Je me demande si Foucault n'est pas lui-même parfois l'objet de certaines caricatures, notamment dans la reprise, dans la critique à son encontre, de notions et de catégories qu'il voulait lui-même battre en brèche (l'"État" considéré comme un tout, les "totalités sociales", le peuple, l'individu, la révolution, l’avènement utopiste d’une ère nouvelle etc.). Voici quelques extraits du livre de John Rajchman sur Foucault,
La Liberté de savoir, qui propose une lecture bien plus neutre idéologiquement, plus fine et probablement plus fidèle, et plutôt que d'enfermer Foucault dans la gentille et commode babiole du "structuralisme" et la contestation spectaculaire à tous crins, préfère utiliser le concept d'"histoire nominaliste" (opposé au discours révolutionnaire) et prend acte d’un certain pessimisme ou désabusement inhérent à cette pensée, qui n’aura jamais cru qu’une société sans normes fût réellement possible, mais envisageait la liberté comme un écart seulement minimal des "configurations de pouvoir" normatives que l’"archéologie" aura permis de mettre au jour.
« Les démarches nominalistes et révolutionnaires reposent donc sur deux conceptions fondamentalement opposées de l’histoire : un nominaliste écartera tout mouvement nécessaire ou périodisation cyclique totale dans l’histoire, car il ne voit en elle que processus et changement anonyme et non concerté.
Aussi contestera-t-il forcement que les luttes de classes ou l’émancipation sociale de l’humanité puissent constituer le moteur de l’histoire : des configurations de pouvoir "dispersées" ne sauraient exercer la poussée historique que les marxistes attribuent à l’antagonisme opposant forces productives et rapports de production. […] Foucault proscrit la notion d’évolution ou de croissance interne comme, du reste, celle de permanence ou pérennité.
Comme, par ailleurs, l’analyse nominaliste du pouvoir se fonde sur certaines prémisses qui excluent toute classification essentielle, naturelle ou inéluctable des individus et proscrit donc toute métaphore naturalisante, elle soutiendra que, loin d’être nés libres, nous sommes toujours déjà pris dans quelque configuration de pouvoir. C’est pourquoi l’histoire doit examiner les profondes configurations anonymes qui déterminent le regroupement et la classification des individus — et donc entreprendre l’archéologie de nos régimes politiques, déterminés, à un niveau profond, par toute une configuration stratégique anonyme dont n’émergent jamais que les manifestations dispersées. À ce niveau-là, la souveraineté ne saurait être l’apanage d’un groupe ou d’une classe ; et le changement ne peut être l’œuvre concertée d’un groupe ou d’une classe. Ainsi les individus ne peuvent-ils espérer trouver leur liberté au terme de quelque quête dont leur Essence ou leur Identité constituerait le Graal, mais bien plutôt dans la rébellion contre les catégorisations, classifications et définitions de toutes espèces dont ils font déjà l’objet.
C’est pourquoi un historien nominaliste ne prétendra jamais avancer d’idéologie nouvelle, ni représenter les intérêts du peuple ou de la société dans son ensemble — et moins encore, prêcher de révolution.
[…]
Selon lui, il ne saurait exister de société non utopique qui soit rigoureusement libre. Car l’idée même de société rigoureusement libre est parfaitement utopique. En fait, dans une perspective nominaliste, l’utopie ne représente guère qu’un pur effet de discours, voire une assertion erronée découlant d’une conception purement intellectuelle de l’histoire.
[…]
En tout état de cause, loin de définir un étalon de souveraineté à l’usage de notre société, Foucault a avancé une nouvelle conception du pouvoir : configuration essentiellement stratégique, où classes et groupes ne joueront jamais un rôle déterminant mais dont l’évolution n’est pas acquise une fois pour toutes par un nouveau contrôle des appareils ni par un nouveau fonctionnement ou une destruction des institutions ; en revanche, aucun de ces épisodes localisés ne peut s’inscrire dans l’histoire sinon par les effets qu’ils induisent sur le réseau où ils sont pris.
Nul épisode localisé, nul réseau isolé ne serait donc historiquement inéluctable, ni irréversible ; chaque épisode, chaque réseau induit ainsi révolte et rébellion, tant potentielles que réelles. Si le pouvoir n’est jamais définitivement ou inconditionnellement assuré, il ne peut non plus être bouleversé de fond en comble, ni redistribué, et moins encore balayé une fois pour toutes. Aussi un combat se déroule-t-il constamment sur tous les fronts : dans les corps, les coutumes, les lois, les morales, les langues, les arts…
L’histoire nominaliste est donc l’histoire de ces combats, de leurs stratégies profondes et des guerres où elles s’enchevêtrent. Mais elle ne saurait être une histoire des traditions ou du progrès : car, en somme, cette histoire n’admet que "les hasards de la bataille".
Aussi, retournant la formule de Clausewitz, Foucault voit-il dans la politique "la continuation de la guerre par d’autres moyens". L’histoire doit nous permettre d’analyser l’état de guerre propre aux temps modernes et non nous entretenir dans des espérances révolutionnaires. Car nulle guerre ne saurait mettre fin à toute domination, et nulle révolution ne saurait advenir. »