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L'humeur mélancolique est-elle d'extrême droite ?

Envoyé par Loïk Anton 
La mélancolie, sur l'atmosphère des rues de Paris, les films de Gabin ou Louis de Funès, la chanson à texte, les soirées ouvertes à tous, les discussions enfumées de "Ma nuit chez Maud" ou du Flore, les jeux de l'amour et du hasard à la façon des films de Rohmer...
Cet ensemble d'un monde qui paraissait en son temps bourgeois et étriqué, et évoque aujourd'hui une idée de civilisation quasiment disparue.
Cette humeur nostalgique est-elle synonyme d'extrême droite ? Il me semble évident qu'il existe des progressistes ou du moins des personnes de gauche qui ressentent ces mêmes impressions, mais n'en tirent pas les mêmes conclusions.

PS. Pour ma part, je me sens de gauche (pour les questions d'économie et de société), j'ai une vision assez nuancée de l'islam, bref je ne me sens pas vraiment proche des positions du P.I. et pourtant j'apprécie ce Forum, au fond pour cette humeur lucide sur la fin d'un monde et d'une culture.
Ce qui m'intéresserait ce serait de trouver les voies de transvasement de cette culture "occidentale" - dans ses bons aspects car je suis critique sur de nombreux points du "monde passé" -, ses films, sa littérature, son art de vivre, certains aspects de sa philosophie, dans la société en advenance, celle de la technologie, de la vitesse, du métissage, du mixte des religions et des musiques, etc.
Les deux mondes peuvent être vus en opposition irréductible, ou on peut peut-être inventer un passage de témoin, quasiment au sens hégélien de la disparition/dépassement...
Vaste question que la vôtre. Je suis et reste sensible aux mêmes choses que vous et suis ému d'en retrouver encore quelques traces ; à défaut je m'enferme dans les livres, les souvenirs, et aussi la rancune pour un monde qui ne tient pas ses promesses, qui nous a entièrement "floués", comme dirait l'autre. Cela dit, êtes-vous si lucide que cela ? En mettant sur le même plan la technologie, la vitesse, le métissage, le mixte des religions, est-ce que vous ne vous mentez pas à vous-même ? La technologie, la vitesse, on en parle depuis bien longtemps, elles transforment le monde depuis près d'un siècle. Ce qui est réellement nouveau, sinistre, insupportable, c'est l'africanisation de la France. C'est le changement de peuple, et rien d'autre. Vous le savez bien, mais hésitez encore, me semble-t-il, à vous l'avouer.
Vous savez bien que dans les années 80 on s'intéressait à la culture dogon, comme aujourd'hui au chamanisme. L'intérêt pour les cultures du monde, les musiques du monde, les mondes du monde, n'est pas un mal de mon point de vue, ni le cosmopolitisme. Ce qui l'est, c'est abêtissement généralisé, le nivellement qui fait que cette rencontre se passe au niveau du MacDo et des intégristes obtus.
Si nous pouvions avoir des villes cosmopolites avec des tariqas à la Guénon, ce serait je pense un enrichissement. Mais bon ici ce discours est hors sujet, il a servi pour couvrir tout autre chose que l'idéal qu'il promouvait - et qui, je crois, est valable. On nous a masqué un process de déracinement, d'abrutissement général, avec un propos à mon sens stimulant et valable sur le cosmopolitisme.
Est-il bien judicieux alors de récuser le cosmopolitisme lui-même parce qu'il fut dévoyé ?
J'ai aussi l'impression d'avoir été floué, mais je ne l'interpréterais pas de la même façon que vous. Floué de ce que promettait le cosmopolitisme, "l'ouverture à l'Autre", la Nouvelle Alexandrie. Je croyais que la survenue des différents modes de vie, leur mise en regard, créerait une sorte de discussion générale, de multiplication des choix et d'émulation vers le haut ; or tout s'est effondré.
Non, ce qui survient ne permet pas la multiplication des choix. Bien au contraire. Car ce qui survient est unidirectionnel : massivement c'est l'Afrique et l'Islam. Le reste (bouddhisme, ésotérisme ou autre) est anecdotique.
L'Afrique se déverse massivement sur nous. Pas étonnant que vous ayez le sentiment que tout s'effondre.
Le cosmopolitisme est une invention de l'Occident, de même que, plus profondément, "la discussion générale". On découvre un peu tard l'épaisseur de l'Autre, qui n'est pas bidimensionnel, qui n'est pas un être qui n'existe que pour nous divertir ou nous stimuler l'esprit, mais que son épaisseur irréductible est agissante et bouleverse toute la donne antérieure qui avait pu faire naître cosmopolitisme, exotisme, Joséphine Baker et autres vertiges grisants et mises en regard. Le regard que l'Autre porte sur nous, l'Autre que nous avons inventé de toutes pièces comme Gepetto avait inventé Picchonio à son image, ne montre aucun désir de jouer avec le nôtre, de regard, et ne nous adresse, ô monde cruel! que des regards-rapports-de-force, c'est navrant, c'est choquant, c'est déconcertant, c'est troublant, c'est le Réel. Zut alors!
Oui Francis. Mais cela ne suffit encore pas le Réel. J'ouvre à l'instant Le Monde des livres, qui vient de paraître, et je vois en une un titre énorme, "Repousser les frontières ?", qui annonce un dossier sur les frontières, rendant compte, je cite, de "trois jours d'échanges avec des intellectuels et des artistes", et un article de Barbara Cassin intitulé "Entrez !", qui commence par Lampedusa est le nom d'une honte. Le Réel de l'Autre n'atteint pas encore cette catégorie de la population qui a encore les moyens d'éviter l'épreuve de l'altérité, sinon dans l'exercice de la pensée dé-constructive.
Rien en revanche sur le couple diabolique Camus-Finkielkraut.
On nous a masqué un process de déracinement

Éclairez-moi donc, cher Loïk Anton, qu'est-ce donc qu'un process de déracinement ?

Pour revenir aux choses sérieuses et répondre à votre question initiale de façon simple, voire simpliste, dites-vous qu'on ne saurait avoir le beurre — les bons aspects d'hier — et l'argent du beurre — ceux d'aujourd'hui : ils sont tout simplement incompatibles.
Vos réflexions portent sur le cosmopolitisme (pourquoi pas!) mais je souhaitais dans ce "fil" discuter de l'équation "mélancolie = réactionnaire", en m'interrogeant sur la position existentielle des mélancoliques qui ne rejoignent pas l'In-nocence ou des courants apparentés...
Il me semble qu'une certaine frange de l'intelligentsia serait constituée de "nostalgiques de la France d'antan" qui demeurent à gauche. D'ailleurs les bobos n'est-ce pas cela ? Les bobos aiment Edith Piaf, veulent recréer des bistrots à l'ancienne, portent des bretelles, vantent le vin de terroir etc. Ne sont-ils pas nostalgiques-sans-se-l'avouer ?
Position existentielle fondée sur une erreur - c'est ce que vous semblez dire - ou choix divergent et alternatif par rapport à l'In-nocence ?
Ah, oui, excellente, Blablabla Cassin... Merci, cher Le Floch...

Le droit d'asile dépend de l'appréciation d'un statut dérogatoire, à quoi il faut opposer un droit fondamental, et même, avec le philosophe Achille Mbembé, quelque chose comme un droit de séjour pour tout être humain là où il le souhaite. Nous serons tous des réfugiés alors.
(Un droit de séjour pour tout être humain là où il le souhaite ? Même chez Mme Barbara Cassin ?)

Il faut mettre en avant les bons coûts y compris moraux et humains pour autoriser les chefs d'Etat, l'Europe, performances en mains puisqu'ils ne savent s'autoriser de rien d'autre, à généraliser les bonnes pratiques comme dit le jargon
(Jargon ? Anne effet...)

repenser la citoyenneté européenne et le « Schengen » du dedans-dehors. Au travail. Il y a urgence, c'est cela que vous saurez nous faire vouloir, oui, nous voterons pour vous.
(Euh...)

Mon modèle d'« entre », sans doute le meilleur paradigme aujourd'hui pour les sciences humaines, c'est la traduction. Non pas la globalisation, le globish, car les personnes ne sont justement pas des marchandises circulant en régime d'équivalent général dans un monde capitalistique ; mais une diversité avec séjours et passages. Il y a des langues - des cultures, des visions du monde -, des gens qui les parlent, des textes, et l'on passe d'une langue à l'autre. C'est évidemment sur la pluralité qu'il faut miser, sur le savoir-faire avec les différences. Faire de la frontière un « entre », titre au séjour.
(Mon Dieu, qu'est-ce que c'est que ce cafouillis ?)
De Gaulle dans ses Mémoires de guerre nota ce qu'il nommait cette propension à la mélancolie chez ceux qui le rejoignirent à Londres.

à lire: ce dossier sur la France Libre qui indique que dès le 20 juin 1940, les consuls généraux de Hong-Kong, Bangkok et Pondichéry, rallièrent la France Libre de De Gaulle. A lire, page 24, l'évocation de ces 40 Français de Hong-Kong volontaires pour combattre les Japonais dans leur offensive lancée sur la colonie anglaise dans la dernière semaine de décembre 1941 et dont bon nombre perdirent la vie dans ces combats. On se demande si un tel acte de patriotisme farouche et, pourrait-on dire cosmopolite, peut encore être compris ou vaguement appréhendé aujourd'hui.

Pour ceux qui ressentiraient parfois "un coup de blues", je recommande cette revue, aux très belles photographies :

[39-45.org]
Il existe aussi toute une tradition mélancolique dans la pensée révolutionnaire, en rupture avec le progressisme béat, bien représentée par Blanqui dans L'éternité par les astres (l'éternel retour de la défaite), Walter Benjamin dans les Thèses sur le concept d'Histoire (l'Ange, chassé du paradis, contemple avec effroi les catastrophes contre-révolutionnaires), ou plus récemment Löwy et Daniel Bensaïd dans Le Pari mélancolique (le trostsko-péguyste, tel Baudelaire dans un Passage, flâne dans le forum des Halles, désabusé au milieu des marchandises mondialisées, avec Richard Millet pas loin caché derrière un pylone).
Utilisateur anonyme
07 novembre 2013, 19:50   Re : L'humeur mélancolique est-elle d'extrême droite ?
(Derrière le seul pylône blanc, parce qu’il est six heures du soir.)
Votre question me rappelle l'avertissement solennel que me donna un camarade de classe, dans un café de Montpellier, vers 1976. Il trouvait que je ne prenais rien au sérieux et que je riais de tout, surtout de ses justes causes et de ses indignations, et me prévenait que j'étais sur la mauvaise pente. Quand je lui demandai laquelle, il me répondit : celle de l'extrême-droite. J'étais bien étonné. C'était avant que les comiques, la dérision, le second degré, etc, passent massivement "à gauche", je suppose, et qu'en vertu de la loi des vases communicants, la mélancolie passe à droite, si du moins votre hypothèse se vérifie. Il faut ajouter qu'entre le rire et la joie, il y a une certaine distance.
Je propose d’associer nostalgie et exil.

Un certain « anarkali » (http://anarkali.wordpress.com), semble se définir comme : « philosophe, chercheur d’exil ». Sur son site, il y a des tas de choses à grappiller (y taper nostalgie et exil). Comprenons-nous : l’auteur, qui recherche le déracinement, supposé le rendre libre, ne se situe, apparemment pas dans la mouvance de ceux qui déplorent l’état de notre société, mais, comme souvent, la lecture de certains textes de « modernes » peut nous fournir des arguments a contrario…
Quelques exemples, parmi les citations :
« Allemand » est le nom de la malédiction de la perte des dieux et de la nature : une détresse. « Mais où sont-ils? ». « Maintenant la maison m’est un désert… » L’impossibilité du retour, c’est l’absence de communauté, c’est la déliaison de la communauté*. Plus de lieu où revenir : les dissonances de la vie sont impossibles à résoudre. Nous sommes comme des enfants couchés qui ont voulu regarder le soleil et, les yeux brûlés, se tournent face contre terre. Jean Borreil, La raison nomade, p. 246
Anarkali commente et cite : Cette ontologie propulse l’homme dans l’errance, le vagabondage, dans le souvenir d’une terre perdue ou promise que sa mémoire constamment lui rappelle, et l’impossibilité de la rejoindre. La disjonction des deux produit l’angoisse existentielle: l’homme est étranger sur une terre qui lui est familière. Pour parler comme Jankélévitch, l’accomplissement du devenir est toujours entravé par le « je-ne-sais-quoi » et le « presque-rien », l’inadéquation de l’idée et du fait, du désir et de sa réalisation. Plus encore, cet exil nietzschéen exprime la "modernité" par excellence « dans la mesure où celle-ci se définit par l’impossibilité de compenser le réel par des corrections contrefactuelles. La modernité n’est-elle pas définie par une conscience, préalable à toute chose, de la monstruosité des faits, face auxquels le discours des arts et des droits de l’homme ne constitue jamais qu’une compensation et un premier secours ? ». Peter Sloterdijk, La compétition des bonnes nouvelles – Nietzsche évangéliste, p. 55

A mettre en parallèle avec la citation d’Edgar Quinet, déjà publiée sur le forum du PI :
« … le véritable exil n’est pas d’être arraché de son pays ; c'est d’y vivre et de n’y plus rien trouver de ce qui le faisait aimer. »

Pour ma part, j’ajouterai que quelqu’un qui ressent cette nostalgie, mais qui continue à se dire « de goche » (comme tout le monde le prononce maintenant), est dans une situation totalement contradictoire, car ce qui arrive au monde moderne, en général, et à la France, en particulier, est le produit d’idéologies diverses, mais incontestablement toutes « de gauche ». Et comme, selon la proposition ultra classique, il est impossible de résoudre un problème avec ceux qui l’ont créé…

* J’aurais plutôt énoncé la proposition dans l’autre sens : ce sont les « valeurs (sic)» du monde moderne qui détruisent toutes les communautés naturelles, d’où notre nostalgie…

Par ailleurs, question à Loïk Anton : Pensez-vous que Dürer ou le Zarathoustra de Nietzsche sont « d’extrême droite » ? (C’est vraiment une question au premier degré, sans malice aucune).

« Malheur si la nostalgie de la terre te saisit ! » Nietzsche, Le Gai Savoir, § 124
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