ambition : l'adaptation. Pour nos élites mondialisées comme nos jeunes des banlieues, nos penseurs à la mode comme nos collégiens, il faut se couler de la façon la plus parfaite et avantageuse dans le flux des images. Les "privilèges", "honneurs et louanges" qu'on reçoit en connaissant, récitant et proclamant au mieux le programme imposé par ces ombres, voilà le sens de la vie . Devant ses multiples télécrans, l'homme fasciné devient de façon toujours plus profonde et irrémédiable "le reflet de ses reflets" .
C’est parce qu'ils offrent de cette puissance spectaculaire à la fois la plus flamboyante illustration et la plus radicale critique que Vertigo et Mulholland Drive sont à placer si haut dans l’histoire du cinématographe. L'éternel retour du deuil de James Stewart, la fin sordide de Naomi Watts, paraissent des supplices trop cruels pour des innocents. Cette violence faite au spectateur, analogue à celle que l'éducateur de La République inflige au prisonnier, est un appel à la conversion. Si nos héros sont perdus, c'est qu'ils ont trop tardé à se déprendre de leur ancien moi, et que chaque jour le faux progresse en nous. On ne badine pas avec la vérité : la dissidence est une urgence.
"Qu'il te soit donné de la peine ou du plaisir, gloire ou obscurité, rappelle-toi : le combat est pour aujourd'hui, déjà les jeux Olympiques sont ouverts, il n'est plus possible de différer, et l'anéantissement aussi bien que le salut de ton progrès moral dépendent d'un seul jour, d'une seule circonstance. C'est comme cela que Socrate est devenu Socrate" .


— Résolution. —


Si nous sommes pris dans un monde d'illusions qui nous aliènent, plusieurs destins se présentent donc. Nous pouvons être libérés par une intervention extérieure, provenant d'une opposition constituée : c'est le cas de la résistance classique. Si cependant nous sommes laissés à nous-mêmes, ce monde d'apparences qui façonne et fascine l'esprit saura s'en faire aimer quand il le tue, et nous risquons de rester ainsi, satisfaits et misérables, ad vitam æternam. Mais certains peuvent encore trouver en eux-mêmes les ressources pour s'extirper du piège qui les enserre : c'est l'héroïsme de la dissidence. On peut penser qu'une fondamentale faiblesse ontologique de l'illusion favorise ce retour au réel, mais il y a loin de cet optimisme métaphysique à notre salut. L'inconsistance fondamentale de l'apparence est ambigüe. Elle peut servir notre émancipation en offrant les indices de la tromperie, mais elle peut aussi nous projeter brusquement sur les récifs du réel, démunis, affaiblis par le long confort d'un rêve qui s'effiloche.

Y a-t-il place ici plutôt pour l'optimisme ou pour le pessimisme ? On pourrait préférer, à la contemplation plaintive des ruines de notre civilisation, un regard plus décidé sur toutes les raisons d'espérer, sur tout ce qu'il y a lieu encore d'honorer, en nous et dans le présent. Le pire n'est jamais sûr, et ce piège qui spectaculairement tend toujours davantage à se refermer n'atteindra sans doute jamais sa limite. Ajoutons que ce progrès des apparences pourrait être lui-même illusoire : après tout, si Platon déjà nous décrivait perdus, pourquoi le serions-nous davantage aujourd'hui ? Mais entre cette disposition plus assurée et le sentiment élégiaque, ce n'est qu'une question d'humeur. L'essentiel est ailleurs et peut provenir aussi bien de notations attristées sur la marche du monde que de l'examen réconfortant des môles de civilisation qui subsistent . Ce qui importe, c'est une résolution individuelle à la liberté, qui soit à la fois un engagement de la pensée et une posture de combat dans l'existence. Entre notre bonheur et notre misère, la décision se joue non dans le destin lui-même mais dans notre attitude face à lui. C'est ce qui assure le salut socratique du dissident : "On n'a qu'à imiter ceux qui jouent aux dés. Indifférents sont les points ; indifférents sont les dés. Comment savoir, en effet, le dé qui va venir ? Mais jouer avec attention et avec habileté le dé qui est venu, voilà ce qui est mon affaire" .

Il reste un dernier mot à dire — car il reste un dernier piège. Nous avons tout au long supposé un monde qui nous opprime et nous aliène ; cela seul en effet explique qu'on veuille s'en éloigner. Mais comment s'assurer de cette prémisse ? Le jugement irénique selon lequel, tout bien considéré, notre monde est très supportable peut être le fondement des pires renoncements. Cependant, à l'inverse, la volonté systématique de dénonciation et de révolte peut être une pathologie liberticide. Inception illustre fort bien l'impasse de cette destinée, quand la compagne du héros ne peut plus cesser de vouloir abolir le monde présent au nom d'une réalité plus authentique. Anagké stenai : il faut savoir s'arrêter, et reconnaître le terme de notre recherche d'une réalité authentique, sous peine de nous perdre dans la régression à l'infini d'une éternelle insatisfaction. Le dissident ne prend pas la posture à la mode du révolté, il n'est pas le rebelle professionnel, "celui qui toujours nie". Son combat contre le mal dans le monde est fondé sur un amour de ce monde, et il n'aspire qu'à baisser les armes pour jouir enfin du spectacle vrai de la réalité.
Utilisateur anonyme
19 novembre 2011, 18:07   Re : Entrer en dissidence.
(Message supprimé à la demande de son auteur)
19 novembre 2011, 18:50   Re : Entrer en dissidence.
Je vous remercie, cher Didier Bourjon, pour cette lecture aussi rapide qu'attentive. Veuillez-m'excuser si vous avez déjà développé cela par ailleurs, mais je ne saisis pas l'allusion finale :

Citation

une dimension horizontale qui renoue avec l'Indemne.
Utilisateur anonyme
19 novembre 2011, 22:33   Re : Entrer en dissidence.
(Message supprimé à la demande de son auteur)
19 novembre 2011, 22:57   Re : Entrer en dissidence.
Wow... (if you'll forgive my french...). Mais quand M. Fleury dit que son beau texte n'aura pas sa place dans la revue de l'In-nocence, il fait allusion à de purs problèmes de place, justement, de possibilité matérielle, comme dirait Basin de Guermantes ? Parce que sans cela... Et le dialogue s'ensuivant, ci-dessus, avec la magnifique intervention de notre Prem'Sec (ça c'est un homme politique tel que je le conçois...), serait aussi bien précieux. Mais je crois comprendre, il est vrai, que nous en sommes déjà à 250 pages, 340 en corps 14, si cher aux jeunes vieillards...
19 novembre 2011, 23:55   Re : Entrer en dissidence.
Oui, c'est exactement ça : à 250 pages bien tassées au lieu de 130 prévues je me suis dit que c'était déjà beaucoup...
20 novembre 2011, 00:10   Re : Entrer en dissidence.
Anne effet... Cela dit il serait bon de mettre M. Fleury bien au chaud, pour de prochaines livraisons.
"On voit qu'entrer en résistance ne consiste pas nécessairement à accomplir un acte de rupture sublime, mais aussi bien, pour nombre de personnes simples, à rester quotidiennement fidèle à des valeurs que tout le monde abandonne."

La décision de dissidence des "personnes simples" ne concerne pas qu'elles. Il arrive que les "personnes" soient assez "simples" pour avoir des enfants, ce qui, si on suit ces principes de dissidence, conduit à les élever avec le risque d'en faire des marginaux, je veux dire de vrais marginaux, en leur transmettant, simple exemple parmi d'autres, une idée de l'amitié ou de la vie sociale en tous points différentes de celles promues par Facebook , ce qui les amène à se priver de contact avec une part considérable des gens de leur âge et de la réalité que cette majorité façonne. C'est une responsabilité parfois difficile à prendre. Etre dissident pour son compte est une chose, on veut bien en assumer les hasards. Entraîner ses descendants en est une autre et, cependant, c'est bien à ce niveau que tout se joue.
20 novembre 2011, 09:55   Re : Entrer en dissidence.
Sono completamente d'accordo (con il Bolacre).
20 novembre 2011, 10:16   Re : Entrer en dissidence en famille
Notre futur se doit d'être informé de toute l'idéologie qui se cache dans tous les recoins de la vie scolaire, du monde audiovisuel et même spirituel. Ensuite à eux de prendre les décisions mais en connaissance de cause, donc librement. Mais c'est vrai qu'ils se sentent différents et parfois très seuls. Difficle de répondre simplement à leurs "pourquoi ?"
Utilisateur anonyme
20 novembre 2011, 10:41   Re : Entrer en dissidence en famille
(Message supprimé à la demande de son auteur)
Certes. Nous verrons : soit nous prolongeons le thème (il est du reste déjà prévu une suite à l'article de Francis Marche) ou nous plaçons cette discussion, avec l'article qui l'a suscitée, dans les "bonnes feuilles de l'in-nocence".
20 novembre 2011, 12:06   Re : Entrer en dissidence en famille
"Sono completamente d'accordo (con il Bolacre)"
D'autant plus que " Décivilisation " pages 83, 84 et 85, fait état de la même préoccupation ... qui est aussi la mienne en ce moment avec ma petite fille.
20 novembre 2011, 12:08   Re : Entrer en dissidence.
Je remercie les intervenants pour leurs remarques, et Didier Bourjon pour cette belle élucidation. Susciter des réactions intéressées et intéressantes est une récompense bienvenue, après le labeur de l'écriture.

Je suis en particulier honoré par le commentaire flatteur du maître de ces lieux. À propos de chaleur, permettez-moi de marquer ici ma gratitude envers le foyer de l'In-nocence ; dans la traversée d'une époque souvent glaciale, il apporte un réconfort salutaire.
26 novembre 2011, 20:01   Re : Entrer en dissidence.
Pourquoi ce monde soudain paraîtrait fallacieux ?

« La révélation que je viens de définir [l'origine violente des sociétés] est purement anthropologique, mais elle n'exclut pas la transcendance, bien au contraire. Les Évangiles nous montrent les disciples tous plus ou moins séduits d'abord par le mimétisme : ils ne découvrent la vérité qu'après la Résurrection et grâce à elle. » René Girard, Revue des deux mondes, mai 2000.

Vous pariez sur « la fondamentale faiblesse ontologique de l'illusion » pour « percer le blanc manteau d'identité » et le verbe de Didier Bourjon fond tel le Paraclet pour révéler aux disciples "l'envers du décor culturel."

Il faudra encore attendre l'anthropologie, continue René Girard, pour en livrer les concepts. Je souhaiterais pointer cette autre issue de la caverne. Tous parlent dans la caverne. Elle résonne et personne ne comprend rien. La vérité s'est réfugiée dans les mathématiques et les sciences qui en connaissent la langue et la rigueur. Les autres parlent la langue commune, celle qui sert à mentir et à ne rien dire. Rien d'étonnant que les savants perdent leur latin : la réception et l'émission pris dans un jeu spéculaire dégénèrent et se satisfont du brouhaha.

Le postulat idiot des sciences molles et dures conforte les dérives intellectuelles et sociales des premières. Seules les secondes seraient véridiques. Il ne viendrait à l'idée de personne n'ayant pas étudié les mathématiques de parler de mathématiques. Il ne dérange personne n'ayant jamais réservé à la question de l'homme qu'une curiosité de concierge de se permettre un avis. N'ont-ils pas conscience de ne rien savoir, de faire du bruit avec la bouche ? Quant aux savants, leur majorité découragée de la vérité paresse dans l'à-peu-près.

L'orgueil s'en mêle. Chaque savant parle comme si il était seul et qu'il avait conçu seul la pierre philosophale sans se préoccuper de sa place dans l'édifice. « La structure absolue » ? Abellio? Ah, oui, intéressant... On savait autrefois moins de choses mais on traitait avec respect ce que l'on savait : les moines compilaient, le peuple répétait le credo comme on répète la table de trois.

Malgré tout, malgré ses propres savants, pour commencer, l'anthropologie construit une représentation de plus en plus riche et fonctionnelle de l'homme. Pour commencer à espérer la dissidence puis la résistance, il faut traiter cet édifice comme il le mérite : reconnaître sa vérité.

Pour retrouver foi en la vérité, la caverne a encore une autre issue. Nous vivons dans un régime dont le postulat est un mensonge. Le peuple n'a pas le pouvoir. Non pas qu'il l'a moins qu'il faudrait, il ne l'a pas du tout, car il est impossible qu'il l'ait. Seule la dépossession totale de soi donne accès à son principe. Une tyrannie est odieuse. Du moins, elle ne ment pas. Le tyran a moins de pouvoir qu'il prétend, mais quand un peuple opprimé se libère, il sait à qui s'en prendre : le peuple souffre un régime odieux mais compréhensible. La réalité tempère les principes : le tyran doit composer. Mais la réalité ne contredit pas les principes comme en démocratie.
Utilisateur anonyme
26 novembre 2011, 20:46   Re : Entrer en dissidence.
(Message supprimé à la demande de son auteur)
26 novembre 2011, 23:30   Persistance de l'Esprit
Le verbe de Didier a parfois de ces vertus liquéfiantes.
27 novembre 2011, 17:47   Re : Entrer en dissidence.
Cher Alain Eytan, d'avoir les ailes fondues, Icare fond sur les eaux. Plouf !
Disons qu'il tombe (tiens, revoilà Vertigo), le terme serait plus juste.

J'avoue, Didier Bourjon, ne plaisanter qu'à demi. Votre manière épisodique mais répétée de rappeler, au sein de ce forum politique, « l'épiphanie toujours déjà accomplie » ne signifie-t-elle pas que la vérité que l'on croirait accessible aux seules forces de l'intelligence et de l'empirisme suppose la transcendance comme dit René Girard au sujet de la révélation chrétienne ? De là à vous confondre (décidément) avec le Paraclet... Néanmoins, pour cette raison, j'ai cru judicieux de vous associer au Saint Esprit sur le seuil de la première issue, avant d'en pointer une seconde épistémologique et une troisième politique.
10 décembre 2011, 19:57   Re : Entrer en dissidence.
Documentaire de la chaîne Arte sur le Danemark (semaine du 4 décembre 2011) pour déceler l'appel de la vérité qui s'immisce dans l'empire du mensonge.

Passage obligé, on fit l'éloge d'un quartier très métissé. Le jeune Danois, militant de la cause et chargé de résumer la pensée du journaliste, ne manifesta aucun entrain mais seulement un étrange défi quand il formula sa vision de l'avenir, l'œil terne et fixe, la voix morne : plus ils seront nombreux, mieux se sera. Il aurait dit cela un crâne à la main, l'accessoire n'aurait pas détonné. Décidément, ces Danois...

Homo festivus est, peut-être, plus tourmenté qu'il ne le croit. Il ne guérit pas d'avoir vu un éléphant déchu de son rang après un duel cruel se faire, par des lions, dévorer depuis l'anus et les testicules jusqu'aux entrailles pendant que, gisant, il demeure en vie, l'œil ouvert, une nuit entière, puis un jour entier, du lever au coucher du soleil d'Afrique. Il ne supporte plus les commentaires lyriques sur le retour des pluies, le cycle de la vie qui efface les souffrances. 1963. M. Bordier se suicide en se jetant du cinquième étage de la préfecture d'Alger pour échapper à son supplice (Valeur actuelles 3 novembre 2011).

Comment vivre sans esquiver, sans faire semblant de vivre, comment vivre réellement avec le drame incontournable des corps vivants livrés sans issue à leur souffrance indicible et leur destruction ?

Homo festivus vient de quitter la religion de la Passion. Au même moment, il est devenu techniquement et politiquement possible d'éradiquer toute forme de vie. Un nouveau pari nous est donné. Parier que la vie disparaisse avec les corps. Parier que le néant soit enfin rendu possible. Reste à établir le nombre, la puissance et la répartition, depuis le sommet de l'Everest jusqu'à la fosse marine la plus profonde, des bombes, des bombes H pour que la terre et l'eau de la Terre se mêlent dans une boue irradiée sous un nuage opaque, absolument mortel.

Homo festivus résulte de ces faits sans pouvoir en prendre conscience. Il résulte plutôt d'une perte de conscience de ces faits. Ne supportant ni la vie, ni l'anéantissement, il cherche la neurasthénie et l'anesthésie sans se l'avouer. L'aveu aurait l'avantage d'accélérer sa venue mais présenterait un inconvénient fatal, ce serait encore une prise de conscience : « Le meilleur des mondes » reste fermé. Tout le monde connaît l'ouvrage, personne n'y prête attention, de peur que l'Indien la ramène. Notre temps espère accomplir le pari, imparfait d'être explicite, du meilleur des mondes en ne reconnaissant pas sa finalité (réduire l'homme aux sensations, maximiser le plaisir). Cela a un prix : ignorant le seul principe qui lui reste, notre époque s'égare avec des résidus de principes périmés.

…...

Même documentaire, deuxième commentaire.

Le quartier de Copenhague où il ferait si bon vivre depuis qu'il est à demi turc subit malheureusement, en dépit de la tolérance exemplaire des Danois, les violences... d'extrême-droite, ce fléau irréductible qui semble condamner l'humanité à demeurer sur le seuil du bonheur. Bizarrement, à titre de preuve, on nous dit, sans aucune explication, que des actes antisémites auraient été commis ces dernières années. Tiens, quand les skins-heads ont marre des Turc, ils tapent sur les Juifs... Allez savoir, ce n'est pas impossible, tout peut toujours trouver sa raison. L'essentiel est ailleurs : la raison n'a pas été donnée. En ces matières, l'habitude a été si bien prise de dire n'importe quoi, qu'on ne s'inquiète plus d'enlever tout crédit à son propos en assénant ce qui, sans explication, est absurde.
Utilisateur anonyme
13 décembre 2011, 03:14   Re : Entrer en dissidence.
Cher Julien Fleury, Merci.

Excusez mon petit orgueil qui s'exprime si mal, je manque de technique. Votre plume est belle et peut convaincre. Et au delà de votre culture, j'en déduis que vous vous connaissez bien. Je suis imbu de votre texte comme récemment de certains livres ou films* qui dépeignent si bien le monde. C'est peut-être présomptueux et je suis si inculte, toutefois, j'ai l'impression que les prises de conscience nous sont autorisées par l'expérience. Autrement dit, la con-naissance est partielle tant qu'on la lit d'un autre; il faut la vivre, en soi.

Je crois, et peut-être trop simplement d'ailleurs, que les sages dissidents ont la foi et qu'ils connaissent leurs responsabilités. Ils ont moins peur, s'adaptent plus facilement car ils comprennent mieux le dédale d'illusions dans lequel nous évoluons et trouveront les lanternes qui éclairent. Ils doivent se rassembler et se reconnaitront entre eux (qu'elles que soient leurs formes ?).

* Waking life est l'un d'eux

[non, pas de drogues]
18 décembre 2011, 17:37   Re : Entrer en dissidence.
Tentative pour lier le présent fil à celui consacré à Barrès et Renan.

Le nationalisme ou le patriotisme ne se déduisent pas d'un débat. Ils pré-existent au débat ou n'existeront jamais. Comment peuvent-ils donc accéder à l'existence si leur restauration ou leur instauration est justement l'objet du débat ? Il n'y a pas d'autre solution que de les faire, d'une certaine manière, pré-exister à leur avènement.

La politique doit poser ses buts comme déjà accomplis. Possédée par son but, la société est en mesure de le réaliser. Ce qu'elle cherche à posséder lui échappe : la nation ou la patrie ne sont pas la somme des propriétés énoncés par les arguments de ses défenseurs. On peut énoncer toutes les propriétés d'un but, mais, c'est le but qui nous possède. Il ne faut pas demander à la société de se convertir à la nation (en être possédée) en considération des arguments avancés en sa faveur. Il faut agir comme si la nation existait depuis toujours, soumettre comme projet à la société des figures et des actes qui présupposent la nation ou la patrie : un roi, un reflux migratoire, une monnaie, que sais-je. Que ces projets se déduisent de la nation ou de la patrie conduira la société à reconnaître la réalité de leur cause, à savoir leur but, ce qui justement doit advenir : la nation, la patrie.

Bien entendu, ce but pour devenir réel de s'être fait passer pour la cause quand il n'était encore qu'un projet doit être conforme à la nature humaine et aux possibilités historiques du moment.
Utilisateur anonyme
18 décembre 2011, 22:44   Re : Entrer en dissidence.
Dites-moi, cher Didier (mes livres sont encore empaquetés), cette traduction de Hölderlin est-elle de Gustave Roud ?

Le texte de Julien Fleury est vraiment magnifique et inspirant.
Utilisateur anonyme
19 décembre 2011, 07:56   Re : Entrer en dissidence.
(Message supprimé à la demande de son auteur)
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