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Requête en Valérysme

Envoyé par Loïk Anton 
10 mars 2012, 09:47   Requête en Valérysme
Bien souvent on attribue les préjugés et le rejet de l'Autre à la méconnaissance.
Paul Valéry notait quelque part - je pense dans Tel Quel - qu'au contraire, c'est en connaissant l'Autre que l'hostilité s'exacerbe...
Quelqu'un saurait-il l'endroit exact où se trouve l'aphorisme qui exprime cette idée ?
10 mars 2012, 10:34   Re : Requête en Valérysme
Je ne saurais vous répondre, cher Loïk A. Je cherche moi-même depuis longtemps quel philosophe a eu cette formule que je trouve, dans l'ensemble, si juste compte tenu bien sûr d'exceptions toujours à considérer et à condition de prendre "préjugé" au sens de " lieu commun " : "un peu d'expérience éloigne des préjugés, beaucoup y ramène" .
Il y a sans doute un point de bascule dans le parcours diachronique d'un individu, ses développements, les figures récurrentes de son développement (accès à la maturité, vieillissement, fatigue, désirs contradictoires de solitude et chaleur, etc.); ce point de bascule peut être répété, deux ou trois fois peut-être, grâce à des processus regénérateurs (réveil amoureux, passion nouvelle, phases de catatonie, accaparement des sens dans quelque action où l'individu s'abîme momentanément, ces épisodes composant des charnières dans les figures articulées de son développement) qui font repasser l'individu par des stades révolus: il s'agit de l'inversion du mode d'adaptation qui devient mode de rejet sous l'effet d'un augmentation d'intensité du facteur dérangeant. L'adaptation classique à une phénomène invasif veut que l'individu cède à l'invasion (bruit, nocence) en s'y accoutumant, cette phase d'acceptation et d'absorption de l'agression ou de la singularité est généralement associée à des moments de formation (jeunesse) de l'individu qui offre une plasticité à l'environnement et à ses agressions. La règle semble alors être, pour toute la vie, "au début c'est difficile/au début, ça surprend, puis, avec le temps, on s'y fait". Dans la phase d'inversion, phase ultérieure du développement diachronique de la psyché, cette règle se mue en son contraire, apparemment spontanément, sans cause identifiable et sans que l'on puisse en toute objectivité y assigner un mobile; et la règle devient alors, "à force de subir cela, on finit par ne plus le supporter, même à dose infinitésimale, on y devient allergique, etc.".

Impossible de savoir ce que sont ces points de bascule qui semblent porter l'indice d'une inversion de l'être-au-monde: soudainement, et sans que le sujet puisse analyser la cause de cette inversion, l'individu se désolidarise de ce qui l'entoure, refuse de ne plus s'adapter à rien. Cette négativité nouvelle vaut affirmation de soi, primauté de soi sur tout autre et refus de négocier de l'immédiat pour du futur. Le plus troublant est que ces inversions de phases (inversions de la loi d'adaptation) peuvent se succéder dans une vie humaine avec un relatif désordre, sans régularité ni règle véritable d'apparition. Ces moments de négativité apparaissent quand le sujet ne croit plus à ce qui l'entoure, ne croit en aucune promesse de bienfaits différés qui mériterait que l'on sacrifie à ce monde un moment d'adaptation. Cette sur-négativité est donc dommageable à l'individu et à la société et elle peut être dite nocente; pourtant, sans elle, le sujet se voue à l'esclavage, à une réification, une acceptation (enthousiaste comme l'est l'amant, ou au contraire lasse) de toutes nocences, de toutes injustices, et une soumission à l'anomie et au chaos.
Il faut envisager la possibilité que ces points de bascule soient des manifestations de la présence de la mort dans la vie du sujet.
10 mars 2012, 16:53   Re : Requête en Valérysme
Citation
Loik A.
Bien souvent on attribue les préjugés et le rejet de l'Autre à la méconnaissance.
Paul Valéry notait quelque part - je pense dans Tel Quel - qu'au contraire, c'est en connaissant l'Autre que l'hostilité s'exacerbe...
Quelqu'un saurait-il l'endroit exact où se trouve l'aphorisme qui exprime cette idée ?

Ce n'est pas dans Valéry, mais dans un livre d'Eric Werner que je retrouve cette idée. Werner cite Tocqueville, qui écrit : " Aux Etats-Unis, le préjugé des blancs contre les noirs semble devenir plus fort à mesure que l'on détruit l'esclavage. (...) Au Sud, le maître ne craint pas d'élever jusqu'à lui son esclave, parce qu'il sait qu'il pourra toujours, s'il le veut, le rejeter dans la poussière. Au Nord, le blanc n'aperçoit plus distinctement la barrière qui doit le séparer d'une race avilie, et il s'éloigne du nègre avec d'autant plus de soin qu'il craint d'arriver un jour à se confondre avec lui. " (La Démocratie en Amérique, tome I, 2° partie, chap. 9 (édition de 1961). Et Werner de signaler : " Le racisme n'est donc nullement, comme on l'entend souvent dire (dans les médias, les universités, etc), allergie à l'autre (en tant qu'autre), mais allergie à l'autre en tant qu'il en vient à ressembler de plus en plus au même. Au presque semblable, donc. Il est moins lié à la séparation des races (apartheid) qu'à la tendance, propre à notre époque, à l'abolition de toute séparation dans ce domaine. " (Eric Werner, De l'extermination, éditions Thael, Lausanne, 1993, p. 79.)

Pour ce qui est de Valéry, la consultation de ses Cahiers dans la Pléiade, à partir de leur index de notions, peut aider à retrouver la référence que vous cherchez.
11 mars 2012, 01:31   Re : Requête en Valérysme
Je verrai s'ils ont introduit "L'Autre" dans l'index valéryen.
11 mars 2012, 11:49   Re : Requête en Valérysme
Il est peut-être également possible d'établir un rapprochement avec la façon dont chacun construit ses représentations du monde.
L'organisation de nos représentations selon le modèle de Abric, avec la théorie du moyau central donnant sa couleur générale à l'idée (inconsciente) que nous nous faisons d'un objet social, entouré d'éléments périphériques qui forment la confrontation au réel de ce noyau central, chaque élément périphérique étant l'expression consciente de l'idée qu'on se fait de l'objet dans une situation précise.
Les éléments périphériques ont la couleur du noyau central mais plusieurs nuances selon la situation, le noyau central donnant la tonalité générale.
Ce qui est intéressant dans cette théorie et qui rejoint le fil se trouve dans la génèse et l'évolution des représentations.
Le psychisme fonctionne à l'économie et cette particularité peut entrainer des évolutions radicales dans la perception qu'on a du monde.
Prenons la natalité (croissance démographique) comme exemple d'objet social.
Il est possible d'avoir une idée positive de la natalité, c'est d'ailleurs l'influence active de la présentation de cette croissance dans la société : "les français, on peut s'en réjouir, on le record de natalité en Europe" ; incluons-y également les moqueries de l'analyse malthusienne de la démographie, la fuite en avant qui consiste à dire que les enfants de demain sauront balayer les problèmes d'aujourd'hui...
La couleur générale qu'on peut avoir de cette natalité est donc positive.
Et pourtant chacun fait l'expérience quotidienne du surnombre, de la promiscuité. Chacun revenant sur les lieux de son enfance et cherchant le bois où il jouait enfant, constate qu'un lotissement y a poussé, qu'une zone commerciale a rendu incongrue les vieilles maisons en pierres.
Et petit à petit, la confrontation au réel (les éléments périphériques, conscients) de l'idée de croissance démographique (toujours de couleur positive) entraine l'individu à accumuler des exceptions dans les éléments périphériques : l'idée est toujours positive, sauf dans telle situation, telle autre encore telle autre.
Vient un jour l'exception de trop (non par sa force particulière, par parce qu'elle est la dernière d'une longue série) qui bouleverse l'édifice : le psychisme souffre trop d'un noyau central positif entouré d'éléments négatifs tous considérés comme des cas particuliers.
La perception s'inverse alors totalement et devient négative, les exceptions de naguère deviennent les éléments périphériques en accord avec le noyau central (économie de conflit psychique). Les anciens aspects positifs devenant alors les exceptions nouvelles : "certes ce sont les enfants de demain qui peuvent améliorer notre monde" ; "certes il faut bien du monde pour payer nos retraites" ; mais la couleur générale de la pensée est désormais qu'on a plus à gagner avec une natalité maitrisée que galopante.

Cette théorie me semble pouvoir contribuer à la compréhension du constat de départ de Loik A. en ce sens que la confrontation à l'autre vient accumuler des exceptions finalement trop nombreuses dans notre perception de l'autre, qui toute positive qu'elle était ne peut résister à tant d'éléments contraires à l'idée positive intitiale.
11 mars 2012, 12:01   Re : Requête en Valérysme
C'est le syndrome dit " du chemin de Damas". La conversion, apparemment soudaine, au christianisme de Saint Paul sur le chemin de Damas est, en fait, l'aboutissement d'un long processus inconscient au bout duquel, un beau jour, l'image négative qu'il avait des chrétiens s'est transformée en image positive.
Se connaître, et se ressembler aussi :
"On se bat plus furieusement pour une lointaine décimale." (P. Valéry, Moralités)
Cette dynamique de l'inversion des perceptions, et de la vérité ("à la vérité, la croissance démographique linéaire est une catastrophe pour l'humanité") procède de la subjectivité, pour le dire simplement et se trouve être réversible. Un état amoureux extatique, par exemple, rendra le martèlement du marteau-pilon du chantier de l'immeuble d'en-face, pas si désagréable que ça tout bien considéré, jusqu'au point d'en faire un accompagnement amusant et entraînant à la machine érotique, etc...

Il en faut plus pour opérer un renversement de table, par exemple, le travail de la raison, celui-là même dont les résultats ne peuvent être asymptotiques et dont les problématiques sont finies et non auto-engendrantes.

Il y a une participation active de chacun dans le coeur des choses, dans l'âme objective de l'idée, cette participation, cette part prise par chacun peut être inconsciente, comme le suggère Cassandre, mais elle n'en creuse pas moins son chemin dans l'âme du réel et ce faisant demeure étrangère à la constitution d'une vérité subjective, constituée par les voies périphériques de l'expérience et par conséquent réversible (j'irais jusqu'à dire que ce travail inconscient comporte ses propres procédures de vérification et autres validations empiriques qui chez le citoyen lambda n'ont pas même besoin d'être dites). De ce point de vue, le texte de Redecker, sur la mort de l'âme objective, paru dans les Cahiers de l'In-nocence apporte un bel éclairage.
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