Le site du parti de l'In-nocence

La tache

Envoyé par Quentin Dolet 
28 novembre 2013, 15:02   La tache
Les responsables du forum voudront bien me pardonner une fantaisie passagère : je m'affuble d' un pseudonyme. Je prends momentanément, en guise de clin d’œil aux inquisiteurs de la Toile, celui sous lequel j'étais en passe de publier un petit opuscule sur l'avenir du livre et des bibliothèques (d'une tonalité, je crois, assez "réactionnaire" pour avoir un écho parmi les lecteurs ici présents).

L'ouvrage était prêt, il m'avait demandé neuf mois de travail intensif. Le contact avec l'éditeur, petite maison militante du type de l'Encyclopédie des Nuisances, avait été jusque là tout à fait plaisant. Certes, je n'avais pas livré le fond de ma pensée sur certains sujets "délicats" lors de nos entrevues ; d'ailleurs ces sujets n'avaient aucun rapport avec le thème de mon livre. Je n'avais pas mis en exergue nos éventuels points de discordance intellectuelle. J'ai toujours cru qu'il était possible de trouver des socles communs, et de mener des entreprises communes, avec des individus qui ne prêchent pas pour la même chapelle. Le tout est de savoir mettre de côté et de tolérer les différences de sensibilité et de point de vue.

Or, il y a quelques semaines, j'ai été "googlisé" par les militants de la maison d'édition, échaudés par la tentative d'intrusion d'un auteur "soralien". On a lu mes interventions sur ce forum, vous savez, le forum de l'horrifique Parti de l'In-nocence, celui du non moins terrifiant Renaud Camus, inventeur du concept de Grand Remplacement. La tache. La marque d'impureté politique et morale absolue. On m'invite à une petite réunion, la mine sombre. Suis-bien celui qui écrit régulièrement sur ce maudit forum ? -- Oui. Les visages sont tendus, la discussion ne mène à rien. La tache est là, qui ne peut pas partir. Rien à faire, toute collaboration avec moi est devenue impossible, on m'invite à chercher -- pour un livre qu'on dit trouver excellent (n'est-ce pas vertigineux ?) -- un autre éditeur, non sans avoir religieusement essayé de me faire comprendre que j'étais nécessairement, du seul fait de mes quelques billets de non-membre du Parti, en opposition avec toutes les valeurs humaines, non pas seulement avec les idées de gauche, mais avec toutes les idées progressistes, avec la fraternité minimale, avec l'Amour, avec la Vie peut-être ?

Ce serait assez comique, si ce n'était pas aussi désolant.

O.L.
28 novembre 2013, 17:43   Re : La tache
Reste la publication électronique...
28 novembre 2013, 17:57   Re : La tache
Hélas, pour un livre qui fait l'apologie de la lecture sur papier...
28 novembre 2013, 19:07   Re : La tache
Voilà le genre d'anecdotes qui accélère dangereusement mon rythme cardiaque.

Le grand remplacement est bien traumatisant, mais c'est cette "grande pusillanimité" qui l'accompagne qui est en train de me rendre fou. L'imbécile et naïf perroquet qui croit qu'il aime vraiment "la diversité et le multicuturalisme" irrite, mais je peux lui pardonner un peu : il ne sait pas ce qu'il fait, ni qu'il ne pense pas ce qu'il croit penser. Vos sous-sous-Torquemadas à mines sombres, en revanche...
28 novembre 2013, 22:40   Re : La tache
Ce sont les mêmes.
29 novembre 2013, 21:44   Re : La tache
Je vois une différence entre le jeune naïf diversophile, à qui la doxa serine qu'il pense bien et qu'il est quelqu'un de bien, et celui qui participe concrètement à une chasse aux sorcières. Celui-là ne devient pas forcément celui-ci.
29 novembre 2013, 21:49   Re : La tache
Ce qui est certain, c'est qu'ils ne doivent pas s'étonner si certains d'entre nous, en effet, se "radicalisent" : ils sont généralement les premiers responsables de ce durcissement des positions qu'ils déplorent si souvent. Quant à moi, je suis perdu pour une certaine modération à leur égard.
29 novembre 2013, 22:01   Re : La tache
Citation
Stéphane Pugnière
Je vois une différence entre le jeune naïf diversophile, à qui la doxa serine qu'il pense bien et qu'il est quelqu'un de bien, et celui qui participe concrètement à une chasse aux sorcières. Celui-là ne devient pas forcément celui-ci.

Cela me semble évident. Je suis sûr qu'un certain nombre de ces "diversophiles" seraient dubitatifs devant la démarche de mon éditeur (même si, à la rigueur, le fait de "googliser" qui que ce soit ne me semble pas en soi un acte répréhensible, dans la mesure où la curiosité est naturelle, et spontanément induite par l'errance webmatique).
02 décembre 2013, 14:41   Re : La tache
Choisir le nom de Dolet, cher Quentin, c'était déjà adopter une attitude "victimaire", non ?, et se préparer aux pires sévices... Si vous avez perdu tout espoir d'être publié sous forme de livre papier, pourquoi ne pas proposer votre texte,
en feuilleton, sur ce forum ? Je suis certain qu'il intéresserait nombre d'in-nocents ou sympathisants et mettrait un peu d'animation en ces lieux, qui ne manquent pas de devenir parfois un peu ennuyeux, quand certains ténors s'en retirent... L'avenir du livre et des bibliothèques, quoi de plus crucial, de plus central dans nos préoccupations ? Grand remplacement et grande déculturation sont liés, se nourrissent l'un l'autre. Se nourrissent si bien, d'ailleurs, qu'on ne peut qu'être surpris que la copie remise à l'éditeur ne comportait elle-même aucune tache explicite. Comment parler du livre et des bibliothèques en omettant le grand remplacement, qui est partout, dont rien n'est protégé ou hors de portée ? Allons, vous vous serez auto-censuré, sans quoi nul besoin de Google pour apercevoir cette tache qui vous interdit de publication.
02 décembre 2013, 16:47   Re : La tache
Et pourquoi vous cachez-nous le nom de cette maison qui s'est comportée de la sorte, en violant toute déontologie professionnelle et votre "vie publique" ? Pourquoi les épargnez-vous ? Il serait très utile que leur infâmie soit portée sur la place publique après qu'ils ont jugé votre nom infâme et ne méritant pas de figurer à leur catalogue. Utile à tous ceux qui voudraient se faire une idée exacte des choix éditoraux de la librairie française en 2013, et pour faire la démonstration s'il en était besoin du peu de sérieux et de la mauvaise foi qui animent cette maison en particulier et ce milieu en général dont la préoccupation première, hors de tout commerce et dans une absolue désaffection pour la vie de l'esprit, est devenue la diffusion et le renforcement de la doxa politique au pouvoir.
02 décembre 2013, 18:14   Re : La tache
Cher Thierry Noroit, il y a probablement beaucoup de vrai dans ce que vous écrivez, et mon sort est indubitablement lié à ma dissimulation, ou ma trop grande discrétion -- car de mon point de vue, il s'agissait bien de ne pas imposer des vues que je savais n'être pas partagées sur un sujet que nous pouvions mettre de côté, du moins temporairement. Sachez toutefois que mon manuscrit aurait bien pu s'intituler : le Grand Remplacement du livre et des bibliothèques, et qu'il ne fait qu'appliquer la logique de la "Révolution culturelle" à ce domaine particulier (les interventions de Francis Marche sur ce forum n'y sont pas du tout étrangères). Je ne suis pas in-nocent jusqu'au bout des ongles, et à mon sens la technique est l'élément central de compréhension de la modernité, en-deçà même du phénomène migratoire. J'ai longtemps pensé que l'éditeur finirait par tiquer sur la tonalité anti-progressiste de mon écrit, mais à ma grande surprise, cela ne s'est pas produit. On peut toutefois y sentir assez nettement, je crois, les influences de Muray, de Renaud Camus ou de Finkielkraut par exemple ; mais celui qui vous lit avec la certitude que vous êtes du bon côté interprète vos paroles dans le sens qui lui convient. J'ai une tête trop sympathique, voyez-vous, pour qu'on devine ma noirceur profonde.
Je ne serais pas hostile à l'idée de proposer ce texte ici-même, mais très sincèrement je craindrais d'y occuper une place démesurée.

Cher Francis Marche, je réponds à votre question : L’Echappée. C. Biagini, qui dirige cette maison d'édition, a été invité par Finkielkraut il y a quelques mois dans Répliques pour son ouvrage L'Emprise numérique. A ma décharge tout de même, cet éditeur avance plus ou moins masqué, et l'on pouvait sincèrement croire qu'il avait quitté les ornières de l'intégrisme d'extrême-gauche traditionnelle. D'ailleurs sa stratégie lui permet de figurer en très bonne place dans les librairies parisiennes. J'admets cependant m'être lourdement fourvoyé moi-même.
03 décembre 2013, 08:17   Re : La tache
Il suffit de consulter le catalogue (graphisme agressif du site et des couvertures, sujets abordés d'un point de vue militant - toujours le même) pour comprendre que la raison d'être de cet éditeur est le dogmatisme à oeillères et le flicage de la "pensée", au sens de "ligne", car de pensée, il n'y a pas, ni d'opinion non plus.
03 décembre 2013, 14:27   Re : La tache
Certes, mais le contenu des ouvrages est loin d'être aussi nettement explicite, et la ligne strictement politique, si elle n'est pas cachée, ce serait malhonnête d'affirmer cela, est plus ou moins estompée, allégée, voire boboisée. L'Emprise numérique a été l'objet d'une critique plutôt favorable sur Radio Courtoisie. L'un des derniers ouvrages de l'éditeur parus en librairie, La face cachée du numérique, ne présente presque aucune aspérité idéologique, il est radicalement soft à tous points de vue.
03 décembre 2013, 19:03   Re : La tache
Revel avait écrit "La Nouvelle censure" à partir de l'accueil de son ouvrage "La tentation totalitaire". Il est possible qu'en poussant l'expérience, il soit possible d'écrire un livre sur l'impossible publication d'un livre visiblement déviant.
03 décembre 2013, 19:18   Re : La tache
Quoique c'est l'auteur, dans ce cas, que l'on a jugé déviant Cher Loïk (si vous parlez du cas que j'évoque). Si l'on m'avait dit que mon manuscrit déplaisait, c'eût été plus acceptable à mes yeux ; mais on en vient à vous dire qu'on aime ce que vous écrivez, tout en ne s'autorisant pas à l'aimer en raison de vos affinités avec le PI, même si, de toute évidence, ce que vous écrivez montre clairement que vos affinités avec le PI ne résument pas votre pensée ni ne définissent absolument votre sensibilité politique.
03 décembre 2013, 19:24   Re : La tache
D'autres maisons peuvent être intéressées, tel Jean-claude Gawsewitch Editeur (La fabrique du crétin) ou Ramsay (Journal d'une institutrice).
03 décembre 2013, 20:36   Re : La tache
Je vous remercie, mais je crois qu'il règne une sorte de malédiction sur ce manuscrit. Je vais le ranger dans un tiroir pendant quelques temps. Il m'avait déjà valu, dans sa précédente version, des démêlées tout aussi peu reluisantes avec Max Milo, qui voulait un truc saignant, et que mes délires anti-numériques n'ont guère enthousiasmé. Le processus éditorial était également presque achevé ; c'est moi qui l'ai interrompu. Là, il y avait sans doute une autre forme de doxa (bien qu'elle rejoigne peut-être celle des gauchistes) : il ne faut pas tourner le dos au Progrès. Ce n'est pas vendeur.

Ou alors devrais-je me lancer dans un journal intime ? J'ai déjà l'égocentrisme qu'il faut.
03 décembre 2013, 20:46   Re : La tache
J'ai déjà l'égocentrisme qu'il faut.

Devenez e-crivain. C'est porteur. Et ça colle avec l'e-gocentrisme. L'intendance suivra.
04 décembre 2013, 17:11   Re : La tache
Journal intime ? Allons, Quentin, la concurrence est sévère, et proche, à votre place je ne m'y risquerais pas. En revanche, je ne passerais pas si vite sur votre texte maudit (oh, maudit, n'exagérons rien, le refus de publication des Editions Max Milo puis des Editions de l'Echappée est peut-être plus une chance qu'une malédiction pour vous, compte tenu de leur faible aura). En effet, si vous n'êtes pas le seul que la publication d'un Journal intime puisse démanger, vous êtes bien un des rares, ici, qui puisse nous parler savamment des dangers de l'édition numérique et du livre virtuel. J'ai bien compris que votre critique n'était pas faite "à la lumière de l'in-nocence" puisque vous n'êtes pas "in-nocent" jusqu'au bout des ongles (mon cher, nul ne l'est, même pas le fondateur du parti, puisque l'in-nocence est un but, non un corps de doctrine). Enfin, le fait est vous avez réussi à isoler votre démonstration particulière des concepts de Grand remplacement et de Grande déculturation qui, effectivement, ne sont pas d'un usage ou d'une portée universels. C'est donc le grand remplacement, non des populations, mais des livres imprimés, qui vous importe dans le cas présent et qui constitue, si je comprends bien, le sujet de votre livre. Je reste très curieux d'en savoir plus, en deux mots, car s'il y a danger, je dois reconnaître que je ne le perçois pas avec une grande acuité et, s'il existe bien, ce danger, je ne le distingue pas nettement de ce qui ne serait - finalement - qu'un cas particulier de la grande déculturation.
04 décembre 2013, 21:26   Re : La tache
Ce serait pourtant un immense défi littéraire que d'intéresser le lecteur à la vie quotidienne d'un obscur, pusillanime et sédentaire employé de bibliothèque. Il y faudrait au moins le talent et la morbidesse exquise d'un Amiel -- pas sûr que ce soit tout à fait dans mes cordes...

Ma condition ne me donne aucun savoir supérieur de ce qui advient dans le monde du Livre. Ce que je sais de l'évolution du livre et de la numérisation, tout le monde peut le savoir également. Dans mon manuscrit, je ne prétendais nullement offrir une réflexion d'expert -- je n'occupe même pas une place d'observateur privilégié, n'étant qu'un modeste exécutant. Je faisais une synthèse d'éléments connus et aisément vérifiables, mais j'essayais de le faire avec un peu de mordant. Tout ce que je pouvais réellement apporter d'original était, en somme, ma perception, mon impression générale quant à l'impact du Numérique sur les bibliothèques, et plus précisément : sur les bibliothécaires, sur mes collègues, sur la hiérarchie de ma profession. Je témoignais de leur enthousiasme incontinent pour les nouvelles techniques, et de leur empressement névrotique à remplacer l'ancien par le nouveau -- quitte à sacrifier le papier sans remords, et sans la moindre considération pour l'importance du support de lecture.

Mon impression est qu'une offensive générale a été lancée contre le livre traditionnel, une offensive technolâtre rageuse, et qu'en accord avec la Grande Déculturation qui abolit le désir de lecture lui-même, cet assaut mène nécessairement à la suppression totale du "support papier". Pour moi, le signe de cette catastrophe a été donné il y a trois mois, lorsque la première bibliothèque municipale sans aucun livre a ouvert ses portes au Texas. BiblioTech est notre avenir. En voici l'image sidérante :


04 décembre 2013, 21:59   Re : La tache
Pouah. Qui aura envie d'entrer dans une telle bibliothèque, ou d'y revenir après l'avoir visitée une fois ? Tout le monde ou presque a un écran qui ressemble à ceux de la photo, écran relié à un ordinateur qui permet de télécharger gratuitement des centaines de milliers de "livres numériques".
Dans une bibliothèque normale il y a plus de livres que chez soi, on tombe sur des livres, on cherche des livres, on emprunte un livre dont nous ne soupçonnions pas l'existence. Mais là ?
04 décembre 2013, 22:06   Re : La tache
Puis-je vous serrer la main Cher Stéphane ?
04 décembre 2013, 22:13   Re : La tache
Volontiers ! Même si ça reste... numérique, dans un premier temps.
04 décembre 2013, 23:02   Re : La tache
Ne me dites pas, Cher ami, que vous accordez encore de l'importance à votre avatar réel ?
Utilisateur anonyme
04 décembre 2013, 23:49   Re : La tache
J’espère que vous trouverez à être publié, cher ami. Quoi qu’il en soit, si vous désirez publier sur ce Forum, c’est avec joie que nous vous lirons — et la “place” que vous y occuperiez ainsi serait tout à fait justifiée.
05 décembre 2013, 01:14   Re : La tache
Etant donné qu'il existe 2000 éditeurs indépendants en France,
Etant donné que tout manuscrit non soutenu par des relations est refusé par environ 10 à 20 éditeurs avant d'être publié,
Etant donné que publier sur Internet est un pis-aller,
Mieux vaudrait (peut-être) tenter une 20aine d'éditeurs avant d'en venir à une extrémité radicale.
05 décembre 2013, 14:01   Re : La tache
Sachez, camarades virtuels, que je suis extrêmement sensible à vos conseils, vos analyses et vos propositions. Mon cas ne méritait pas tant d'attention ; mais il me semblait que cette anecdote pouvait vous intéresser. Avec l'autorisation du Secrétaire Général, et par égard pour ceux que le sujet intéresse, et qui aimeraient juger sur pièces, je publierai donc peut-être sur ce forum quelques chapitres de mon manuscrit.
05 décembre 2013, 15:36   Re : La tache
Je reste convaincu qu'il y a à la source de la numérisation du livre, de la librairie, et comme on le voit au Texas, de la bibliothèque, un malentendu sur les mots, sur le sens des mots. Je ne lis pas sur liseuse électronique, alors que ce mode d'accès au livre conviendrait à merveille au (grand) voyageur que je suis; je sais que j'y trouverais tous les ouvrages que je désire ou presque, que je m'éviterais des frais de surcharge de bagage en laissant mes livres de papier chez moi et que je m'éviterais aussi, en voyage, de devoir souvent les abandonner dans les bibliothèques des hôtels à cause de leur poids. Si je n'utilise pas la numérisation pour la lecture c'est que cela ne me plaît pas. Et s'il en est ainsi c'est que le moment de la lecture, où j'accède à un savoir à une connaissance, où je jouis d'un auteur que j'admire, où je goûte ses textes, n'est pas celui de l'accès numérique à l'information, voire à la pensée, y compris la pensée critique qui réclame d'être saisie, comme tout élément d'information.

Il faut les deux, et qu'un mode de lecture n'exclut point l'autre. Certaines parties du monde les plus actives dans l'agitation de la technosphère et de l'économie (l'Amérique du nord, l'Asie orientale) ne distinguent pas, conceptuellement, information et savoir. Dans ces parties du monde, lire Kant, c'est s'informer ! Accéder à Chateaubriand, c'est accèder à une matière où savoir et information sont pris dans une même saisie, où l'évasion dans la matière abordée n'est point concevable, n'est pas prévue.

Cette image d'une bibliothèque entièrement sur écran électronique au Texas suggère un mode de saisie de la connaissance qui ne prévoie pas de s'y perdre, de s'y évader, de se fondre à elle. Il s'agit de saisir la matière de la connaissance et non d'être saisi par elle (et à fortiori non plus d'en être saisi !), comme le permet l'acte de lecture par le livre, sa vallée, ses flancs de texte, son sillon absorbant.

Il faut garder et promouvoir l'accès numérique aux textes d'information, de critique, et de communication, et continuer de faire de même pour le bain de connaissance, l'entretien de sa jouvence spirituelle par la magie de l'objet de papier et de carton qui la livre et nous dé-livre du reste.
05 décembre 2013, 16:08   PROLOGUE
AU PERIL DU LIVRE



Paris, Porte de Versailles. Salon du Livre 2013. Je m’engage par l’entrée des professionnels. Une hôtesse d’accueil passe son lecteur de code à barres sur mon bordereau d’invitation, puis je commence à déambuler dans cette énorme halle où dominent les effluves familiers du livre.
Je flâne au hasard parmi les longues allées de librairies sans murs, guidé par mon seul regard et par mon seul instinct. C’est ainsi que, pour la plupart, nous aimons nous rapprocher des livres ; c’est ainsi que nous partons en quête de celui qui saura nous séduire et nous emporter avec lui dans son altérité radicale. J’erre délicieusement, sans logique et sans but ; je me laisse dériver, sans crainte de m’égarer – car on ne trouve ici que des boussoles.
Les heures passent. D’un éditeur à l’autre, je picore les mots et je glane les impressions. Je reçois des promesses de bonheur. L’espace et le temps se résorbent dans ma lecture.
Mais bientôt, j’arrive dans un quartier où l’espace se dilate peu à peu. Les livres se raréfient, puis disparaissent totalement. Je me trouve sur le marché des produits électroniques – une sorte de gouffre où s’achève la vie sensible du lecteur, et où commence le démembrement du réel.
Un panneau indique une salle à proximité : « Scène numérique ». Je m’avance et je lis rapidement les titres des conférences qui y sont programmées : « Enrichir le livre numérique, interactivité et multimédia », « Liseuses : quelles innovations ? », « La diffusion et la distribution des bandes dessinées numériques », etc. Pas moins de quatorze conférences consacrées au numérique se tiendront ici en deux jours.

J’ai d’ailleurs moi-même rendez-vous dans une autre salle où se déroulent les « Assises de la numérisation », une sorte de colloque réservé aux hommes de l’art. Un bibliothécaire qui se rend au Salon du Livre aujourd’hui – mais c’est vrai depuis assez longtemps – ne peut et ne doit donc avoir pour centre d’intérêt principal que la technique, ses exploits, ses vicissitudes, ses progrès. Il vient pour s’assoir sur une chaise de dix heures à dix-huit heures et n’entendre parler que d’une chose : le numérique. Le numérique dans tous ses états. Le numérique sous toutes ses coutures. En quoi il transforme et bouleverse l’univers du livre, les métiers, la connaissance, le cerveau. Quels sont ses « perspectives », ses défis, ses « enjeux ». Ses résultats, aussi. Ses chiffres. Ses victoires, qui vont dans le bon sens. Ses défaites, qui ne sont que des parties remises.
La dernière conférence s’intitule : « Le livre au péril du numérique ». (Il semble que personne n’ait relevé le contre-sens de ce libellé, qui signifie très exactement : le numérique est mis en danger par le livre, et non l’inverse. Comment ne pas voir dans cette faute de langue un lapsus absolument révélateur ?) Face au public se tiennent un éditeur, un professeur d’université et un libraire. Chacun fait une courte intervention, prenant grand soin, indépendamment du contenu de son discours, de préciser qu’il est tout, mais alors tout, sauf « hostile au numérique », et tout sauf pessimiste. Étranges pétitions de principe, qui semblent davantage relever de l’automatisme intellectuel que d’une réelle position critique. Déclarations fébriles desquelles sourdent la peur de déplaire et de paraître vieux-jeu – la même peur qui fouaille tant de mes collègues. Postulats qui choquent par leur caractère d’évidence, alors que dans ce domaine, rien n’est prouvé, rien n’a été pensé sérieusement.
Le professeur ne croit pas que le livre soit menacé, même si elle concède que la chaîne du livre pourrait l’être. Elle constate que le chiffre d’affaires des livres numériques « ne décolle pas », et que le marché du livre « résiste ». Le constat est teinté d’un certain dépit, mais je la sens confiante. Mon regard se pose sur une auditrice au premier rang : sage et presque sévère, les lèvres pincées, elle prend des notes sur une tablette électronique. Les serviteurs de l’idole technicienne sont venus nombreux ; ils reçoivent les instructions. Je l’imagine très bien responsable d’un beau et grand projet de numérisation, quelque part dans une bibliothèque innovante.
Vient le tour de l’éditeur, qui l’annonce tout net : « Je ne veux pas manquer le train de la dématérialisation ». Il n’a pas hésité, nous raconte-t-il, à distribuer des liseuses à tout son personnel, « pour tester ». S’il faut changer d’ « habitus professionnel », il le fera, sans crainte et sans scrupule. Le livre, nous assure-t-il avec une conviction troublante, « ne perdra pas son âme en perdant sa matière ». Conjecture personnelle qui nous est assénée, là encore, sans la moindre précaution philosophique. J’ai une envie soudaine de me lever et de le haranguer : « Mais qu’en savez-vous, monsieur ? Qu’en savez-vous ? Ne pensez-vous pas qu’il serait temps de passer tout cela au crible de la raison ? » Nous sommes gavés de réponses à des questions qui ne sont jamais posées.
Le libraire, tout sympathique qu’il soit, ne déroge pas à ce qui semble être devenu, dans notre élégant cénacle, un postulat et un serment. Avant toutes choses, il tient à préciser qu’il n’a pas « d’attitude réactionnaire » vis-à-vis du livre numérique, qu’il ne veut pas être « la dernière roue du carrosse », et – comble d’obséquiosité – qu’à l’égard du livre de papier, il ne souhaite aucunement tenir des propos de « vieux sensualiste » (tout individu prenant encore du plaisir à caresser les pages d’un livre étant désormais suspect d’être une sorte de cochon papivore aimant à se rouler dans la fange des sensations).
Ces remarques liminaires ne sont pas anodines ; elles disent tout, elles donnent toute la mesure du lavage de cerveau qui est en cours. Je désespère, seul dans mes turpides ombrages, quand, au moment des questions, un vieil homme rappelle qu’il a connu une époque où les ouvriers avaient une maîtrise de la langue parfois supérieure à celle des universitaires d’aujourd’hui, et que le problème était – peut-être, aussi – un « problème de culture », la facilité octroyée par la technique n’étant pas – peut-être pas – le seul critère qui doive nous intéresser. Lettre morte d’un jeune ancien, soumise avec trop de délicatesse à cet auditoire de sourds et de fanatiques.

Je sors et me dirige vers les livres numériques, pour les voir de plus près, pour les « tester » moi aussi. J’entre dans un stand où des liseuses sont exposées, et je me livre à quelques manipulations. Bien sûr je connais déjà ces appareils, je n’ai pas pu les ignorer ; mais je veux m’enquérir de leurs derniers développements, je veux confronter leurs prétentions à mes réticences. Les écrans allumés diffusent en permanence des messages à l’intention du chaland : « Léger comme une plume », « Partagez votre reading life », « Mieux qu’un livre de papier ». Moi qui pensais qu’il n’y avait aucune concurrence entre livre numérique et livre de papier… Ne nous rebat-on pas les oreilles avec leur cohabitation pacifique ?
J’interpelle une des trois hôtesses qui rôdent ingénument, afin de l’interroger sur quelques fonctions simples de la liseuse. Comme ses consœurs, elle ne possède que des rudiments de français : c’est amplement suffisant pour le consommateur mondialisé à qui sont destinées ces froides marchandises. Elle me dit qu’une liseuse peut contenir « un million de livres », puis se corrige en riant d’elle-même : « je voulus dire : mille ». J’avais compris, mais de toutes façons, qu’importe ? Un million, cela viendra. Demain. Le problème sera exactement le même. Je lui demande si elle a déjà lu un livre sur une liseuse, elle me dit que oui, mais un petit livre, « de cent pages ». Ses quelques démonstrations ne m’enthousiasment pas. L’objet ne m’attire pas, ne m’appelle pas. Tous les projecteurs de la modernité, de la jeunesse et de l’avenir sont braqués sur lui, et je ne le vois toujours pas, tandis que, tout à l’heure, un petit recueil de poèmes indifféremment couché sur un étalage a brillé pour moi comme un astre parallélogramme – et je l’ai vu, j’ai vu sa lumière.

Le support numérique est « obsédé par le livre », dit-on (1). Il s’évertue à le remplacer, à le surclasser, tout en l’imitant du mieux qu’il peut, parce qu’il n’a fondamentalement rien d’original à proposer. Il veut s’accoupler à lui et pomper sa substance, ses qualités, son génie, pour renaître en hybride parfait. Il veut recréer les sensations, les gestes, les aspects pratiques de son modèle ancestral, afin de mieux l’éradiquer ; mais il est évident, pour un ancien lecteur, que ses efforts restent vains. L’écran voile le texte. L’épaisseur manque. La forme manque. Il n’y a rien à toucher, à flatter, à plier, à soumettre, à serrer, à soupeser, à effeuiller, à sentir et à malmener. Il n’y a rien à imaginer. Le lyber est désespérément plat, inodore, insipide et compact. Il est mille fois moins ingénieux que le codex. Il lui faut deux fois plus de temps pour trouver une page précise. Il est incapable de me montrer vingt pages en quelques secondes. Il ne m’autorise pas d’aller et venir au sein de son texte, sans fil directeur, par simple désir de butinage. Il empêche toute la rêverie autour du livre dont Borges disait qu’elle faisait partie intégrante de la lecture.
Deviendrait-il un pseudo-livre accompli, avec des pseudo-pages souples et couvertes d’une encre électronique renouvelable – comme on l’annonce –, il ne serait encore qu’un ersatz du livre, honteux d’être revenu à son point de départ, et dont la seule vertu serait qu’il endiguerait la mort des arbres (mais au prix de la mort de combien d’hommes, asphyxiés par la pollution de ses déchets indestructibles ?). Il lui manquerait encore la diversité du format, la fragilité, les parfums et, tout simplement, l’identité singulière. Il courra toujours après le livre, sans le rattraper jamais – et s’il devait malgré tout le rattraper à force de le copier (sans parvenir à le transcender), il aurait simplement réussi l’exploit de l’affubler d’un jumeau mécanique absolument superfétatoire. Quelle admirable prouesse !

Je quitte les lieux l’esprit préoccupé et imprégné d’une sombre certitude : si le Marché veut imposer à tous l’usage des liseuses électroniques, il ne peut le faire qu’en éliminant son principal opposant : le lecteur d’hier. Le lecteur qui s’affrontait humblement aux œuvres de Platon, de Montaigne ou de Proust, qui s’opposait à lui-même dans une lecture exigeante, laborieuse et attentive. Ce type de lecture est impraticable sur un écran HD électrophorétique tactile 6 pouces, parce que ce genre d’ustensile introduit, entre l’esprit et le texte, une dimension ludique, artificielle et nomade. Personne ne lira jamais les Dialogues, les Essais ou la Recherche sur un tel support – ou bien, il les lira sans aucun profit, dans le raffut d’une aérogare ou dans le tapage de sa propre futilité. L’éradication du livre de papier mène ainsi à l’effacement des grands textes, par l’oubli et par l’irrévérence. Dans les bibliothèques, dans les librairies, dans les maisons d’éditions, dans les écoles et dans les ministères, on organise le plus grand autodafé symbolique de l’histoire sous couvert de progressisme et d’adaptation nécessaire. Les feux électroniques s’allument dans l’indifférence générale. Fascinés par le brasier, nous ne voyons pas qu’il consume déjà les édifices millénaires de notre civilisation – nous ne voyons pas s’avancer sur nous la nuit noire de l’esprit.

1. Jacques Donguy utilise cette expression dans son texte en ligne Poésie et ordinateur, www.costis.org/x/donguy/poesies2.htm.
06 décembre 2013, 10:42   Re : La tache
Je voudrais remercier Quentin Dolet d'avoir accepté de mettre sous nos yeux le début de son livre, refusé pour des raisons extrinsèques au texte lui-même, par deux éditeurs parisiens, modestes par leur taille et leur renommée, plus que modestes par leur courage et leur dignité. L'accord ne peut qu'être complet avec les idées et les sentiments exprimés avec talent par Quentin Dolet : le travail du style est très sensible, le soin apporté à l'enchaînement logique des idées et des faits, très convaincant. Le livre aurait dû être publié et je pense qu'il pourrait encore l'être, en frappant obstinément à toutes les portes, y compris celles des maisons d'édition confidentielles situées à l'"extrême-droite", hélas non moins soumises à une autre doxa que celles qui se réclament de la pensée critique de gauche. Mais sait-on jamais ?
06 décembre 2013, 11:34   Re : La tache
[doublon]
06 décembre 2013, 11:36   Re : La tache
Il empêche toute la rêverie autour du livre dont Borges disait qu’elle faisait partie intégrante de la lecture.

Borges disaient d'autres choses qui pourraient venir en défense de l'édition numérique, voire de la non-édition numérique ou de l'édition partielle, de l'écrit verbal, dialogique et envolé que nous pratiquons ici, dans et grâce au numérique, depuis bientôt dix ans.

Il rappelait que Pythagore jamais ne voulut laisser une ligne de lui, qu'aux racines de l'Occident se trouve le verbe vivifiant qui s'oppose à la lettre qui tue des orientaux, de la Kabbale, qu'en Orient (et c'est bien le cas de la Chine) la lettre précède le verbe, est un attribut du divin (comme, selon lui, se présente le Coran) tandis qu'Aristote s'était défendu, en réponse, selon Plutarque, à une lettre d'Alexandre de Macédoine au sujet de la publication de sa Métaphysique, c'est-à-dire le fait de demander que l'on en fît plusieurs copies, avait répondu, à Alexandre qui le critiquait en lui disant que tous, dorénavant pourront savoir ce qu'auparavant seuls les élus davaient, en se défendant contre ce reproche, sans doute avec sincérité, : "Mon traité a été publié sans l'être".

C'est, ajoute Borges, qu'on ne pensait pas alors qu'un livre pût exposer totalement un sujet, on le considérait comme une sorte de guide accompagnant un enseignement oral.

La lettre épuise, le sujet, la matière offerte, le lecteur. La lettre est arrêtée. Le non-livre aristotélicien, le livre dialogique inépuisable et ouvert de la démarche platonicienne échappent à l'arrêt de mort de la lettre, et la matière alors peut foisonner et se recréer parmi les hommes par l'impulsion du magister dixit qui loin d'arrêter, de mettre un point final à la pensée, la relance.

Pythagore, affirme Borges, pensait que les livres étaient des entraves.

Le culte du livre est chose orientale -- en Chine, le révolutionnaire terminateur qu'était alors Mao-tsé-toung avait fait publier, à l'attention des masses un fascicule intitulé Contre le culte du livre, au plus fort de la Révolution culturelle, à l'époque où il était sérieusement proposé de faire disparaître l'écriture chinoise, la lettre chinoise --, étranger aux racines grecques d'Occident. Voilà ce qu'expose Borges, dans ses courts essais ou "Conférences" sur, notamment, la Kabbale.

Le numérique et tous ce que nous désignons au sens large par ce vocable, eût très bien pu être défendu par Borges, avec pertinence et originalité. Nous produisons ici-même l'illustration, au quotidien, qu'il peut être une voie de réconciliation avec les modes radicaux, les plus anciens et les plus élevés, de la pensée occidentale.
06 décembre 2013, 14:38   Re : La tache
Borges :

Aujourd'hui nous pensons qu'un livre est un instrument qui doit servir à justifier, à défendre, à combattre, à exposer ou à illustrer une doctrine. Dans l'Antiquité, on pensait qu'un livre était un succédané de la parole et on ne le voyait que sous ce seul aspect. Rappelons-nous ce texte de Platon où il dit que les livres sont comme des statues qui ont l'air vivant mais qui ne savent pas répondre si on leur demande quelque chose. Pour pallier cette difficulté, il inventa le dialogue platonicien qui explore toutes les facettes possibles d'un sujet.

Le numérique permet, peut, et doit reprendre à son compte cette fonction dialogique et renouer avec l'ingénieux dispositif platonicien, en sus de tout ce qui a été dit sur l'approche pythagoricienne de la question. Et oui, le livre comme "instrument d'exposition et d'illustration d'une doctrine" entre dans un âge où il peut s'effacer au profit du dispositif numérique-dialogique.
06 décembre 2013, 21:24   Re : La tache
C'est moi bien sûr, Cher Thierry Noroit, qui vous remercie pour votre lecture, pour votre commentaire particulièrement bienveillant et pour vos encouragements. Je me rends compte que l'avis des personnes de valeur qui écrivent sur ce forum m'est infiniment plus précieux que l'enthousiasme équivoque dont ont fait preuve les éditeurs avec lesquels j'ai été en contact. (Je tiens à préciser que Max Milo n'a pas refusé mon ouvrage, dont il m'a aidé à concevoir l'idée ; c'est moi qui ai dû mettre fin au contrat, avant qu'il n'épure mon manuscrit de toute dimension polémique -- l'hostilité au numérique étant assez peu compatible avec une démarche commerciale dans le contexte actuel -- et n'en fasse un ridicule "livre-témoignage" du "dernier bibliothécaire" -- vous voyez le tableau. Pour ce genre d'éditeur, l'auteur est un pigeon à qui son désir d'être publié est censé ôter toute dignité.) Je pense toutefois que mon manuscrit doit être revu de fond en comble à l'occasion de cet échec, et qu'il doit être nettoyé de ces mauvaises influences avant de repartir vers le monde extérieur.

Merci infiniment, Cher Francis Marche, de contribuer aussi brillamment à la réflexion sur le numérique. J'avoue ne pas être en mesure d'y réagir autrement, dans un premier temps, que par un accueil tout à fait bienveillant, malgré la répugnance désormais plutôt vivace que m'inspire la réalité numérique, c'est-à-dire les formes réelles que prend le numérique (déjà, ce mot incongru, prétentieux...) dans notre monde -- sauf exceptions notables (ce forum bien évidemment...). Mais au fond là est le grand problème qui nous est posé par ces puissantes techniques informatiques : si elles étaient aux mains de Francis Marche, ou de Renaud Camus, ou d'autres Borgès, ou d'autres Platon, il n'y aurait pas lieu de les craindre, de les rejeter, de s'en méfier. Elles ouvriraient des possibles et ne serviraient pas des desseins barbares, telle que l'éradication totale du livre de papier. Elles ne deviendraient pas des moyens de destruction, d'assèchement et d'aliénation. C'est leur usage par les Imbéciles et les marchands qui doit être combattu (en cela l'objet de mon texte est beaucoup plus prosaïque et militant).
06 décembre 2013, 22:08   CHAPITRE 5
L'ENNEMI MORTEL DE LA CULTURE



Lorsqu’un lecteur s’approche de moi avec un morceau de papier sur lequel il a griffonné les références d’un article de presse, et qu’une minute plus tard, je lui remets cet article dont j’ai trouvé la « version électronique », lui et moi sommes presque étonnés par l’aisance de cette opération. Lorsqu’un collègue de Nantes, Lille ou Marseille peut me fournir en moins d’une heure la copie numérisée d’un chapitre d’ouvrage, je suis bien forcé de reconnaître l’ingéniosité de ces « tuyaux » communicants. Je cherche une thèse : en quelques secondes, la liste de toutes les bibliothèques de recherche françaises ou mondiales qui en possèdent un exemplaire s’affiche sur mon écran. Je me sens délesté du poids du temps et de l’espace. Tout est devenu si simple. Ne vivons-nous pas dans une sorte de monde rêvé, dans une utopie en voie d’accomplissement ?
Aujourd’hui, l’usager des bibliothèques peut accéder dans la minute à d’innombrables « ressources en ligne ». Grâce au travail de numérisation des fonds patrimoniaux de la BnF, il peut, sans même bouger de chez lui, lire l’article consacré aux indiens Cherokee du premier tome de la Revue des deux mondes, publié en 1829 ; il voit s’afficher sur son écran le manuscrit du Roman de la Rose, ou des pages écrites de la main de Proust, Flaubert et Casanova ; il « feuillète » l’un des dix-sept volumes de L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert. Il contemple à loisir le manuscrit de la Proclamation d’émancipation rédigée par Lincoln, et d’autres grands textes fondateurs, sur le site de la Bibliothèque numérique mondiale. Il navigue dans la Bibliothèque numérique européenne à partir de son ipad. Il peut étudier à la loupe un corpus entier de manuscrits médiévaux numérisés par le CNRS et pourra bientôt visiter, comme s’il y était, la prestigieuse bibliothèque du Vatican. Les documents « rares et précieux », conservés depuis des siècles dans la pénombre silencieuse des réserves, lui sont donnés à voir et à consulter sans autorisation préalable, sans protocole, sans attente et sans effort. D’innombrables informations sont immédiatement accessibles grâce au Réseau, qu’il eût fallu naguère chercher en plusieurs endroits, ou qu’on n’eût peut-être jamais trouvées.

La bienséance moderne voudrait que je me prosternasse devant ces nouvelles commodités. Je ne peux certes pas nier qu’elles sont des commodités, mais je pose la question : Et alors ? Et puis quoi ? Vous avez numérisé des millions de documents dans toutes les disciplines de la connaissance, de telle sorte qu’ils arrivent aisément sous les yeux de n’importe qui, n’importe où sur la terre et à tout moment. Bientôt, la totalité du patrimoine écrit d’aujourd’hui et d’hier sera lisible dans ces mêmes conditions. Et alors ? Vous avez donné les moyens à tous d’alimenter un réservoir infini de connaissances diverses et évolutives. Et ensuite ?
L’internet apporte sur un plateau les documents – ou l’image, la version « homothétique » des documents – qui, hier, n’étaient consultables que par un petit nombre de chercheurs motivés. Les chercheurs motivés gagnent du temps – and that is the point. Quoi d’autre ? Tout le monde peut admirer les enluminures d’un manuscrit du XIIe siècle, c’est l’apothéose ; mais qui sait les admirer aujourd’hui, qui ne le savait pas hier ? Qui tire un profit réel et nouveau de cette possibilité ? Combien d’universitaires capables de resituer le document dans un contexte (dont beaucoup, d’ailleurs, éprouveront le besoin de voir et de toucher une fois au moins son original) ?
D’autre part, des milliers d’œuvres du domaine public, de travaux scientifiques ou d’extraits divers peuvent être invoquées d’un clic sur nos écrans plats, que l’on trouvait pour la plupart sans grande difficulté à quelques pas de chez soi, dans une bibliothèque ou chez un libraire. La retombée la plus heureuse de la numérisation, sans conteste, est la possibilité de publier « à la demande » des ouvrages épuisés, sous la forme ô combien pratique, ô combien novatrice, d’un petit rectangle de feuillets empilés les uns sur les autres. Mais enfin, beaucoup de bruit pour si peu. Beaucoup d’annonces formidables pour ce renflouage systématique et vorace du livre ancien, au moment même où ses lecteurs se volatilisent. Rien de qualitatif, rien de spirituel ne s’est produit ; et qu’on parle encore de cette prétendue noosphère interactive où les chercheurs puisent instantanément les derniers travaux de leur domaine spécifique, cela revient toujours à une contraction spatiale et temporelle, à une orgie de moyens stupéfiants. N’y avait-il pas une communauté scientifique à l’échelle planétaire bien avant l’invention de l’internet ? La Conscience collective est-elle née dans un modem ?
Tout est en ligne. Tout le monde est en ligne. Soit ; est-ce là une éclatante rédemption, un progrès en soi, un miracle dont la survenue seule devrait nous porter aux nues ? Sur quoi repose votre enthousiasme ? D’où tenez-vous que l’accessibilité rapide au contenu des livres – car au fond, ce n’est rien d’autre que cela (tandis que l’imprimerie avait engendré l’accès lui-même dans une Europe qui ne connaissait pas encore les Amériques – nuance de taille) –, d’où tenez-vous que la vitesse de l’avoir représente un avancement indéniable dans le domaine de la connaissance ? Sur quels principes vous appuyez-vous pour l’affirmer ? La petite jouissance de l’internaute qui télécharge son document en un clin d’œil et qui le consulte sur l’écran de son ordinateur ou de son smartphone – « accès nomade aux ressources » – est-elle une preuve suffisante qu’un grand bond pour l’humanité s’est véritablement produit ? Est-ce la fin en soi de toute entreprise documentaire ? Est-ce une épiphanie de la civilisation ? Les savants de demain vont-ils être plus savants ou plus nombreux que les savants d’hier ? Les étudiants de demain, plus intelligents que les étudiants d’hier ? Les hommes de demain, plus cultivés ? Ceux d’aujourd’hui vous paraissent-ils si supérieurs à tout ce qui les a précédés ? L’internaute et le blogueur font-ils honte aux érudits de l’Egypte ancienne, aux moines du XIIe siècle ou aux universitaires du XIXe ? Ils ont peut-être certaines connaissances que ces hommes n’avaient pas, et pour cause, mais en termes de « culture » et de qualité de l’érudition, ils ont tout à leur envier.
Le bac + 5 d’aujourd’hui n’offre même pas la garantie qu’on sait mieux les bases de la grammaire, du calcul ou de l’histoire que l’ouvrier de 1920 ; il est même, assez souvent, l’indice certain de l’ignorance et de la fatuité. Paul Valery observait déjà, en 1935 , que « le diplôme est l’ennemi mortel de la culture » et que tout s’oppose, dans notre approche utilitaire et « présentiste » de l’enseignement, à l’épanouissement de la vie intellectuelle. Il portait ce jugement à une époque où l’on enseignait le savoir dans des universités qui n’étaient pas encore les vestibules du salariat qu’elles sont devenues ; mais à ses yeux, elles ne pouvaient déjà plus prétendre à former l’intelligence et, moins encore, à développer la sensibilité. « Il ne s’agit plus d’apprendre le latin, ou le grec, ou la géométrie, écrivait-il. Il s’agit d’emprunter, et non plus d’acquérir». Il voyait dans la multiplication et l’accélération des connaissances de tous ordres une « grande débauche » où les études n’ont pas d’autre finalité que d’engranger les attestations de compétences mortes. Que dirait-il de la science machinale, non seulement empruntée, mais volée, des docteurs en wikipédie et des licenciés de googling ? Que dirait-il de nos « intellectuels », de nos écrivains, de nos artistes, de nos hommes politiques et de nos savants, qui étalent à longueur d’année leur vaste inculture à la télévision, sur leurs blogs et dans leurs tartines brochées, aussi médiocres sur le plan de la pensée que de la langue ? Tout en ligne, mais rien dans les têtes – et rien dans les cœurs.

Certaines études scientifiques disent que l’internet développe des capacités d’association et de créativité cognitive. Les instigateurs de l’hypertexte, dès le milieu du XXe siècle, imaginèrent d’ailleurs des machines qui devaient accroître nos facultés mentales : ils les baptisèrent de noms ambitieux : Memex (Memory Extender), Augment ou Xanadu. Leurs continuateurs, à l’ère des « nouvelles technologies », ne cessent de vanter la supériorité de l’organisation « ouverte » et « dynamique » de l’information webmatique, par opposition à la structure du livre traditionnel, bêtement déterministe et cruellement simplificatrice. L’hypertexte favoriserait la pensée fragmentaire, le court-circuit nietzschéen, l’intuition, le cheminement personnel dans l’immensité des « liens », et finalement, stimulerait la capacité de faire surgir l’inattendu dans le cours hasardeux du raisonnement ou de l’exploration – la très moderne sérendipité. L’hypertexte créerait une forme améliorée de la lecture scholastique, fondée sur la mise en perspective, la comparaison et la synthèse fructueuses. C’est tout à fait possible, c’est même difficilement contestable ; mais cette fabuleuse créativité – dont, soit dit en passant, on n’a pas encore récolté les fruits géniaux – semble s’accroître au détriment de l’aptitude à la lecture linéaire et à la concentration (déjà bien malmenées par la vie moderne), sur laquelle reposait toute édification d’une culture livresque. Aucune mesure n’ayant été prise pour sauvegarder les conditions de ce type de lecture, pour tamiser et organiser le fatras des connaissances, le picorage éphémère s’est substitué à la meditatio. Muni de ses bottes de sept lieues psychiques, l’internaute serait alors un Héraclite sans langage (puisqu’il n’aurait jamais pu l’apprendre), un Pascal sans la Bible, un Nietzsche sans les Grecs. Il saurait fusionner, corréler et juxtaposer à l’infini, bondir d’un texte à un autre avec une agilité intellectuelle incroyable, mais serait incapable de s’y arrêter plus de quelques secondes, et ne pourrait pas davantage comprendre les tenants et aboutissants de son éclectique « cheminement ». Il aurait la profondeur d’un pic vert. Son cerveau serait rempli de bribes qui ne s’unifieraient jamais, et d’étincelles qui ne produiraient jamais de feu. Qu’est-ce qu’un fragment s’il n’est pas relié à une totalité ? Qu’est-ce qu’une errance mentale au cœur d’un monde sans cesse à découvrir, mais qui jamais n’offre une direction stable, sinon un labyrinthe ?

Le numérique est l’ennemi mortel de la culture, pourrait-on affirmer aujourd’hui ; il est le remède à la culture – bien qu’à la vérité, il serait plus juste de dire que le numérique triomphant est une conséquence parmi d’autres du déclin de la culture. A ceux qui n’ont rien appris, qui ignorent la souffrance, la lenteur et l’exigence de la culture, le numérique ne fera rien perdre, sinon un peu plus de ce qu’ils ne possèdent pas. A quoi peut bien servir qu’un livre qu’on ne sait pas lire soit « disponible sur internet » ? Et croit-on savoir lire parce qu’on a décroché son baccalauréat ou son master ? Goethe lui-même disait avoir appris à lire pendant quatre-vingts ans, et douter encore d’y être arrivé. Peu importe l’ampleur de la bibliothèque, il faut savoir lire. A qui peut profiter la numérisation du patrimoine mondial, sinon à celui qui sait naviguer intelligemment sur l’océan de la Science, à celui qui possède déjà cette boussole intérieure qu’on nomme précisément la culture, et qui seule peut empêcher de se perdre dans le dédale des « bibliothèques numériques » ? Mais un tel homme – et c’est là tout le paradoxe vertigineux de notre situation – n’éprouve aucunement le besoin impérieux du confort, de la facilité et de l’ « hypertextualité » infinie ; car de ces « développements », il ne peut rien tirer de mieux que ce qu’il tire déjà des bibliothèques solides (et s’il devait en tirer quelque chose, ce ne serait qu’à l’aune de son savoir inamovible).
« Comme l’on serait savant, si l’on connaissait cinq ou six livres ! » s’exclamait Flaubert . L’homme cultivé s’enrichit d’un seul livre, dans lequel il peut puiser toute la substance créatrice dont il a besoin ; comme le joueur d’échecs dans la nouvelle de Zweig, condamné par les nazis à vivre sans lecture – suprême tourment, pensent-ils non sans raison, que l’on puisse infliger à un intellectuel – trouve inopinément de quoi étancher sa soif intérieure dans un manuel d’échecs qu’il subtilise à ses bourreaux. C’est bien sûr grâce à toutes ses lectures préalables, grâce à toutes ses initiations, qu’il peut décoder le langage hermétique du jeu et donner un sens aux parties qu’il apprend à « lire » dans la douleur. C’est son aptitude à patienter et à s’incliner devant l’inconnu, à suivre une logique extérieure à lui-même, qui le sauve. Tout homme étranger à l’effort et au recueillement spécifiques de la lecture, pris dans une même circonstance, aurait abandonné le livre et serait devenu fou. Les « natifs du numérique », eux aussi, deviendront fous dès qu’ils seront confrontés aux mystères du sens. Heureusement pour eux, le monde programmatique, le système univoque et infantilisant qu’on leur prépare sera dépourvu de tels mystères. Ce monde, et ces bibliothèques 2.0 qui se rendent complices du grand décervelage.

Dans le Manifeste de l’Unesco sur la bibliothèque publique de 1994 – déjà bien ancien, certes – il est stipulé que les bibliothèques doivent « contribuer à faire connaître le patrimoine culturel et apprécier les arts, le progrès scientifique et l’innovation », indépendamment de toute « censure idéologique, politique ou religieuse » et de toutes « pressions commerciales » . Or, nous voyons aujourd’hui les bibliothèques des pays développés devenir les « acteurs » – et les acheteurs – les plus fervents du désastre numérique. La promotion des œuvres numérisées éloigne volontairement les usagers du livre et de la lecture traditionnelle, sans considération pour toutes les critiques suscitées par ce changement brutal de paradigme, sans le plus minime effort de circonspection. Nous voyons les bibliothécaires participer activement à la déculturation et à l’effacement du passé. Nous les voyons s’empresser de remplacer le livre imprimé par des « supports immatériels » dont nous ignorons encore les effets sur le savoir et sur l’intelligence elle-même. Quelle soumission devant le progrès scientifique et l’innovation ! Quel manque d’égard pour le patrimoine culturel et les arts !
J’ai vu mes collègues s’émerveiller devant les toutes nouvelles « liseuses » que venait d’acquérir mon service ; ils se passaient les joujoux de mains en mains, tout subjugués, tout excités – mais au fond déjà revenus de leur propre enthousiasme de pacotille – et n’avaient qu’une hâte : les mettre à disposition des lecteurs, « pour voir si ça marche » ; et dans leurs prunelles illuminées, je n’ai pas vu l’éclat d’une exigence culturelle, mais un ébaudissement de bac à sable. Ils ne s’inquiétaient nullement de savoir en quoi ces objets pouvaient servir ou desservir leur cause – mais quelle cause, se demandera-t-on ? A quoi rêvent-ils ? Ce sont des vendeurs comme les autres. Ils vendront les écrans sans le moindre scrupule, malgré tout ce que l’on devine déjà de leurs conséquences délétères sur la lecture et sur la pensée, et malgré toutes les questions qui attendent encore des réponses (1).
Nous ne savons pas ce qu’il adviendra de nos esprits confrontés à cette « révolution cognitive ». Nous ne savons pas vers quels gouffres de servitude et d’abêtissement nous entraîne la machine. Tout porte à croire cependant que nous perdons des facultés essentielles, que nous diminuons, que nous renonçons à nous-mêmes. Un siècle de pouces et de cortex finira de nous réduire et de nous disperser. La simple observation du comportement d’un homme devant ses écrans, hypnotisé, abêti, mithridatisé, devrait nous enjoindre la prudence, pour ne pas dire qu’elle devrait susciter en nous la plus vive exécration. Nous ne savons pas comment préserver ce que nous sommes peut-être, sûrement, en droit de vouloir préserver. Un gouffre incertain s’est ouvert devant nous, et nous nous y précipitons. Nous ne savons pas à quelles terreurs nous livre un monde où les hommes ne sauraient plus lire. Peu importe, nos lendemains doivent chanter. Ce sont les méchants qui pleurent et qui posent des questions. Pourtant, n’est-ce pas le devoir d’un « missionnaire de la culture » que de s’interroger sur ces rapports complexes avant de lancer ses nouveautés parmi le public, comme un vulgaire appât destiné à augmenter son « chiffre de fréquentation » ?
Les bibliothèques eussent fait leur devoir en devenant, face à toutes ces incertitudes et ces menaces, des sanctuaires critiques. Seulement voilà : plus personne aujourd’hui ne veut se méfier ni se dégager de quoi que ce soit, de peur de passer pour un couard et un frileux ; mais quand le capitaine d’un navire devine un iceberg au fond de la nuit d’encre, doit-il foncer droit devant, rêvant à une île bienheureuse, ou tenter de l’éviter ? Doit-il céder à la bravade ou à la crainte ? Toute précaution n’est pas pusillanime ; toute inversion n’est pas une fuite.

Certes, le livre n’est pas intouchable et inconditionnellement admirable ; certes, des quantités innombrables d’insanités ont été imprimées, et les pires horreurs littéraires et idéologiques ont été diffusées grâce au codex ; mais il a transporté des milliers de chefs-d’œuvre et de sources fondamentales, parce que ses racines s’enfoncent dans le génie naturel de l’humanité, tandis que l’e-book est une abstraction stérile, née de la plus pure spéculation techno-scientifique. A ce titre, il pourrait fort bien ne jamais véhiculer que l’esprit apoétique et superflu dont il procède, et ce n’est sans doute pas le fait du hasard s’il est particulièrement adapté à la publication scientifique et à la littérature de plage. Ce n’est sans doute pas le fait du hasard s’il coïncide avec le tarissement du génie scriptural.
Quels sont les auteurs les plus lus aujourd’hui en France ? En 2012, les livres qu’on a le mieux vendus sont les romans industriels de Guillaume Musso, Marc Levy et Harlan Coben, à quelques milliers d’exemplaires au-dessus de l’indispensable Nutella : les trente recettes culte et du somptueux Dictionnaire Laurent Baffie . Retournons un siècle en arrière, un petit siècle. A quoi ressemblait « l’actualité du livre » en 1913 ? Proust et Alain-Fournier étaient en lice pour le Goncourt ; on publiait L’Argent de Péguy, les poèmes d’Apollinaire ou de Mandelstam, les romans de Colette, Martin du Gard et Barrès ; on traduisait Gorki, Hesse ou London. Rabindranath Tagore recevait le prix Nobel de littérature. (De nos jours, tous ces excellents poètes vendraient du matos informatique pour ne pas mourir de faim.)
Les négateurs de la mort du livre mettent en avant l’explosion du marché de l’édition. Jamais on n’a autant fait travailler les imprimeurs. Jamais autant de titres nouveaux n’ont été publiés que ces dernières années. Mais combien de livres véritables publions-nous encore – je veux dire : combien d’œuvres qui ne soient pas jetables et oubliables dès qu’elles sont lues (ou parcourues) ? Combien en revanche produisons-nous de tristes monographies qui ne font même pas sourciller le présent immédiat (à défaut de transformer l’avenir) ? Nos chiffres de vente sont des leurres. Nos librairies sont remplies de succédanés remplaçables. En vérité, le livre ne survivra pas à la mort du dernier poète. Quand il n’accueillera plus le souffle créateur, quand il ne proposera plus que des œuvres faciles et des modes d’emploi, il deviendra une proie vulnérable pour tous ses ersatz techniques, et lors même qu’il se démultiplie à l’infini dans ses avatars subsidiaires, un gadget le pulvérise.
Si l’ère numérique nous offre un jour des Genèse, des Épopée de Gilgamesh, des Enéide, des Livre des mutations ou des Rig-Veda, si elle produit des pyramides, des cathédrales et des hauts lieux du Savoir, alors nos livres et nos bibliothèques, en effet, peuvent bien s’effacer au profit d’un futur désirable, et je ne les regretterai pas non plus ; mais si les craintes des sceptiques sont légitimes, si nous avançons réellement vers la Barbarie climatisée, vers le règne de la non-lecture, ou de la lecture utile, confortable et mondaine – seule forme de lecture qui semble en adéquation avec l’ écran –, alors il vaudrait mieux résister à ces injonctions statisticiennes, faire bloc contre les innovations douteuses, et tenir le siège de nos vieilles institutions, quitte à les voir se vider de toute présence humaine – sinon de la présence du dernier poète – et péricliter lentement dans leur refus obstiné. L’histoire donne parfois raison aux réticents.

(1) Parmi ces questions, celle de la conservation des documents électroniques en cas de défaillance énergétique de grande ampleur, bien que primordiale, a toujours été éludée
07 décembre 2013, 17:51   Re : CHAPITRE 5
Au fond, il me semble qu'il y a dans la lecture d'une tablette "liseuse", une perte d'intensité par rapport à la lecture d'un livre ; la même perte d'intensité qu'il y a entre la musique écoutée sur disque et celle écoutée dans une salle de concert, ou celle qu'il y a entre un ballet regardé à la télévision et un ballet regardé sur scène.
Le livre par rapport à la tablette paraît ,en lui-même, un objet vivant. Ceux que nous aimons accompagnent notre existence de leur présence amicale. Ils vieillissent avec nous, comme nous : ils changent de couleur et d'odeur avec le temps, et certaines pages pages cornées ou non en s'ouvrant toutes seules longtemps après la première lecture paraissent se rappeler d'elles-mêmes à notre bon souvenir. On aime aussi un livre pour son volume. Qu'il soit mince ou épais, et à plus forte raison dans ce cas-là, on l'ouvre alors comme une malle au trésor, avec la même excitation. On le feuillette rapidement pour avoir un premier aperçu de son contenu comme on fouillerait d'abord impatiemment la malle précieuse et on s'arrête au hasard sur un ou deux passages qui accrochent avant de tout reprendre par la début. Toutes choses impossibles avec la tablette.
Cela dit, l'usage des deux supports ne me semble pas inconciliable.
07 décembre 2013, 18:38   Re : CHAPITRE 5
Le livre est un support de la mémoire privilégié, pour toutes les raisons que vous donnez, et pour bien d'autres que chacun pourrait aisément tirer de sa propre expérience. Qui ne se souvient pas très clairement, comme s'il l'avait toujours entre les mains, d'un volume qu'il a exploré dans son enfance ?

"Cela dit, l'usage des deux supports ne me semble pas inconciliable."

Il ne devrait pas l'être ; il ne le serait pas si notre rapport à la technique était un tant soit peu raisonnable. Or nous subissons une propagande incessante visant à faire croire que le livre de papier et la liseuse électronique sont une seule et même chose, et que l'un, par conséquent, peut remplacer l'autre sans dommages.
07 décembre 2013, 19:46   Re : La tache
La tridimensionnalité du livre (qui est un volume) fonctionne aussi comme aide-mémoire au sens le plus intime qui soit, exploré par Frances A. Yates dans sa somme intitulée The Art of Memory : la mémoire des lectures mais surtout des lectures fragmentées se cimente par association à des aîtres de la mémoire. L'être de la mémoire loge dans des aîtres. Où ai-je lu quelque chose, quelque trait de pensée semblable à celui que j'ai sous les yeux ? Dans cette question, l'interrogatif est double, il se réfère au locus du texte comme au quartier d'espace où s'opéra la lecture : la mémoire alors, lancée comme un chien de chasse, s'en va navigant dans l'espace des corps et des volumes, des lieux de mémoire tridimensionnels où les objets de lectures se répondent, s'associent et reconstituent mémoire et sens. La liseuse, volume si fin qu’il en est quasi-bidimensionnel, principiellement unique, de couleur et d'odeur fixes, ne permet pas au limier de la mémoire de pister le gibier : la liseuse est indifférente à la mémoire qui, livrée à elle-même, se trouve sans prise ni parcours aucun dans des objets divers et originaux. Elle a désubstantifié le chemin mémoriel et l'esprit, le souvenir intelligent s'en trouvent amputés de leurs pieds et de leur nez, ne sachant plus se rendre vers le volume, que tel jour, telle matinée, dans tel rayon de soleil hivernal, ils tenaient bien de leurs quatre mains, ni dire si dans ce tableau de lecture, celui où l'on se revoit lisant, ce pouvait être un petit volume de Kierkegaard ou une étude du siècle passé sur le Livre de Job, ou un roman de Faulkner ou quelque volume saisi sur un coin de guéridon, en passant d'une pièce à l'autre, feuilleté distraitement en se rendant au lieu (comme Colette désignait cet endroit). Le souvenir de ce que l'on a lu n'a jamais commencé d'être : la liseuse l'a avalé de toute sa face plate, mutique et navrée d'avance comme l'est toute technologie.
07 décembre 2013, 20:21   Re : La tache
Ces lignes sont magnifiques.
07 décembre 2013, 20:46   CHAPITRE 7
NOTULE SUR LE BLUFF DES "E-CUNABLES"



Depuis l’An 2000, nous savons tout. Nous vivons dans une lumière intégrale. La fresque de l’histoire est tout entière déroulée sous nos yeux ; et d’un doigt précis, nous décernons les titres de gloire et d’indignité aux personnages de ce grand portrait collectif, selon qu’ils ont servi ou contrarié les desseins du Progrès. Nous marquons les sceptiques et les timorés d’un trait noir. Le vieil atrabilaire, par exemple, qui osa douter un jour des bienfaits de l’écriture et qui, obtusément, prophétisa la perte de la mémoire individuelle et la manipulation des textes, celui-là mérite notre plus grand mépris. Il se nommait Platon. Qui se souvient de lui ?
De même, qui se souvient de l’Éloge des scribes, dans lequel un dénommé Jean Trithème, épouvantable abbé de Sponheim au XVIe siècle, exhortait les moines à copier des livres, car le pauvre fou doutait que l’imprimé fût un support de conservation aussi résistant que le manuscrit ? Qui se souvient que l’installation des presses dans les monastères fut accueillie souvent comme un progrès peu compatible avec la méditation et l’esprit de charité ? Qui se souvient des esprits renfrognés qui présageaient la mort de la foi ou de la vraie culture sous les coups de la machine à imprimer, à l’exemple de l’humaniste italien Niccolò Perotti, qui écrivait en 1471 : « […] A présent que n’importe qui est libre d’imprimer ce qu’il veut, on ignore souvent le meilleur et on écrit au contraire, simplement pour le divertissement, ce qu’il serait préférable d’oublier, ou, mieux encore, d’effacer de tous les livres » ? Tous, ils ont été démentis par le réel, et fort justement précipités aux oubliettes de l’Histoire.
Nous avons nous aussi nos Platon et nos Jean Trithème, qui stigmatisent le numérique et refusent de voir ses innombrables bienfaits. Ils refusent de comprendre que nous sommes entrés dans la divine période des « e-incunables » (que pour notre part nous préférons nommer plus hybridement les « e-cunables »). Lorenzo Soccavo, inventeur du concept, au surplus blogueur de pointe et « chercheur en prospective du livre », et dont la parole, à ce titre, mérite notre respect, l’affirme audacieusement : entre 1450 et 1501 – période des « incunables », berceau de l’imprimerie –, la copie manuscrite a été définitivement remplacée par la technique nouvelle ; entre 1971 et 2022 – période, donc, de la Nativité numérique –, le Roi-Livre est renversé de son trône séculaire . Un enfant trouverait par lui-même la conclusion de ce stupéfiant syllogisme : si le numérique est une « troisième révolution », s’il n’est que la résurgence mimétique d’un passé glorieux, et si sa nature, si ses causes et ses effets sont parfaitement identiques à ceux de l’imprimerie, il découle que seuls sont de mise à son égard un enthousiasme et une confiance infaillibles.
« Il faut transgresser tout ce que nous croyons savoir du livre et de la lecture », écrit Soccavo . « Le livre du troisième millénaire sera peut-être un état de l’humanité, constitué de particules chargés d’ions et d’électrons », rêve Soccavo . Quoiqu’il advienne après la mort du livre, l’avenir est gros d’espérances et de promesses, l’avenir est un ciel étoilé ; et la preuve qu’il est déraisonnable de ne pas s’abandonner à cette exaltante rêverie, c’est l’imprimerie elle-même. C’est l’histoire de la technique en général, qui n’a jamais cessé de démontrer l’absurdité de toute réaction. A-t-on jamais inversé le mouvement de la Roue créatrice ? Olivier Rey souligne avec pertinence cet aspect du discours progressiste moderne qu’

« au lieu de mettre en avant la radicale nouveauté de la technique concernée on s’applique à nous montrer, au contraire, qu’elle s’inscrit dans l’absolue continuité de ce que l’homme, et même la nature, font depuis la nuit des temps. Les objections n’appellent donc même pas de réponses, elles sont sans objet ».

Il y aurait cependant bon nombre d’objections à apporter au parallélisme bluffeur des numéricophiles.

Quand on dit que la « révolution numérique » est la même chose que la « révolution de Gutenberg », on n’a vraisemblablement raison que sur deux points : ces deux mutations entrainent le passage définitif d’un mode de lecture à un autre, et ce passage dure environ cinquante ans (si l’on en croit la prédiction de Soccavo quant au terme de la période des « e-cunables »). Ajoutons qu’il y eut des « résistances » au développement de l’imprimerie, et qu’il y en a de même à la grande dématérialisation. Pour le reste, il est bien difficile de leur trouver des points communs ; et l’on peut même discerner entre elles, pour peu qu’on essaie d’y réfléchir, des dissemblances profondes.
Il n’est pas question, dans ce petit ouvrage, de s’aventurer en dilettante sur le terrain éminemment complexe de l’histoire du livre et de l’imprimerie. Il ne s’agit que d’effleurer le problème sous un angle extrêmement limité, et d’exprimer un doute face à quelques affirmations actuelles qui peuvent nous sembler bien imprudentes, et volontairement simplistes. La théorie qui veut que tout se répète et qu’il n’y a pas lieu de s’alarmer d’un changement, parce qu’il est identique à tous les changements du passé, s’oppose à une évidence : deux phénomènes se produisant à cinq cents ans d’intervalle doivent être resitués dans leur contexte. Or, le contexte qui a déterminé l’apparition de l’imprimerie diffère beaucoup, et c’est presque un euphémisme, de celui qui a engendré le livre numérique.
L’imprimerie est enveloppée dans les mouvements intellectuels et spirituels de la Chrétienté, de la Réforme et de la Renaissance italienne. Elle est profondément imprégnée des élans vers la foi, la liberté et l’universalité. Elle est une technique, cela va sans dire, mais aussi un art, dans cette mesure où elle sert des fins qui dépassent le cadre étroit de la stricte utilité. Le livre imprimé du XVe siècle doit susciter l’admiration. Les premières bibles imprimées par Gutenberg veulent imiter les bibles manuscrites ; elles sont ornées d’enluminures et parfaitement typographiées. Les incunables sont remarquables par le soin et le goût de la forme qui ont été apportés à leur fabrication. (Nous pensons d’ailleurs à l’effort des liseuses modernes pour ressembler aux livres imprimés : si l’histoire se répète, cet effort ne se poursuivra pas, et l’originalité propre du numérique finira par s’imposer.)
Dans quelle ambiance spirituelle est né le livre numérique ? Quelle est la force culturelle qui prédomine en 1971, et qui insuffle son esprit à la nouveauté technique ? Est-elle la même qu’en 1450 ? C’est toute la question ; car si l’esprit de ces deux moments est profondément différent, leurs œuvres et leurs manifestations le seront également du point de vue de l’histoire. Deux causes différentes ont-elles jamais produit les mêmes effets ?
Une des principales caractéristiques de l’imprimerie fut « d’attester la profondeur du sentiment religieux des hommes de la seconde moitié du XVe siècle (1) ». Elle contribua d’abord à conforter les assises culturelles de son époque ; elle décupla les forces préexistantes, exalta l’esprit du temps.

« Dieu souffre parce qu'une grande multitude ne peut être atteinte par la parole sacrée. La vérité est captive dans un petit nombre de manuscrits qui renferment des trésors. Brisons le sceau qui les lie, donnons des ailes à la vérité, qu'elle ne soit plus manuscrite à grands frais par des mains qui se fatiguent, mais qu'ils volent multipliés par une machine infatigable et qu'ils atteignent tous les hommes. »

Ces mots sont attribués à Gutenberg lui-même . « C’est le lecteur qui a fait le livre (1)». C’est le Désir qui a trouvé son porte-flambeau ; et le succès de la presse à bras dès les années 1450 ne peut s’expliquer que par cette formidable poussée interne d’un besoin d’expansion – ce que Thierry Maulnier formulait ainsi : « L’imprimerie a répandu le besoin de lire. Mais c’est du besoin de lire qu’était née l’imprimerie ». La nouvelle bourgeoisie croyante de l’époque aspire à la lecture ; elle manque de livres. Elle souffre de ce manque. A quoi comparer cette vague intérieure dans le monde occidental des années 1970 ? Quel était notre manque, notre aspiration ? Quel lecteur a fait le livre numérique ? La nécessité soudaine de lire les vieux manuscrits de l’humanité s’était-elle répandue dans le cœur du conquérant spatial ? Avait-il un besoin irrépressible d’emporter avec lui, à l’autre bout du monde ou sur la lune, mille livres pour n’en pas lire un seul ? Lire sur un écran était-il devenu la condition sine qua non de la propagation du savoir ? En outre, la supériorité pratique de l’ « e-book » est-elle si criante que les livres imprimés doivent être aussitôt abandonnés ? De quels poids nous allège-t-il ? De quelles ténèbres nous délivre-t-il ?

Certes, il ne faut pas sous-estimer les effets de l’imprimerie sur la création d’idées et de théories nouvelles, comme l’a abondamment démontré Elisabeth Eisenstein (2). « L’enrichissement du fond de lecture, dit-elle, encourageait également les combinaisons et les permutations intellectuelles ». Les « schémas de diffusion de la culture » ont été bouleversés par la machine – autrement dit, il serait faux d’affirmer que l’imprimerie, contrairement à l’informatique, fût totalement dénuée de cette autonomie qu’Ellul attribue à la technique moderne. L’imprimerie, du seul fait de son engrenage, « a suscité la transformation radicale des conditions de la vie intellectuelle de la civilisation occidentale et ses effets furent ressentis, tôt ou tard, dans tous les secteurs de la vie des hommes ». Elle a crée les conditions de la Réforme et de l’expansion des Lumières ; elle a irréversiblement modifié la « communication au sein de la Communauté du savoir » ainsi que « les schémas de la continuité et du changement qui avait alors cours » . Cette interprétation, qui nous semble absolument juste, sert a priori le discours du technophile contemporain, qui a beau jeu d’en déduire, encore une fois, l’identité de toutes les évolutions, et l’obligation morale qui nous est imposée par l’histoire de nous plier aux conséquences du progrès, quelles qu’elles soient. Le numérique, prétend-il, n’est pas plus tyrannique, ni plus aveugle que ne l’était l’invention de Gutenberg. La technique a toujours infligé au monde une certaine violence ; mais in fine, elle a toujours porté des fruits bienheureux.
L’imprimerie eut des conséquences positives immédiates, louées dès son origine par les lecteurs du XVe siècle. Elle fut nommée « l’art divin » par l’archevêque de Mayence, la « mère commune de toutes les sciences » par les Frères de la Vie de Rostock ; et l’Eglise s’empara très vite de cette invention à ses propres fins. Ses avantages indéniables furent tout aussi promptement reconnus par le monde universitaire. Malgré les quelques réticences dont nous avons parlé, il serait parfaitement insensé de réduire les critiques actuelles du « nouveau support » à l’éternel conservatisme d’une frange de l’humanité.
Il est évident que les ravages du numérique, tels qu’ils sont analysés et décrits de nos jours par un ensemble varié d’esprits rationnels, sont sans commune mesure avec les inconvénients attribués hier à l’imprimerie. Cela tient au fait que la technique nouvelle n’est plus un simple outil au service de l’homme, qu’il utiliserait en vue d’une finalité supérieure, mais l’excroissance indomptable de son incapacité à produire toute espèce de finalité supérieure. La technique nouvelle, emportée par son seul mécanisme interne, se développe en tous sens, indifférente à ce qu’elle écrase sous ses pieds de colosse énuclée ; et parce qu’elle ne répond à aucune nécessité spirituelle, elle prend le plus souvent une forme inadaptée et mortifère. Parce qu’il n’a jamais existé dans le cœur de l’homme aucun « désir du numérique », ou parce que seul un désir de soumission et de mort pouvait l’engendrer, la technique nouvelle s’est auto-engendrée pour aboutir à sa pleine puissance destructrice. Ainsi s’étendent peu à peu les ruines de la lecture, pilonnée par l’image captivante et stérile des écrans de toutes sortes ; ainsi l’œil se fatigue, le cerveau se désorganise, l’attention et la concentration diminuent, la mémoire s’atrophie et la culture gèle ; ainsi, avec le numérique, « un lecteur moyen peut devenir un lecteur lent (3)», il devient difficile « d'aller au-delà d'une lecture d'information vers une lecture d'étude (4)», un « nouvel ordre des sens , » se crée, dans lequel le spectateur, l’ « homo videns » dépourvu du langage et confronté à l’instabilité et à la superficialité du texte numérique, s’engage dans un « gigantesque processus collectif d’oubli », de désarticulation du savoir et de déréalisation (5).
Nous n’assistons pas à un accouchement, à une grande libération sur le modèle de l’imprimerie, mais bien plutôt à une guerre-éclair contre la civilisation de l’imprimé, menée par les Croisés furieux de l’Eglise d’ignorantologie. S’il fallait absolument trouver des points de comparaison dans l’histoire, on serait mieux inspiré de les chercher à toutes les époques où un mouvement révolutionnaire s’est mué en oppresseur et en purgateur mémoriel. Les nouvelles techniques de lecture ne sont pas en elles-mêmes des nuisances absolues – personne ne dit cela –, mais elles le deviennent parce qu’elles sont aux mains de fous qui pourraient tout leur sacrifier. Les religieux du XVe siècle n’étaient sans doute pas ce que nous appelons aujourd’hui des « technophiles », et l’on peut être sûr qu’ils éprouvaient une saine méfiance à l’égard de la nouveauté – ce qui rend le « bluff des e-cunables » d’autant plus comique – ; ils comprirent toutefois dans quelle mesure l’imprimerie pouvait diffuser la culture religieuse sans la pervertir ou sans corrompre les conditions de sa réception. Ils virent en quoi le livre imprimé augmentait leur champ d’influence et n’imaginaient même pas que leur autorité morale pût être remise en question par les effets d’une machine – et même s’il advint plus tard que la « science des sciences » contribuât à l’éclatement de la Chrétienté par l’effloraison des langues nationales, ainsi qu’à l’essor de l’esprit critique, la machine de Mayence n’en fut que davantage un ferment de culture à part entière, un « auxiliaire » de l’humanité, certes puissant, mais pas au point d’interrompre et de subjuguer sa quête.
Il est symptomatique de notre époque, quant à elle véritablement technolâtre, d’être incapable de comprendre que plus la technique est puissante, plus elle demande à être maîtrisée et canalisée dans un sens que nous aurions défini, que nous aurions désiré. Sans quoi, elle nous échappe et se retourne contre nous ; sans quoi elle nous étourdit et nous asservit. Maintenant que les écrans nous ont déjà brûlé la cervelle et mathématisé l’âme, il ne reste plus aux vendeurs de ce XXIe siècle qu’à apposer un label qualité sur la grande déchetterie numérique. Il ne reste plus qu’à inventer des légendes faustiennes, des mythes techno-bibliques. Il faut récupérer les grandes œuvres de l’histoire à son profit ; il faut inventer des généalogies sublimes, fussent-elles d’une évidente ineptie – sinon, quel digne enfant de Gutenberg pourrait consommer sans rechigner autant de vains simulacres ?

(1) Lucien Febvre, Henri-Jean Martin : L’apparition du livre, Albin Michel, 1958.
(2) Elisabeth I. Eisenstein : La révolution de l’imprimé dans l’Europe des premiers temps modernes, La Découverte, 1991.
(3) Thierry Baccino
(4) Alain Giffard
(5) Rafaele Simone, Pris dans la toile, Gallimard, 2012.
07 décembre 2013, 22:24   Re : La tache
Cher Quentin Dolet,

les extraits de votre texte semblent accroire un peu vite la légende de la "recherche" via le net. Pour ma part, chaque fois que je cherche une information spécialisée par cet écran, je me vois obligé de recourir à des ouvrages non disponibles en ligne. Tenez, en ce moment je m'intéresse à la Démonologie et aux "pactes diaboliques".
Croyez-vous que l'on trouvât sur le Net "Le Marteau des Sorcières" ? Oui (peut-être) dans une version du XVIe siècle illisible à l'écran. Mais mieux vaut courir à la première Fnac venue y trouver sa réédition récente, et lisible.

Sur le Net, on trouve deux sortes de documents :
- des articles vagues et en général truffés de biais, tels que ceux de Wikipédia, qui jouent en première approximation ;
- des articles ultra-spécialisés, sur un aspect secondaire ou technique.

La bonne généralisation, celle du niveau de l'Encyclopodia Universalis, est toujours ou payante ou indisponible.

De plus, les moteurs de recherche eux-mêmes butent sur des problèmes semble-t-il à peu près aussi complexe que ceux des traducteurs artificiels. Ils ne peuvent pas effectuer une bonne recherche. Ils font perdre un temps inouï à voir des centaines de références et de liens inutiles, qui encombrent et ne répondent pas à la requête.

En gros, le monde virtuel ne remplit absolument pas le "cahier des charges" qu'on lui suppose un peu vite ici et là ; et il ne le remplira pas, car on ne sait pas penser l'organisation de l'information. Les codages par mots-clefs sont inefficaces ou trop larges, et ainsi de suite.
Faute de ce minimum de réflexion sur le classement des articles, des livres, qui ont tous réduits à des "mots clefs" et à des dates, l'outil virtuel de recherche est infiniment faible et décevant. Il reconduit à la bibliothèque et au feuilletage des livres sur les rayons "poussiéreux".
07 décembre 2013, 22:30   Re : La tache
PS. La "numérisation" des ouvrages anciens est aussi une escroquerie de bas niveau, puisqu'elle ne permet pas de recherches à l'intérieur desdits ouvrages. Elle n'est donc pas efficace, si on ne retient que ce critère pragmatique. Prenez seulement "Le Dictionnaire historique et critique" de Bayle, il figure numérisé sur le Net (Gallica je suppose). Pour y trouver et y décrypter les pages consacrées aux Manichéens, c'est très laborieux... et sans doute il est plus commode de retrouver une édition papier du livre imprimé de façon moderne (sans chercher la fioriture de la prétendue "copie de l'original") que de perdre des heures de lecture approximative et de tâtonnements sur l'écran.
07 décembre 2013, 23:05   Re : La tache
De plus, les moteurs de recherche eux-mêmes butent sur des problèmes semble-t-il à peu près aussi complexe que ceux des traducteurs artificiels. Ils ne peuvent pas effectuer une bonne recherche. Ils font perdre un temps inouï à voir des centaines de références et de liens inutiles, qui encombrent et ne répondent pas à la requête.

En gros, le monde virtuel ne remplit absolument pas le "cahier des charges" qu'on lui suppose un peu vite ici et là ; et il ne le remplira pas, car on ne sait pas penser l'organisation de l'information. Les codages par mots-clefs sont inefficaces ou trop larges, et ainsi de suite.


Désaccord complet avec ça. Google peut mieux faire certes, mais soyez-en sûr : il va mieux faire et dans les semaines et les mois à venir ces observations seront devenues obsolètes.

La question du "cahier des charges" est intéressante : dans les premières années de Windows, certains organismes internationaux (et comme le démontre M. Dolet, le phénomène était comparable aux premiers âges de l'imprimerie où la bourgeoises posait un "cahier des charges" à la révolution Guttenberg du même ordre que ces organismes et grands groupes industriels dans les années 80 du siècle dernier à la révolution numérique qui s'amorçait, qui amorçait sa phase d'industrialisation), escomptaient de tout sous-traitant qu'il produise dans l'instant des produits suivant un "cahier des charges" qui supposait un usage de Windows totalement idéel, non encore opérationnel, non encore existant, aux performances non encore conçues par le constructeur. Or pour tenir pied, ou tête, à cette demande de la sphère économique, Microsoft a mis les bouchées doubles et a fait en sorte que l'attente irréaliste visant le système Windows finisse, non sans douleur, par devenir réaliste, réalisée : telle est la fonction de la technosphère qui fournit à l'économie ses outils d'intendance.

Google propose déjà des applications qui, se greffant sur son moteur de recherche, se rapprochent remarquablement des exigences du "cahier des charges" des chercheurs évoquées par Loïc. Il ne peut en être autrement. L'intendance technologique, qui paye bien, draine des "têtes" aux capacités computationnelles et créatrices supérieures aux nôtres, et elle fait ce que l'usager lui intime de faire, selon le rôle qu'elle affecte d'être le sien. Google (bien davantage que Microsoft, évidemment) peut cela, sans problème : aucun "cahier des charges" susceptible d'émaner de nous ne fait peur à cette organisation.

Les traducteurs artificiels avancent mêmement : ce sont devenus de bons chevaux de trait et de labeur, qui désormais se conduisent du petit doigt et ne ruent et s'emballent que très exceptionnellement. La technologie est une bête de somme, asservie aux maîtres à qui elle réclame d'appartenir ou plus exactement d'entrer avec eux en relation de codépendance symbiotique. Que la bête de somme soit bête et grotesque, qui le contestera ?
07 décembre 2013, 23:05   Re : La tache
Cher Loïk, vos excellentes remarques seraient considérées, dans l'univers des bibliothécaires modernes, comme de graves atteintes au devoir d'optimisme numérique.
08 décembre 2013, 00:24   Re : La tache
Ceci dit assez généralement, et peut-être vaguement j'en conviens, je ne sais si la "dématérialisation" qui caractérise le support numérique ne contribue en définitive à mieux rejoindre le sens, à l'approcher de plus près, à se porter à l'extrémité du tremplin désincarné de ce qui subsiste encore comme support, davantage débarrassé de l’entrave des corps, des volumes et de la matière (comme y a fait allusion Francis auparavant), et à se mettre mieux à l'unisson de l’a-dimensionnalité et de l’immatérialité inhérentes au sens et à l'esprit, considérés avant tout comme des expériences subjectives, lesquelles n'ont pas à proprement parler de corporéité.
En un sens, les diverses techniques de dématérialisation, c'est aussi un peu la chair qui revient au Verbe, donc à l'esprit...

Et je remercie moi aussi Quentin Dolet de nous soumettre son texte, qui donne certainement matière à penser...
08 décembre 2013, 00:52   Re : La tache
(J'y pense, le libraire néophyte qu'évoque Quentin Dolet n'a pas entièrement tort de dénoncer un risque de débauche aberrante, concernant surtout l'amour du vieux livre : en effet, la papiphilie est bel et bien une perversion répertoriée, qui n'est pas sans rapport avec l'infamante gérontophilie, pire que tout...)
08 décembre 2013, 01:07   Re : La tache
Cher Francis,
vous me semblez surestimer infiniment les effets possibles du computationnel. Il se trouve que j'ai côtoyé à l'occasion des concepteurs de nouveaux modes de recherche... Ils étaient incapables de concevoir ce qui aurait été nécessaire à une "bonne" recherche.
Vous savez bien que l'Intelligence Artificielle a buté sur des problèmes constitutifs, reléguant ses ambitions-princeps à de pures rêveries. Pour cela, relire l'excellent Dreyfuss, "Intelligence Artificielle, mythes et limites", déjà ancien.
La traduction par Google translation est d'une indigence qui a peu de chance d'être surmontée.
Je sais bien qu'une des antiennes du monde technicien est que ce genre de difficultés sont conjucturelles ; en ce qui concerne la langue - et la recherche intelligente - je tends à penser qu'elles sont structurelles. Ce qui frapperait d'inefficience grave l'ensemble de la procédure Internet et ses ambitions. On pourrait lui reprocher de substituer à la véritable recherche une forme d'ersatz de recherche, pliant celle-ci aux limites patentes de l'outil et diffusant par ce fait une baisse globale de niveau - par impossibilité technique de l'outil lui-même dans son indigence.
08 décembre 2013, 02:15   Re : La tache
"On pourrait lui reprocher de substituer à la véritable recherche une forme d'ersatz de recherche, pliant celle-ci aux limites patentes de l'outil et diffusant par ce fait une baisse globale de niveau - par impossibilité technique de l'outil lui-même dans son indigence."

Il faut en effet retenir l'hypothèse que les traducteurs n'ont fait de progrès que notre accoutumance à se mettre à leur niveau.

Il se peut aussi que robot traducteur et traduit humain fassent chacun un effort pour se rejoindre.
08 décembre 2013, 02:33   Re : La tâche
"Si l’ère numérique nous offre un jour des Genèse, des Épopée de Gilgamesh, des Enéide, des Livre des mutations ou des Rig-Veda, (...)"

Curieux que soit cités une majorité de textes à proprement parler sans auteurs pour mettre au défi les nouvelles technologies d’en faire autant, elles qui mènent précisément à la dilution de l’idée d’auteur par la multiplication d’iceux qu’induit leur pratique.




Pour l’instant, ces livres électroniques rappellent les débuts du cinéma, quand celui-ci peinait à s’émanciper du théâtre. Ils sont encore pour la plupart d’obédience papier, encore soumis à ses usages. Sous les pommiers en fleurs ou les transports souterrains, la liseuse se tient à carreaux, avec ses airs de sainte tactile, son maintien de livre rajeuni qui voudrait les contenir tous. Elle attend benoîtement toutes les retranscriptions, l’extension du catalogue, tant il est vrai qu'on se propose de tout retranscrire, le mode d’emploi d’un batteur électrique de 1959 comme un codex maya dont il ne reste qu’un exemplaire.

Qu’elle en soit consciente ou pas, une telle entreprise de retranscription, suivie de stockage et d’accès rendu possible, ne se fixe d’autres limites que celle de parvenir à saisir absolument tout, numériser la moindre ligne qui a pu être, un jour, imprimée. Cette chimère documentaire est à l'oeuvre, qui n'en est qu'à ses débuts.

Mettre à la disposition du plus grand nombre la constitution de telles archives n’est qu’une ambition de surface, qui semble plutôt cacher la pulsion de faire ses bagages, emportant avec soi l’intégralité des affaires écrites par les hommes, de trouver le moyen de pouvoir tout emporter, ailleurs, là où on manquera singulièrement de commodités pour stocker des livres physiques. L'idée du déménagement, ce serait cela, l'ambiance spirituelle présidant à la naissance du "numérique".

A moins que ces archives ne soient rassemblées comme une offrande ? Mais à qui ?
08 décembre 2013, 03:20   Re : La tâche
Pourquoi pas à vous ? Et pourquoi ne considérer quelque chose qu'en fonction de ce que d'autres, le plus grand nombre, pourraient malheureusement en faire (c’est-à-dire presque rien), alors qu'il existe sans aucun doute des destinataires beaucoup plus motivés qui pourront en tirer grand profit ?
On dirait un peu, dans ces discussions, que la valeur de certaine innovation n'est strictement estimée qu'au regard de ceux qui n'en auront de toute façon rien à faire, pour lesquels elle n'est même pas destinée. Vous l'avez dit vous-même : ce ne serait pas réellement une mise à disposition pour le plus grand nombre, sorte de gigantesque vulgate de la totalité de la production scripturale humaine, mais bel et bien une formidable entreprise d'archivage et de conservation tous azimuts, presque comme s'il y avait pressentiment d'un péril imminent, d'une perte irrattrapable autrement.
"Déménagement" vers où ? Très exactement vers ce troisième monde que j'avais déjà évoqué ici, qu'on voudra consolider et étoffer par tous les moyens.
Utilisateur anonyme
08 décembre 2013, 03:37   Re : La tâche
Des rangées de livres en papier nous regardent de haut, tandis que nous ne les lisons pas (car nous sommes devant la télévision, l’ordinateur, ou occupés à autre chose), les livres nous regardent de haut, ce que ne fera jamais une liseuse, une tablette, un iPad ou que sais-je d’un demi-centimètre d’épaisseur.
08 décembre 2013, 03:57   Re : La tâche
La petite liseuse n'est qu'une lampe de chevet, modeste ustensile ; la puissance de ce qui contient les rangées de tous les livres en papier, les rangées de la Bibliothèque Totale, vous regarde d'infiniment plus haut.
08 décembre 2013, 08:30   Re : La tâche
L'univers (que d'autres appellent la Bibliothèque) se compose d'un nombre indéfini, et peut-être infini, de galeries hexagonales, avec au centre de vastes puits d'aération bordés par des balustrades basses. De chacun de ces hexagones on aperçoit les étages inférieurs et supérieurs, interminablement. (...)
Quant aux mystiques, ils prétendent que l’extase leur révèle une chambre circulaire avec un grand livre également circulaire à dos continu, qui fait le tour complet des murs.
08 décembre 2013, 12:18   Re : La tâche
Mettre à la disposition du plus grand nombre la constitution de telles archives n’est qu’une ambition de surface, qui semble plutôt cacher la pulsion de faire ses bagages, emportant avec soi l’intégralité des affaires écrites par les hommes, de trouver le moyen de pouvoir tout emporter, ailleurs, là où on manquera singulièrement de commodités pour stocker des livres physiques. L'idée du déménagement, ce serait cela, l'ambiance spirituelle présidant à la naissance du "numérique".

Le numérique comme Arche de Noé, en somme. Et il est vrai que la Bible elle-même est déjà bibliothèque-arche. La numérisation de la totalité des écrits de l'humanité serait séquelle à la compilation de la parole et de la lettre de Dieu, suivant le principe de l'Arche, embarquant dans un même cargo les bêtes de somme que sont les programmes de numérisation du vaisseau...

à Loïk : Les arguments de Dreyfuss ont été réfutés, par les réalisations ultérieures de la robotique et par des études et écrits critiques. Le traducteur automatique, si on l'applique à des textes sources à la grammaire normalisée (et je vous accorde que ceux-ci sont désormais minoritaires dans la production textuelle courante qui anime la Toile.) assure, dans certaines combinaisons linguistiques (dont la traduction du français en anglais), jusqu'à 80 pour cent du travail. La naïveté, qui a changé de camp depuis Dreyfuss, consiste à "croire", ou à feindre de croire, par mauvaise foi partisane, que l'objectif des traducteurs automatiques est de porter cette proportion à 100 pour cent, ce qui n'est évidemment pas le cas. La bête de somme ne peut se voir confier une tâche relativement complexe qu'elle exécuterait seule. L'âne de bât ne fait rien sans l'ânier. C'est entendu. Mais le couple âne-ânier porte les outres d'eau plus loin et plus fraîche que l'homme ou la femme à pied, l'outre lourde et dégoulinante, en équilibre instable sur la tête ou lui sciant les épaules par des sangles.

Le couple que forment le traducteur et son programme de traduction automatique en pleine action (vue de dos) :



Tout programme d'intelligence artificielle est un âne, au sens le plus positif et utilitaire du terme.
08 décembre 2013, 13:36   Re : La tâche
Sur la remarque d'Alain Eytan :

L'outil informatique permet-il au sens, au Verbe incorporel, de conserver pure sa forme subjective initiale ? Question complexe, que j'ai toutefois envie de faire précéder d'une autre : le document numérique est-il si "immatériel" qu'il y prétend ? Un écran, un clavier, une main sur une souris, une main qui tape sur le clavier, des yeux qui s'agitent en tous sens devant un écran multicolore, ne sont-ce pas des éléments tout à fait matériels? Les machines dans lesquelles sont actuellement conservés les produits numériques sont d'immenses armoires de métal et de plastique, des monstres de complexité qu'il faut conserver dans de non moins immenses "entrepôts numériques" : à côté de ça, les livres, de si haut qu'ils puissent nous regarder, font figure de nuages et d'oiseaux.

Sur la remarque de Loïk Anton, commentée par Francis Marche :

Il y a nécessairement une "structure" typiquement humaine que la machine ne parviendra jamais -- pari ? -- à imiter assez parfaitement pour être en état de la remplacer. Cependant, les informaticiens travaillent activement à notre obsolescence ; et nous pouvons difficilement imaginer aujourd'hui ce que nous réserve notamment la vaste opération de synthèse cerveau humain / cerveau machinique qui est en cours. Mais ce qui est le plus à craindre, à mon sens, n'est pas tant la puissance qu'il en naîtra, que le goût immodéré de la puissance et de la facilité qu'elle répandra dans les veines de l'humanité, de telle sorte qu'elle préférera l'efficacité médiocre (par exemple : la traduction médiocre) à la lenteur qualitative. N'est-ce pas déjà le cas dans d'innombrables domaines ?

Sur la remarque de Thomas Rothomago concernant la dissolution de l'auteur :

En effet, c'est précisément là qu'on attend, si je puis dire, le numérique ; car c'est bien l'ambition qu'il affiche : renouveler le sens de l’œuvre collective (cf. les discours sur Wikipédia) en faisant de chaque internaute une parcelle du Grand Auteur invisible. Pourquoi pas ? ai-je envie d'écrire. Encore faut-il démontrer que ce Grand Auteur peut produire de grands écrits mémorables -- ce qui, avouons-le, est loin d'être fait.

Mais ce ne sont là que des réactions bien trop rapides ; tous ces sujets sont éminemment complexes et demanderaient de longues heures de méditation, loin des écrans sans doute...
08 décembre 2013, 15:01   CHAPITRE 15
Je vous propose donc un quatrième et dernier extrait, qui fait écho à la discussion présente. Je tiens à remercier les lecteurs de grande qualité de ce forum pour leurs marques de solidarité et de bienveillance, ainsi que pour leurs pertinentes contributions, dont je ne manquerai pas de m'inspirer pour améliorer mon texte.


LES DIEUX NE LISENT PAS




En 1894 parut dans la revue Contes pour bibliophiles un texte étonnant qui s’intitulait : « La fin des livres ». Son auteur, l’homme de lettres et bibliophile Octave Uzanne, y prédisait la désuétude prochaine de l’imprimerie au bénéfice du phonographe. Il imaginait de mystérieux « inscripteurs légers comme des porte-plumes en celluloïd (…) qui tiendront dans la poche ». De sa géniale élucubration, il émerge aujourd’hui ces deux pénétrantes sentences : « Je crois donc au succès de tout ce qui flattera et entretiendra la paresse et l'égoïsme de l'homme » et aussi : « Je me base sur cette constatation indéniable que l’homme de loisir repousse chaque jour davantage la fatigue et qu’il recherche avidement ce qu’il appelle le confortable, c’est-à-dire toutes les occasions de ménager autant que possible la dépense et le jeu de ses organes. » Uzanne n’était pas un moraliste ; il ne voyait là aucun sujet de déploration, et ce n’est pas sans un certain humour potache qu’il divaguait sur la mutation des bibliothèques en « phonographothèques », ainsi que sur l’apparition, « à tous les carrefours des villes », d’ « automatic libraries » où des « tuyaux d’audition » dispenseraient la culture universelle sous une forme sonore. Il nous suffit néanmoins, aujourd’hui, de remplacer son phonographe par notre ordinateur, et la vision soutient l’épreuve du réel. Elle suppose intelligemment notre condition paresseuse et automatisée. Elle pressent déjà le mouvement moderne qui réduit tout effort et toute distance entre le manque et la satisfaction, entre la question et la réponse.

Dans cette perspective, la liseuse a déjà fait son temps. A l’heure où j’écris ces lignes, les ventes de liseuses s’affaissent, tandis que le marché des « tablettes » s’affole. Effet d’un emballement techno-financier perpétuel, la machine à lire appartient déjà au passé de cette transition nécessaire entre le livre et le très au-delà. Elle n’était qu’une transposition nostalgique de l’imprimé, dont nous sommes pour ainsi dire déjà guéris ; elle n’offrait pas l’ « hyperconnectivité » des tablettes, elle n’incluait pas l’indispensable, c’est-à-dire le lien permanent avec la couche numérique de l’univers. Elle n’assouvissait pas le besoin du « confortable ». Muni de cet appareil hypocrite, le consommateur liquéfié n’y trouvait pas son compte : ne lui demandait-on pas de refaire cet effort de lecture dont il était en droit de vouloir se libérer ? N’y avait-il pas tromperie sur la marchandise ? La peine devait disparaître avec l’innovation – sinon, à quoi bon ? Le texte – ce maudit texte ! – doit être évacué avec le livre, car il est un résidu de contrainte et d’autorité : le texte n’est pas saisissable immédiatement, aisément et docilement ; il soumet de force son lecteur à la solitude et à l’intériorité. Le texte est fasciste.
Au-delà de la suspecte liseuse, il y aura donc désormais la tablette amusante et stimulante. Le livre y subsistera comme « un ouvrage à forte granularité, construit à partir de “briques” ou de “modules” entre lesquels le lecteur circule », car ce type d’ouvrage « se décline mieux sur un écran qu’un texte continu et profite des opportunités de navigation informatique ». C’est ce qu’on peut lire dans un Rapport sur le livre numérique publié en 2008 . Puisque le livre, puisque la littérature, la poésie et la philosophie s’adaptent si mal aux techniques nouvelles, puisqu’elles sont si rétives au progrès, une politique officielle, soutenue par un budget considérable, les fera se coucher au lit de Procuste de la machine.
D’authentiques précurseurs seront largement subventionnés – des auteurs, bien entendu, libérés des canons totalitaires de la profondeur et de la linéarité – ; des romans iconoclastes, formatés pour les écrans, des hypertextes ludiques, agrémentés de sons, d’images et de bonus, seront amplement diffusés et accompagnés par une apologie exaltée, dans tous les médias, de l’écriture interactive et protéiforme (« enrichie » ou « augmentée » disent-ils encore). Si l’Esprit ne veut pas s’abaisser au niveau du gadget, eh bien, gadgétisons l’Esprit – et comme l’Esprit n’est pas coercible, il mourra. Tant pis pour lui.

« En définitive, on peut aisément imaginer un processus de dématérialisation rapide de l’écrit, qui adopterait les outils existants, en s’appuyant sur un téléphone, une console de jeux ou un outil nomade au gré des circonstances, et d’œuvres mêlant le texte à d’autres formes de contenus et à des interfaces . »

Nous voici bien au-delà du livre, nous voici dans un autre monde – mais lequel ?

Le Monde des dieux. L’Olympe électronique. Nous entrons dans le cloud, dans l’espace interconnecté qui nous enveloppe et nous arrache à la pesanteur. Des étoiles dansent autour de nous. Des millions de points phosphorescents s’allument dans l’horizon. D’une chiquenaude, nous capturons des morceaux du ciel. Nous jonglons sans peine avec les ondes subtiles de cet univers bleu argenté. Nous sommes des dieux, des surfeurs titanesques, des corps astraux. Les dieux ne lisent pas. Ils ne passent pas le plus clair de leurs journées dans le froid silence d’une bibliothèque. Ils voguent sur les nébuleuses, ils sillonnent les airs et les mers, ils se transportent, légers comme la plume, aux confins des mondes inaccessibles. Ils boivent l’hydromel, font l’amour ou la guerre au gré de leurs caprices et de leurs envies. Ils ne lisent pas, car ils sont hors du temps, au-delà du temps. Seuls les mortels ont besoin de lecture.

« Il faut oublier Internet car il va disparaître. Il va se fusionner dans l’environnement comme l’électricité, l’eau et le gaz pour devenir une sorte de service public mondial. On le voit déjà avec le développement du cloud. Quand nous aurons atteint ce que j’appelle le Web symbiotique, on ne sera plus sur mais dans Internet. C’est-à-dire dans un écosystème informationnel . »

L’aruspice Joël de Rosnay sait de quoi il parle. Il est un familier de notre avenir. Il est trop en harmonie profonde avec l’avenir pour se tromper. Nos « tablettes de lecture », qui remplacent déjà, qui ont déjà remplacé les liseuses, et sur lesquelles se déploient des néo-textes hybrides, penchent du côté du « web symbiotique ». Elles apportent une contribution importante à l’instauration de l’assistanat technique universel. Le livre et son texte sentent encore trop la quête d’autonomie, sentent trop la culture. La tablette s’inscrit dans l’environnement ; elle est reliée au Système. Le livre éloigne. La page résiste à l’ « informatique ambiante », au « web ubiquitaire » auquel elle ne parvient pas à s’intégrer. Elle est pâle, inerte et limitée.

« Nous la voyons comme une chose opaque, finie et non connectée à ce que nous postulons comme étant la totalité quasi-transcendante de la banque de données. Le livre nous maintient dans l’impasse de nous-mêmes, tandis que l’écran est une écluse dans la strate collective, l’endroit où tous les faits sont connus, et toute la connaissance encodée . »

A l’heure où le monde entier devient source de « lecture » et d’information, où les dieux s’incorporent la Bibliothèque augmentée grâce à des capteurs biométriques intégrés à leurs vêtements, greffés dans leur chair ou dans leurs synapses, la page ancienne est un détritus qu’on peut abandonner aux chimpanzés savants. Le dieu numérique se gausse des lecteurs méditatifs et de leurs lentes expectatives. Il ne croit qu’en un livre qui saurait penser – penser à sa place, bien entendu.

Dans l’ « écosystème informationnel », nous n’aurons plus besoin d’ouvrir un livre, ni même de faire semblant de lire une page de Wikipédia ; car c’est la connaissance elle-même, c’est le texte prémâché qui viendra à nous. Tout viendra à nous. Tout sera là, dans la Synthèse Ultime, et nous serons asservis à la Machine dans une affreuse satiété permanente. Sur le plan cognitif, la tablette est la version bêta de notre intégration parfaite à l’environnement. Elle est le préliminaire de la fusion du cerveau humain et du cerveau machinique. La liseuse était encore une sorte d’écho de la vie intérieure fossilisée. Demain, la machine répondra à tous nos désirs sur-le-champ, au moment même où nous les éprouverons, avant même que nous les éprouvions – car elle pourra sonder nos reins et lire nos pensées. Elle saura nous anticiper. Demain, toutes les techniques seront unifiées pour nous faire une belle chambre d’hôpital où nous serons placés en soins palliatifs éternels. Il ne peut pas en être autrement. Le perfectionnement de la technique, si nous ne commençons pas d’en saisir les effets pervers, nous mène tout droit vers ce Bonheur comateux. « Les technologies les plus puissantes sont celles qui disparaissent. Elles se fondent dans le tissu de la vie de tous les jours jusqu’à ce qu’on ne puisse même plus les en distinguer », affirmait Mark Weiser, le père de l’ « informatique ubiquitaire », autrement dit un autre prophète compétent. Les livres et les bibliothèques survivront, mais dans le tissu de la vie, autour de nous et en nous, comme neurones invisibles de notre espace intelligent. C’est exactement ce que préfigurent les transformations les plus récentes de la lecture linéaire, à laquelle on veut absolument adjoindre la suggestion, l’ « affordance », la sérendipité, la réciprocité, la « connectivité », etc., et que l’on veut voir rapidement s’incliner devant « l’émergence d’une nouvelle culture » ou d’une nouvelle « écologie cognitive » baignée dans une soupe d’ « échanges et d’interactions » entre lecteurs, auteurs et éditeurs, tout cela n’ayant plus aucune signification réelle, tout cela désignant une seule et même chose : le syncrétisme niveleur et déréalisant de la technique.
Non seulement les liseuses et autres pasticheurs du livre seront bientôt tous abandonnés, mais encore la lecture elle-même ne tardera pas à devenir parfaitement inutile à notre survie en tant que légumes domotisés. Pendant quelques années, certes, on lira encore des choses utiles ou amusantes sur des écrans kaléidoscopiques ; puis les choses utiles nous seront transfusées directement dans la moelle épinière et dans la mémoire, sans que nous perdions notre temps et notre énergie à lire, tandis que des simulateurs de troisième génération nous procureront le reste ; enfin nous existerons par et pour la machine, et nous n’aurons définitivement plus aucune nécessité de trouver ce que nos ancêtres cherchaient dans les livres. Ces objets d’archéologie seront remplacés par des implants informationnels.
Cet avenir, comment y croire ? Comment ne pas le haïr de toutes nos forces humaines avant même qu’il ne soit devenu notre présent ? Qui sont les hommes qui désirent cet apocalypse d’opérette ? Qui est l’homme qui peut garder son calme et son sérieux dans cette brume hilarante ? De quoi est-il fait ? Face à un tel destin, il nous reste, nous les pisse-vinaigre, nous les pauvres d’esprits arc-boutés sur leurs idéaux élitistes, il nous reste à assumer pleinement notre angoisse et notre inappétence pour le Système qui achève son développement contre nous ; il nous reste à camper sur nos positions, à nous mettre sur le bas-côté de l’autoroute, et à ériger notre fétichisme livresque comme un rempart contre la folie, non pas tant, désormais, par nostalgie des livres, que par regret de l’homme lui-même.
10 décembre 2013, 01:19   Re : La tache
Ce poème d’Audiberti que l’on va lire s’intitule La Vallée. Il parut dans le numéro de novembre-décembre 1942 (saison de l’année où nous nous trouvons) de la revue Poésie 42 qui faisait suite à la revue Poètes casqués «P.C.39 » fondée aux armées par Pierre Seghers et édité en zone libre, à Villeneuve-les-Avignon. On trouve dans cette livraison un poème de Charles Cros, d’autres de Robert Desnos, Francis Ponge et un dessin inédit de Matisse (« Maternité »).

À ma connaissance (imparfaite) La Vallée n’a jamais été publié en librairie. Voilà donc un poème qui dit et chante le livre, qui est une ode majestueuse au livre (et au Livre, bien entendu) -- « tour de l’univers » qui jetée bas fait place au Serpent lequel enserre l’homme, « pommier d’ennui » mais celui-ci tuant la bête voit émerger un monastère dans la Vallée que compose la forme du livre ouvert, « le couvent Chanlaba, l’éternel samedi, l’alcazar polyglotte, manoir souverain qui retentit de se taire », paradis céleste de la lecture et refuge des âmes échappées au Serpent --, sans avoir été accueilli, semble-t-il, dans aucun d’entre eux. C’est que les livres doivent avoir leur modestie.

Je viens de copier le poème de l'original de ce numéro de Poésie 42 :


D’abord le livre. Il est le père de l’active
présence. Il porte droit la tour de l’univers.
L’aigle de Jean, il vole. Ouverts, fermés, ouverts,
Ses bras… Sans lui je meurs, quand même que je vive.

Le livre fut le toit de la gare d’été.
L’averse ruisselait sur les pans de son angle.
Il fut le blanc radeau que nul vent ne dessangle.
Des spectres amicaux peuplent sa pureté.

Le livre, écarquillé dans la moitié du cercle,
soleil de terre au bout des chemins de la mer
fut le bulbe d’eau froide, aussi, sur le désert
de sable où chaque grain, chaque cri, vaut un siècle.

Visage du Seigneur, le livre est le harnois
qui cuirasse ma chair aux seuils du piège tendre.
Fixé sur ma poitrine il me permet d’entendre
contre lui se briser les flèches et les noix

que le frisson baignant des femelles dégage,
rosée hostile en gerbe autour du noir grenat.
Le livre fait l’ivresse et libère Krishna.
L’honneur coule du roc lumineux de la page.

Où mon regard le frappe accourt le pur muscat,
des torrents de chevaux traînant les yeux du monde
dévalent d’Origène où fatigue la sonde
et Platon se dénoue au doigt qui le lustra.


*

Malgré le livre, gond de la porte où s’engouffre
le divin dans l’humain et l’azur dans le soufre,
notre monde est l’enfer, l’enfer, l’enfer, l’enfer,
Jamais je n’oublierai mon passage souffert.
Jamais je n’oublierai, quelle qu’ailleurs doive être
pour moi, plus tard, la vie au-delà de Bicêtre,
au-delà de Latran et même de Lhassa
l’horreur de mon séjour dans le camp du forçat.

Non… Je n’accepte plus que la roue écarlate
pèse longtemps, comme une main douce, et qui flatte,
sur le crâne qu’enfin elle fait éclater.
L’esprit que l’âme engrène au corps persécuté,
l’esprit même présent dans le chien lamentable
que le tendre Jésus chassa loin de la table,
crie et s’écaille entre les murs et sous les clous
que le sort personnel forge et bâtit pour nous.
L’esprit qui n’est qu’un mot, dans la noirceur du livre,
Vaguement rougeoyant comme un soufflet de cuivre
a-t-il ce genre, a-t-il ce pouvoir de pâtir
et, volontaire dieu, fantastique martyr
dont le corps transparent ferme et couvre les mondes,
d’extraire un flot d’amour de ses brèches profondes,
un germe de pardon de son cœur gémissant ?
L’homme, pommier d’ennui, candélabre de sang,
l’homme et tout ce qui le prépare ou le simule
dans l’ordre de la peur est d’abord la formule,
dans cet ordre du crime ici notre univers
l’homme, mûr pour ses nerfs comme, mort, pour les vers
s’il est, de cet esprit royal par le supplice,
le témoin, le jumeau, l’esclave, le complice,
messager d’un espoir aux temps irrésolus,
qu’il périsse ! Qu’au moins le livre ne soit plus.


*

Le livre, alors, cessa de luire.
Renversement originel !
A la place même du livre,
un bracelet, cerne du Nil,

piège courbe d’ivoire tiède
posa son anneau sans espoir
encerclant une solitude
où renonce même la peur.

Un bracelet plus lourd, plus pâle,
n’en fit jamais nul ciseleur,
sinon le père dont on parle
pour polir aussi le malheur.

Sel qui pourrit, blême laitage,
lissé comme l’est l’os de la fleur
il détermine l’ermitage
d’un mordant miroir de velours.

Puits d’arsenic, œil sans prunelle
chiffre du servage complet,
lac de la souillure éternelle,
risque de l’homme qui volait,

serpent dont le mal se décore,
que crains-tu, que demandes-tu
sinon le sang de la piqûre
dans la chair de ta volupté ?

Je cingle le bras de la pieuvre
et son pouvoir, fils de l’oubli.
Je tranche le bandeau de poivre.
Frapper convient à qui faiblit.

L’animal effroyable expire,
Du sang me mouille, ou bien du fard ?
Meurent les bouts de cet empire
Sous les pieds du prêtre plus fort.

Maintenant, chantez ! mes élèves !
Mes anges ! mes aigles ! mes fous !
Joyeux raisin de mes salives
prodiguez le vin d’autrefois !

Dans mon cœur ce qui crève crie.
Mais, déjà, se dresse une tour.
Déjà, déjà, force sacrée !
devant le ciel, sur la hauteur

se bâtit largement hors du fond de la stance,
toutes pierres là même, et chacune suffit,
le couvent Chanlaba, l’éternel samedi,
l’alcazar polyglotte, endroit de l’existence.

Le bouquet du tonnerre et l’éclair du sommet
baignent sous notre toit les chastes perspectives.
Un firmament serré d’œuvres contemplatives
Ici cent mille fois cent mille fois se formait.

Devant les mâts de cèdre intelligent, de longues
bandes de soie offrent des lettres bouton d’or.
Vieille sœur, à jamais diverse, de la mort,
mollement la vallée invertit les diphtongues.

Heureuse la vallée où règne un fleuve strict,
vallée entre les deux feuillets ouverts d’un livre…
Au cap de la vallée où ma tête aime suivre
le vol démesuré des blancs poissons du Christ,

le manoir souverain retentit de se taire.
Etangs. Tapis. Soleils. Poissons. Divans. Pieds nus.
Et les âmes ensemble une seule au dessus,
coupe volante où le moineau se désaltère.
10 décembre 2013, 10:10   Re : La tâche
Publication qui vous a peut-être échappé, recensée par Robert Redeker dans Marianne de cette semaine :

Sortir de l'hypnose numérique, de Roland Reuss.
10 décembre 2013, 20:22   Re : La tâche
Magnifique image de la vallée, merci...

L'ouvrage de Reuss m'avait échappé, je vais le lire de ce pas Cher Thomas Rothomago.
11 décembre 2013, 02:43   Re : La tache
Et la recension de l'ouvrage, paraît-il passionnant et décapant, de Roberto Casati, «Contre le colonialisme numérique. Manifeste pour continuer à lire».
12 décembre 2013, 23:34   Re : La tâche
C’est sur Terre et seulement sur Terre que la bibliothèque sans livres est aussi incongrue et choquante qu’un steak à base de cellules souches au menu d’un restaurant. Déplacés dans les conditions hostiles de la conquête spatiale, ces nourritures de l’esprit et du corps prennent la force d’une évidence. Il en va de même de tous les appareils de communication actuels qui rendent vivables la promiscuité et l’absence de variétés du paysage, quand, sur Terre, ils perturbent les relations humaines et le regard porté sur les choses.

En y songeant un peu, il n’est pas une seule application pratique de la recherche scientifique de ces dernières années qui ne trouve sa vraie raison d’être et sa logique, pourvu qu’on la place dans un environnement qui ne soit pas celui de la Terre où lesdites applications engendrent plus de gênes, d’embarras, de troubles qu’elles n’améliorent la vie du public.

On entend dire que la conquête spatiale serait en panne, qu’elle ne ferait plus rêver, que les budgets diminuent etc. On pourrait au contraire avancer l’hypothèse qu’elle n’a jamais été aussi active mais qu’elle est dans une étape, disons, de « préparation au sol », par la mise au point et la mise en circulation d’outils spécifiques, sans véritable justification ici-bas et au maniement desquels s’exercent les populations, avec plus ou moins de bonheur, comme s’il s’agissait de former de futures générations de spationautes, au gré d’un recrutement général qui se passe de programme officiel, de règles précises, encore moins de « complot », comme si un instinct humain était à l’œuvre : aller plus loin, coûte que coûte, partir à l’aventure, et, pour cela, se préparer, du corps et de la pensée, à affronter l’inconnu du cosmos.
13 décembre 2013, 02:43   Re : La tâche
Dans la mesure où l'arrimage à un écran hypnotique est une manière d'adieu au réel du monde terrestre tel qu'il est et tel qu'il nous entoure, oui, sans doute.

L'avenir programme le présent sans que le présent le sache bien. Il appelle, en permanence, le présent à être lui. Et le sol du présent est jonché de vestiges archéologiques du futur. Et ce dernier aide le monde à accoucher de lui en lui communiquant par signes ce qu'il doit faire et être. Il est vraisemblable qu'il en aille déjà ainsi dans la vie d'un individu, aidé à tout instant à par l'action maïeuticienne du futur lui-même, homme mûr qui commande ses actes à distance dans des quartiers insondables de l'espace-temps, qui pilote le jeune dans son devenir, sur le chemin conduisant à la jonction identificatrice où l'un et l'autre fusionneront avant que de trépasser ensemble.

Dans les affres et les viscissitudes, le jeune devrait tenter de communiquer avec le futur lui-même, et l'humanité itou, ne serait-ce que pour rappeler aux générations de sa vieillesse future, qu'elle est libre de prendre son temps et que l'autre devrait patienter, voire s'installer dans le non-temps, la rupture qui l'isolerait sine die de ce qu'elle-même fait ou s'abstient de faire aujourd'hui. Difficile programme, que la déprogrammation du présent quand le futur est le souverain auteur du programme à défaire.
13 décembre 2013, 06:18   Re : La tache
Il semble (je réitére) qu'on surestime infiniment le stockage des livres sur le Net. Qui ne se fera pas de sitôt, vu le temps et l'attention que demanderait un stockage efficace et exhaustif.
Un exemple : je cherche à lire via le Net "Le Marteau des Sorcières", Manuel de référence de toute la démonologie occidentale. Il n'existe pas en français sur le Net ; on trouve sur Gallica un fac-similé d'une version en latin, et on trouve aussi la Première Partie (mais pas les autres Parties) en anglais.
Ces versions sont incomplètes donc, ou inconsultables (impossibilité de faire une recherche par mots clés à l'intérieur d'un document photographié, par exemple). J'ai cité l'exemple du "Dictionnaire Historique et critique" de Bayle, qui est à peu près aussi illisible sur cette .... Gallica que "Le Marteau".
Accorder foi aux déclarations de toute-puissance des informaticiens (qui d'ailleurs ne comprennent pas les livres et les besoins de la recherche) ne serait-il pas d'une certaine naïveté ?

Il est certain que ce qui est vrai pour "Le Marteau des Sorcières" est vrai pour la plupart des oeuvres produites par l'Humanité, y compris d'importantes. Il faudra combien de décennies pour qu'elles soient saisies, mises à disposition, consultables et parcourables par mots-clés ? Qui aura le temps d'accomplir ce travail ? avec quels fonds ?
13 décembre 2013, 06:28   Re : La tache
Il serait utile de se rappeler des fanfaronnades irréalisées des techniciens ; ceux qui annonçaient des ordinateurs intelligents dès les années 60, mais aussi ceux qui imaginaient en 1930 que chacun pourrait voler avec une sorte de réacteur dorsal dans les villes. La technique est aussi l'empire de la délusion.
13 décembre 2013, 13:31   Re : La tache
D'abord cher Loïk, l'intitulé français, apparemment traduit de l'anglais, comporte un monstreux contresens : ce n'est pas "le Marteau des Sorcières" mais, rassurez-moi, le "Marteau à sorcières" que désigne le titre Malleus Maleficarum sommairement traduit en anglais par "Witch Hammer".

Et ce contresens idiot, rassurez-moi encore, n'est pas le fait de nos crétins d'informaticiens fanfarons mais bien de la digne communauté des chercheurs linguistiquement incultes qui, non contents de se montrer outrageusement négligents dans leur domaine propre, méprisent les outils que ceux-ci leur mettent à disposition.

Ensuite, les mêmes informaticiens ont développé des applications dites OCR (optical character recognition) qui permettent de reconstituer les documents photographiés en documents texte, lesquels sont ainsi ouverts à la recherche plein texte et donc à celle des mots clés. Les applications OCR existent dans tout un tas de programmes d'édition électronique dont bien entendu Acrobat Pro et autres CS In-design.

Enfin, oui, chacun pourrait voler, dès aujourd'hui, à l'aide d'un réacteur dorsal et si la chose ne se fait pas ce n'est pas à cause des limites technologiques que rencontrerait la mise au point d'un tel système mais bien à cause de choix politique, de considérations économiques et des risques sécuritaires que la vente au public de ces appareils pourrait poser.
13 décembre 2013, 13:57   Re : La tache
Francis, le système de traduction optique dont vous parlez n'est pas beaucoup plus utilisé que le réacteur dorsal - toujours faute des moyens ou des décisions qui permettraient sa mise en oeuvre.
Ainsi, si vous trouvez que Gallica utilise ce système et qu'il permet donc la recherche en ligne par mots-clés, ce sera une bonne nouvelle. Pour le moment, cela semble au-dessus de ses capacités.
Sinon, par parenthèse, on entend causer d'un chômage qui serait résorbé par la mise à la retraite des "baby-boomers" depuis 20 ou 30 ans ; cet argument récurrent me fait songer aux prévisions des informaticiens. "De la nullité de l'informatique et de ses dérivés" serait sans doute un sujet intéressant pour qui s'intéresse au pouvoir technicien.
Cher Loïk,

Soyons justes et de bonne foi s'il-vous plaît, et reconnaissons que si c'est "faute de moyens" ou "par décisions des institutions" que le traducteur optique ou le réacteur dorsal ne tiennent pas leurs promesses, les ingénieurs qui ont mis au point ou qui seraient prêts à mettre au point dès à présent pareils systèmes ne sont pas à blâmer : les choix institutionnels échappent à leurs domaines techniques. On ne peut imputer à la technosphère des carences qui ne sont pas les siennes.

Le réacteur dorsal : voyez les difficultés que pose la circulation sur des chaussées bi-dimensionnelles dans un pays comme la France où ceux qui ne roulent pas alcoolisés le font l'esprit enfumé par le cannabis ou sous anti-presseurs, ou les trois à la fois, ou qui se servent de leur véhicule comme voiture-bélier pour défoncer les devantures de commerces ou les distributeurs de billets et on vous laisse imaginer tout ce que nos concitoyens de 2013 seraient capables de concevoir comme méfaits, nocences et bien sûr de causer comme accidents dans une ciculation tri-dimensionnelle.

Les auteurs de science-fiction ou les ingénieurs des années 30 oeuvraient dans une epistémè de la figure de l'homme (pour le dire vite) totalement en rupture avec les limites anthropologiques de la bête considérée. On peut certes le leur reprocher, reprocher cette naïveté qui confine à l'autisme, mais on pourrait aussi reprocher aux autres, ceux dont la bête en question fait le coeur du métier (anthropologues, philosophes, sociologues, hommes politiques), de ne pas avoir fait grand chose pour que la société des hommes se montre à la hauteur des visions des scientifiques de la technosphère.

Disons les choses autrement : si les progrès de la pensée, de l'organisation sociale, et de l'éthique avaient été à la mesure des progrès scientifiques réalisés par la technosphère depuis 1930, si les savants de l'espèce avaient amélioré la société des hommes et la nature humaine (oui, la "nature humaine"!) suivant un ordre de magnitude comparable aux améliorations apportées par la technè à l'univers des choses, alors l'humanité serait proche de son plein accomplissement, ou tout au moins dans un état d'évolution authentiquement supérieur au chaos dans lequel on la voit sombrer depuis un demi-siècle.

Le reproche de faillite n'est pas à adresser aux scientifiques mais aux autres, les grands négligents qui nous gouvernent et leurs conseillers et maîtres à penser.
13 décembre 2013, 16:56   Re : La tache
"La technique est aussi l'empire de la délusion."

En attendant, cher Loïk, nous discutons instantanément entre gens qui ne se voient pas, ne savent qui ils sont ni où ils se trouvent, les uns dans la rue d'à côté, les autres à l'autre bout du monde et cette discussion, d'autres, potentiellement des millions d'autres, peuvent la suivre, d'autres encore la consulter dans x années, elle sera là, bien tranquille, à dérouler ses arguments. Et cela, certes, me parait tout aussi (et même plus) extraordinaire que les "réacteurs dorsaux" gentiment naïfs des hommes de 1930.
13 décembre 2013, 21:01   Re : La tache
Il m'est difficile de partager votre opinion Cher Loïk, tout au moins pour ce qui concerne la "numérisation". Non seulement la technique de dématérialisation des œuvres se perfectionne à vue d’œil, mais encore la volonté de mettre "tout en ligne" est partout omniprésente. Cela semble à l'homme moderne aussi vital que de conquérir les espaces infinis, et l'on voit de quoi il est capable quand il est face à une tâche immense.
13 décembre 2013, 23:38   Re : La tache
Quentin Dolet, ne partagez-vous les présupposés philosophiques de ceux que vous souhaitez combattre ? Seulement en lieu de leur affecter un signe "plus", vous leur apposez un signe "moins" ? C'est cette question que je (me) pose.
Qui numérisera de façon efficiente les livres ? Les éditeurs ? Le Ministère de la Culture ? Google ? Des bénévoles ? L'ONU ?
Google veut du rentable, et cette numérisation peut l'être pour "Harry Potter", pas forcément pour des textes de fond.
Les éditeurs, le Ministère etc., n'ont pas d'argent.
Donc cette fameuse numérisation bute déjà sur un gros obstacle pratique.
13 décembre 2013, 23:50   Re : La tache
Ah, Cher Loïk, mais précisément je ne suis pas si sûr que vous que les moyens manquent dans ce domaine. Je visitais encore il y a peu une petite bibliothèque scientifique, tournant avec cinq personnes tout au plus. Dans le hall d'entrée trônait depuis peu le tout nouveau fleuron technologique de l'établissement : le scanner dernier cri ! Malgré un budget toujours plus serré, on avait trouvé les cinquante mille euros nécessaires à cette modeste acquisition. Il est vrai qu'on se demandait qui allait passer ses journées à numériser les fonds de la bibliothèque, mais puisque l'outil était là, il n'allait pas rester inemployé. La numérisation fait désormais partie du cahier des charges de toutes les bibliothèques du monde développé, c'est une urgence, un devoir, une mission prioritaire !
16 décembre 2013, 05:24   Boomerang
C’est sur Terre et seulement sur Terre que la bibliothèque sans livres est aussi incongrue et choquante qu’un steak à base de cellules souches au menu d’un restaurant

Pourtant le principe même de certaine forme spécifique contenue dans une matière première, l'acte dans la puissance, est vieux comme le monde, comme Aristote au moins, rien là, sur le plan de l'idée, de bien ébouriffant après tout... J'ai toujours immanquablement cette impression que les innovations techniques les plus ahurissantes grignotent en fait sur l'origine, décrivant une sorte de boucle d'autant mieux ancrée dans une primarité de l'état des choses que le moyen moderne est performant, plutôt qu'elles ne nous transportent ailleurs de façon parfaitement inédite.
On ne part pas !
17 décembre 2013, 14:15   Nomadisme d'origine
"On ne part pas !"

S'il faut l'entendre par "On tourne en rond", on peut en discuter. Mais s'il faut prendre au pied de la lettre cette absence de départ, je ne vous suis pas. On part, ou on voudrait bien, ou on fera tout en sorte de décoller, voir ailleurs, pas plus avancé qu'un homo sapiens des cavernes, d'origine contrôlée, notre semblable.
21 décembre 2013, 02:12   L'Adam futur
Ah, s'il est question de désirs, je voudrais bien qu'on trouvât aussi le moyen de dématérialiser les personnes (censément, leur ôter le masque) et de stocker tout l'appareil psychique dans des réceptacles-back-up idoines, sortes de banques pneumatiques, pour ensuite rafraîchir et rematérialiser tout cela sous quelque forme, çà et là, mais pas à Jéru.
Nul doute qu'un tel procédé vous heurterait, cher Thomas, il serait d'ailleurs peu cratylien et fort désoriginant, j'en conviens, sauf si l'on considère que le rapport le plus authentique, le plus insécable et le moins contingent de soi à soi qu'on puisse entretenir consiste dans la pure réflexivité de la conscience, déganguée enfin des accidents d'une nature très contrariante et à laquelle on n'a rien demandé.
Le psychikon ou le pneumatikon ? Il faut choisir, surtout à Jéru.

Cette "banque" a quelque chose de déjà vu... vous ne trouvez pas ?
Oh, cher Francis, je considère, peut-être à tort, que l'esprit, la psyché, les entités pneumatiques, l'âme, c'qu'on a dans la tête au niveau des idées, etc., bien que pouvant avoir des sens différents, désignent en réalité un même référent.

Quant à la "banque", cela me rappelle que Diogène (du Tonneau (au fait, où est passé du Masnau ??)) s'affligea du fait qu'on ne pouvait assouvir une sorte de faim aussi facilement que l'autre qui cède en se frottant simplement le ventre... Plût au ciel qu'avoir de l'âme soit aussi facile que rendre le sperme, but its out of my hands...
21 décembre 2013, 05:21   Rendre son âme aux belles
Le cerveau c’est couleur de sperme et Jean-Jacques Rousseau déjà, celui dont le cercueil genevois devait servir de berceau à la Société des Nations, à chaque masturbation, annonçait, pour le bonheur des précieuses à fanfreluches, les belles dont il était la coqueluche « Mesdames venez voir couler une cervelle. » Mais on a beau être conservateur, le foutre ne veut pas se laisser mettre en bouteille, tandis qu’un cerveau, si on ne le porte que le Dimanche, jour de repos, pour ne pas l’user trop vite, la semaine, on le range sous le globe jumeau de celui qui, entre deux candélabres, pour le plus bel ornement des cheminées vertueuses abrite la symbolique couronne de fleurs d’oranger.

René Crevel, Le Clavecin de Diderot (1932) -- Retrouvé par mon âne à la fine truffe, Google 1er.
23 décembre 2013, 11:20   Re : La tache
Du Masnau est là, cher Alain, et il contemple la situation actuelle des mouvements proches de ce forum : l'enlisement dans une impasse, si je puis dire, au vu du brillant succès de la manifestation du 8 décembre (vous savez, celle qui nous parlait de défendre les fêtes chrétiennes au nom de la laïcité... où Mme Tassin se convertit au caodaïsme politique). Les organisateurs entendent le silence des agneaux, les Français entendent le braiement des ânes.

A force de vouloir parler des musulmans dans l'absolu, comme s'ils constituaient une entité, ces mouvements se radicalisent. Mme Le Pen l'a bien compris, elle a mis une sourdine sur le thème, les Français l'apprécient et voteront pour elle.

Ceux qui veulent continuer à taper sur l'Ennemi Unique sans voir la réalité se condamnent à la marginalisation et à l'entre-soi avec d'autres marginaux soralo-centrés (qui, eux, ont deux ennemis). Il leur faudra ingurgiter beaucoup de quenelles, ou alors apprendre à mettre un peu d'eau dans leur vin. A eux de voir.
24 décembre 2013, 00:12   Re : La tache
J'espère bien que l'In-nocence ne fraye pas avec des gens de la Quenelle, cher Jean-Marc, ce serait en effet gênant ; d'ailleurs l'expression ravie des perpétrateurs du geste est vraiment un signe ostentatoire de grasse vulgarité suffisante, c'est troublant, et je me demande même si je ne préfère pas encore Darieussecq ou la charmante Laura-Maï (la jeune carnapienne) à ces petits enculeurs en loucedé, c'est dire...
Voici un reportage de la télévision israélienne sur le sujet, sans sous-titres mais peu importe : on y voit également Gollnisch "en glissant une", arborant cet air hilare et débile qui accompagne systématiquement l'intromission symbolique, tiens....




24 décembre 2013, 00:52   Caodaïsme
Le fait qu'un mouvement ait pu, en France, faire descendre dans la rue au moins mille personnes toute une demi-journée pour une manifestation sur le mot d'ordre "Défense de la laïcité et des fêtes chrétiennes" est indiciel d'un double phénomène, très remarquable et "porteur de sens":

1. L'incontestable et très extraordinaire charisme des organisateurs de cette marche;
2. L'anormalité des "temps intéressants" que nous vivons.

En temps normaux, dans un pays sain, non miné par un mal probablement incurable, pareil mot d'ordre eût mobilisé 25 personnes, en comptant les enfants des organisateurs.

Le caodaïsme politique, concept très opérant, est sans doute symptômatique de déchirures et affrontements à venir dont doit laisser présager l'inscription du caodaïsme originel dans la chronologie des drames historiques que devait connaître l'Indochine au siècle dernier.

Entre l'apparition du caodaïsme et la fin de l'Indochine française : 35 ans, et l'indépendance du Viêt Nam : à peine plus d'un demi-siècle. Si l'observation du caodaïsme politique peut servir à la fois de témoin et de capsule d'exploration historiographique, suivant une méthodologie d'archéologie inverse (plongée en bathyscaphe dans le futur) du processus de mutation historique qui s'engage, voici donnés l'échéancier et la date butée du combat pour l'indépendance de la France au 21e siècle : libération complète en 2065.

[www-personal.usyd.edu.au]
31 décembre 2013, 12:55   Sortir de l'hypnose numérique
Je termine à l'instant la lecture du livre de Roland Reuss : Sortir de l'hypnose numérique (Ende der Hypnose en allemand). Je remercie Thomas Rothomago d'avoir signalé ci-dessus la publication de cet ouvrage -- certes, il ne faut pas compter sur les "professionnels du livre" pour transmettre ce genre d'information. Le petit codex de Reuss, qui se présente comme un recueil de réflexions brèves et non systématiques sur le livre et le "numérique", est un vrai bijou de finesse, de culture vraie et de lucidité intellectuelle. L'attention particulière que l'auteur et l'éditeur ont mis sur la mise en forme typographique, le découpage et le titrage des chapitres, contribue à en rendre la lecture agréable et conforme au sens général du texte. Quant à la critique elle-même, je ne peux qu'en souligner la pertinence et la modération -- modération qui n'est pas synonyme de minimisation dans le cas présent, car elle n'en dissimule pas moins un appel à changer radicalement de paradigme culturel.

"Point n'est besoin, comme les anachorètes du quatrième siècle, de se retirer dans le désert d'Egypte pour se soustraire au déluge incessant des informations répandues par les différents canaux. Il suffit que le domaine d'attention concentré sur le livre bénéficie à son tour de l'attention nécessaire. Et que l'on comprenne quel trésor de recueillement exceptionnel cet objet constitue. Aujourd'hui, la vie de l'esprit présuppose que la prise soit débranchée et que l'on ne soit plus embarqué sur la <toile>* et que, pour pouvoir reprendre son souffle, comme il est nécessaire, on se soit libéré de la chaîne des excitations/réactions de l'individu connecté : c'est une décision qui suppose de la faculté de juger, -- et du courage, pour s'y tenir" (Roland Reuss, p. 116).

* L'auteur a délibérément choisi d'utiliser ces guillemets simples à la place des guillemets classiques -- élément typographique irritant au départ, mais qu'il explique comme étant une volonté de "mettre à distance" les concepts concernés.

(Quant à Quentin Dolet, porté par les encouragements de certains, il retente sa chance auprès d'une poignée d'éditeurs, dont les Ilots de résistance, qui ont publié le livre de Reuss -- je vous raconterai...)
02 janvier 2014, 04:16   Hisse et Ho
Eh bien, cher Quentin, il semble que votre Reuss ait heureusement réussi à inspirer les In-nocents Absents, et qu'ils soient tous occupés à la reprise (du souffle) et au recueillement, tant la manœuvre du "frêle esquif" de l'In-nocence s'avère délicate.
Puissent les vaillants argonautes que nous sommes se mettre à l'eau et pousser l'ingouvernable et capricante embarcation, si erratique qu'en soit le parcours !

(Permettez-moi cette petite confession : j'ai pour molle et honteuse habitude, le matin venu, de me coucher en posant sur ma poitrine mon ordinateur portable au dessous chaud, comme une vivante présence à califourchon, et c'est dans cette position que j'ai pu lire, et je dis bien lire, nombre de livres et d'écrits les plus divers, certains requérant la plus sévère contention d'esprit, sans être au demeurant distrait le moins du monde par de frivoles ou canailles sollicitations de la <toile>, je le jure.
Je ne dois pas être le seul freak dans ce cas...)
02 janvier 2014, 06:14   Freakish fetish
Non, vous n'êtes pas le seul, cher Alain, j'ai moi aussi pour molle et honteuse habitude, le matin venu, de me coucher en la posant sur moi, celle au dessous chaud, vivante présence à califourchon, et c'est dans cette position que j'ai pu lire, et je dis bien lire, sur son visage et dans son regard absent certaines pensées qui éclairent mes journées, en raniment le sens, en irriguent les heures, en apaisent les affres et en éteignent par avance tout souvenir douloureux.

S'il manque au numérique le volume, il manque au papier le chiffon de la chair: rien de tel qu'un être humain pour vous faire la lecture de vous-même le regard absent, vous livrer en ondoyant le récit et tout l'avenir et le passé capricant de votre vie en rendant hommage à la fulgurante corporéité du présent matinal, inlassable commencement, et qui jamais par personne ne s'était laissé prévoir si lumineux.

Tous mes meilleurs voeux frivoles pour cette nouvelle année cher Alain, mêlés à mon admiration.
02 janvier 2014, 08:19   Re : Hisse et Ho
Bonne année de lectures vivifiantes, chères Présences (facétieuses et critiques) de la <toile> !
02 janvier 2014, 10:16   Re : Hisse et Ho
Merci chers amis, meilleurs vœux à vous aussi, de frivolités comme de délectable grand sérieux, ainsi qu'à tous les participants hibernants du forum.
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