Pierre Henri,
Moi qui suis très impliqué dans le monde équin et depuis fort longtemps, je puis vous assurer que le caparaçon n'empêche nullement que chaque année, de façon récurrente, des chevaux sortent les tripes au vent de nos arènes. Mais la blessure du cheval peut, à la rigueur, être perçue comme accidentelle, que d'autres nommeraient dommage collatéral.
Vous nous dites :
"Néanmoins, la vocation d'un taureau est de mourir sous les crocs d'une meute de loups. Sauf erreur, il arrive qu'un renard accélère l'agonie d'un vieux cerf en l'étripant. "
Vous ne vous trompez pas. Mais cette assertion me paraît souffrir non pas une, mais plusieurs objections.
La première concerne la notion de "vocation".
L'humain, en 2012, a la maîtrise quasi absolue des "vocations animales". Il décide dans quelles conditions l'animal est en droit d'exister, où le laisser paître, où l'élever, où l'interdire et où le protéger. L'animal n'est par lui-même plus "appelé" nulle part que l'homme n'en ait posé décret.
Il y a belle lurette par ailleurs que dans la plupart des pays d'Europe les taureaux ne meurent plus sous les crocs des loups pour la bonne raison que les meutes lupines y relèvent de l'anecdote voire du fantasme. En France, dans ce sud-ouest qui réhabilite la corrida, vous me permettrez cette remarque ironique qu'il y a beau temps que nous n'en croisons plus !
Hé puis, déchirer un taureau ou un cerf en retardant sa mise à mort dans le dessein de prolonger une agonie-spectacle n'est pas à ma connaissance le fait du loup ni du renard.
Certains prédateurs, il est vrai, les orques avec les otaries, plus près de nous le chat et la souris, s'amusent avec leur proie avant de leur donner le coup de grâce. Mais rien ne nous autorise à penser qu'ils soient conscients de la souffrance infligée. Une cruauté dont je me refuse, en revanche, à donner quitus à l'être humain (fût-il un adolescent issu d'un quartier sensible, si vous me permettez ce clin d'oeil à ces actualités qui nous affligent). Le fait de cruauté, dans mon esprit, exige cet ingrédient indispensable qu'est la conscience.
Je suis réfractaire, vous l'aurez compris, au mêlange des genres : une souffrance objective, et presque quantifiable à qui s'y attache avec un minimum d'attention, infligée de manière gratuite, à partir de laquelle, bien sûr, il sera loisible à de beaux esprits de broder une symbolique sophistiquée affublée d'une improbable noblesse ; littérature romanesque ; théâtralité mystique de la mort donnée ou reçue et toute la thanatologie qu'on veut y voir ; ce qui me heurte, disais-je, dans tout cela, c'est qu'on finirait bien par en oublier l'essentiel, ce par quoi l'homme se veut distinct de l'animal, se veut civilisé, maître de ses instincts ou si l'on veut de ses passions : lieu commun de la réflexion philosophique depuis l'Antiquité qui devrait bien nous conduire à cette conclusion, avec quelque objectivité, que la corrida flatte l'animal plutôt que l'homme, les bas instincts plus que la civilité.
Hélas pour les aficionados, la corrida n'abolit pas l'humain en l'homme. Elle invite la conscience à marquer une pause. Mais ce sont bien des humains qui sont au spectacle. La cruauté demeure derrière la fête et la responsabilité de pair.