Il ne me semble pas percevoir, au Parti de l’In-nocence, qu’on comprend les raisons de l’adversaire. Il me semble plutôt que, ne le comprenant pas et ne cherchant pas à le comprendre, on tend à le percevoir comme pure volonté de nuire, ou inconscience obstinée, obtuse. Si bien qu’on ne s’adresse pas tellement à lui. Ou bien que, si l’on s’adresse à lui, ce sera plutôt sur le mode du cri, ou comme le dit malheureusement Renaud Camus dans un entretien récent, sur celui du hurlement.
Mais les partis qui, du point de vue du Parti de l’In-nocence, sont immigrationnistes, représentent environ les cinq sixièmes de l’électorat. Il est peu probable qu’il y ait en France autant de scélérats, de fous, ou, sur une question maintenant si présente à l’esprit public, d’inconscients.
Quel est le ressort de l’immigrationnisme ?
Je dirais ceci :
1° L’intérêt des immigrants potentiels (je désigne par cette expression les personnes qui essaient d’émigrer), c’est bien d’émigrer. L’intérêt des immigrés, c’est bien de rester en France. Quand on a une idée, ne serait-ce qu’approximative, de ce que c’est que le Congo ou l’Algérie, nul doute à cela. De plus, les hommes ne se trompent pas tant que ça sur leur intérêt : les immigrés qui veulent rester en France ne sont pas des idiots ou des fous qui ne voient pas que leur véritable intérêt est de rentrer dans leur pays, de même on doit créditer les immigrés potentiels d’un sens lucide de leur intérêt.
2° Non seulement les anti-immigrationnistes, mais les immigrationnistes eux-mêmes reconnaissent largement que l’immigration n’est pas dans l’intérêt de la France, ou, en tout cas, reconnaissent qu’elle présente de graves inconvénients - l’intérêt ici n’étant pas seulement compris comme intérêt économique.
3° Si bien que les immigrationnistes choisissent l’intérêt des immigrés plutôt que le leur. Comme, par rapport à des immigrés renvoyés chez eux et par rapport aussi à des immigrés potentiels, ils sont relativement nantis, pourvus, satisfaits, ils privilégient l’intérêt de gens qui sont plus nécessiteux qu’eux au détriment de leur propre intérêt : ils sont généreux, altruistes, idéalistes ou, pour utiliser un terme plus méprisant, « sympas ». C’est d’ailleurs comme cela qu’ils se perçoivent. Et ils perçoivent leurs adversaires comme relativement égoïstes, voire quelquefois comme immoraux, voire méchants.
4° Le monde est bien fait, et les anti-immigrationnistes, symétriquement, ne prétendent pas vouloir le bien des immigrés, ou celui des immigrés potentiels, mais le bien de la France, c'est-à-dire leur bien à eux, Français. L’anti-immigrationniste se pose peu la question de savoir si la politique qu’il préconise augmentera la quantité de bonheur qu’il y a dans le monde. Par exemple, les criminels étrangers expulsés, récidiveront-ils moins dans leur pays d’origine qu’ils ne le feront en France ? Ce n’est pas son souci : il en appelle à l’intérêt des Français, lequel est qu’il n’y ait pas récidive en France.
Et les adversaires des anti-immigrationnistes leur apparaissent être ceux qui perdent la nation ou contribuent à son saccage. Les perçoivent-ils comme généreux ? Et bien oui, ils leur paraissent comme relativement généreux, voire quelquefois comme absurdement généreux, voire pervers.
5° De ce point de vue, rien de plus éclairant que de voir comment la question de l’immigration – presque absente politiquement il y a quarante ou cinquante ans - s’est logée régulièrement dans les formes de l’espace politique structuré par d’autres questions.
Au XXème siècle, la gauche a été très largement le camp de l’égalité. Or prendre à un riche pour donner à un pauvre c’est sympa, puisque une certaine somme représente plus pour un pauvre que pour un riche. De même, tenter de réorganiser la production pour diminuer l’inégalité est-il sympa.
On pourrait dire que la gauche n’a pas été le parti sympa mais le parti des pauvres, au sens du parti pour lequel les pauvres votaient, lesquels poursuivaient leur intérêt ?
Mais ces pauvres comprenaient leur intérêt comme répondant aux exigences de la solidarité des hommes, et on voit que la gauche était le parti sympa par son positionnement dans une autre très grande question politique du XXème siècle : en matière de relation à l’étranger, la gauche s’est aussi proposée d’être sympa, elle a tendu à ne pas chercher à vaincre ou dominer perpétuellement l’étranger, que cet étranger soit l’Allemagne ou qu’il soit les populations coloniales. Elle a proposé de ne pas chercher l’intérêt français au détriment de l’intérêt de l’étranger, elle tendait à parler de Justice et de Droit, pas complètement sans sincérité. Inversement, la droite a plutôt été le camp de l’intérêt national.
Le troisième conflit qui animait l’axe droite/gauche était le conflit religieux. Là aussi, on peut dire que la gauche était le parti sympa (plutôt que généreux, d’ailleurs), puisque c’était le parti qui se proposait d’émanciper l’individu des rudes exigences de la tradition religieuse.
6° On remarquera que j’ai défini la droite comme l’anti-gauche, plutôt que le contraire. C’est que la politique naît à gauche : la gauche est résistance à la réalité, et la droite est résistance à la gauche. La gauche est politisation, et l’idéal de la droite est la dépolitisation.
7° Et bien maintenant que la question de l’immigration est partout perçue comme très importante, alors que, comme je l’ai dit plus haut, elle était jadis non pertinente politiquement, l’espace politique s’est assez régulièrement ordonné selon elle, du Fn à Lutte Ouvrière. Plus on est à droite, plus on est anti-immigrationniste, plus on est à gauche, moins on est anti-immigrationniste.
8° De ce qui précède, pas mal de conséquences peuvent être tirées.
Je voudrais d’abord rappeler les arguments de la droite dans la lutte menée contre la gauche en matière sociale, et en matière de relation avec l’étranger, parce que je pense qu’il y a des leçons à en tirer.
Je le ferai dans des envois suivants.