Je reste dubitatif cher Eric. Plus personne
au monde ne descend à la plage
en cravate avec pareille aisance, légèreté,
strict naturel.
Renaud Camus revient sur la question de la forme dans sa dernière entrée de
Journal. Curieusement, c'est la forme qui dans mon souvenir de ce monsieur meurt en dernier, l'anecdote isolée, le jalon symbolique, le geste ou la parole qui marque d'une borne le parcours d'une vie parce qu'il y a entre ce geste ou cette parole coïncidence avec un temps d'évolution de soi. Par exemple, je me souviens, et je m'en souviens
souvent, que H. Rofé, lors de notre première rencontre, il y a plus de trente ans, où j'étais venu chez lui en quête de travaux de traductions, m'offrant le café, m'avait rapporté qu'à une table de restaurant, je ne sais plus où, aux Îles Canaries, à Tanger, au Caire ou à Yogyakarta, il n'avait point résisté au désir d'interroger des dîneurs voisins sur la nature et le nom de la langue qu'ils employaient, ce qui aujourd'hui ne se fait pas, ne sait plus se faire. Avec toute la politesse et l'urbanité requise, il leur confia qu'il entendait presque tous les mots de leur conversation sans en entendre le sens, pas même par bribes. Ceux-là lui répondirent qu'ils étaient Maltais, et les hommes firent connaissance, des amitiés se nouèrent entre les inconnus avec pour unique mobile la curiosité intellectuelle, linguistique, de l'un.
Quand j'écris "je m'en souviens souvent", cela veut dire qu'il est fréquent que je m'interroge : "serais-je capable de me présenter à la table voisine, en inclinant le buste, avec un sourire déférent et modeste, qui pour rien au monde ne doit paraître narquois, me faisant pardonner par un tour de phrase affable et poli de m'immiscer chez ces personnes, d'interrompre leur conversation, pour m'enquérir de leur langue et, derechef, m'en enquérir ?" A ce jour, la réponse à cette question intime continue d'être négative.
Dans les jours ayant précédé cette première rencontre M.Rofé avait parcouru une traduction que je lui avais remise. Il en avait été globalement satisfait. C'avait été je crois le premier ouvrage m'ayant rapporté quelques sous, assez pour vivre un mois entier. Au détour de la conversation, qui roulait sur la grande disparité de la qualité des travaux qu'il recevait des "free lance" de Hong-Kong, la plupart presque aussi dépourvus d'expérience que moi, il s'amusa, sur un ton de confidence feinte de ce que l'un d'entre eux avait traduit "cont'd" (abréviation de "continued" qui dans le coin supérieur droit d'une page désigne la suite d'un texte dans certains documents anglais) par ... je ne sais plus quoi au juste de baroque et fort drôle qui ne pouvait germer ailleurs que dans un esprit passablement ignorant des usages de l'anglais juridique. Or l'auteur de cette perle, c'était moi bien sûr. Il ne pouvait y avoir de confusion dans son esprit sur l'identité de celui qui avait déposé dans sa copie cette incongruité qu'il tenait à me faire partager en ayant l'air de vouloir égayer l'atmosphère et de faire naître une complicité entre nous aux dépens d'un autre. Et il ne pouvait douter non plus que je me reconnusse dans l'inconnu aux frais de qui devait se sceller la reconnaissance mutuelle que lui et moi étions ensemble très au-dessus de cette piétaille béotienne et incurieuse. Ce petit jeu témoignait et scellait paradoxalement une forme de confiance supérieure en "mes possibilités"; je le pris en effet comme une injonction indirecte et muette à faire éclore ces dernières; sans qu'il n'en transparût quoi que ce soit, l'injonction était ferme : désormais, j'avais passé l'âge des remontrances, l'avenir se faisait présent et cette mutation, ce franchissement d'un seuil décisif dans mon évolution personnelle m'était signifié par un pair illustre comme une évidence qui ne souffrît mot.
Cette entrevue étrange, qui était une invite muette à me dépouiller tout ensemble de mes fautes et de mon défaut de confiance, "lança ma carrière",
so to speak.