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Michel Foucault en novembre 1971

Envoyé par Francis Marche 
Je ne connaissais pas cet entretien de Foucault :

[www.youtube.com]

Trois ans après mai 68, mais six ans après la parution des Mots et des Choses et de l'Archéologie du Savoir, le penseur phare de cette génération apparaît en dessous de tout. On est effaré de voir la très belle, l'éclatante intelligence qui produisit avec rigueur, de manière inspirée, ces deux ouvrages rondement écrits et pensés, admirablement conduits, se vautrer dans une soupe idéologique à très courte vue, entièrement doxique, absorber l'air du temps à grandes goulées sans la moindre retenue, parler du monde (l'Occident, le Capitalisme, le maoïsme) comme s'il venait d'y naître.

L'époque était folle, non point seulement dans et par ses grandes figures dont était Foucault, c'est l'époque elle-même qui était mégalomaniaque (rien n'avait vraiment compté avant sa venue) marquée, dominée qu'elle était par une foncière et désarmante bêtise toute neuve et ayant foi en son omnipotence proclamée à tous les vents. Une génération sentait son heure arriver; elle inventait n'importe quoi pour sustenter de discours son accès prochain aux commandes du pays et de ses destinées historiques. Tout et n'importe quoi lui étaient bon dans son effort pour faire naître le neuf et lui faire endosser un sens.

Foucault est né trop tôt disent certains. S'il était parmi nous, la rigoureuse implacabilité de sa démarche d'esprit d'alors nous serait utile pour repenser ce qui advient. Ce regret est tout ce qui peut sauver Foucault aujourd'hui : débarassée de ses scories doxiques, la nudité structuraliste de sa démarche pourrait en effet et à la rigueur s'appliquer à l'analyse de l'état social actuel, mais tout juste, et pour un bien modeste apport.
Utilisateur anonyme
01 mai 2014, 09:05   Re : Michel Foucault en novembre 1971
Jean-Marc Mandosio a mis en évidence le conformisme de Foucault dans un petit ouvrage qui s'intitule Longévité d'une imposture.
Oui merci. Je savais que cet ouvrage existait et me doutais un peu de ce qu'il pouvait contenir. A présent, j'en ai une idée tout à fait précise. Impossible d'échapper à l'idée qu'il devait exister deux Foucault, du moins à cette époque : celui de l'Ordre du discours, de Raymond Roussel, et l'agité du bocal que l'on voit dans ce film.
Je recommande vivement le livre de Mandosio qui montre combien l'essentiel de la production foucaldienne est fumeuse et fausse. "Les mots et les choses" est un livre historiquement faux, tout comme son "Histoire de la folie à l'âge classique". Foucauld excelle, par son intelligence au moins rhétorique, dans l'habillage de lieux communs et d'erreurs et dans leur transformation en pseudo-théories révolutionnaires.
Au fond, toute sa pensée se réduit à ceci : une critique non pas de certaines normes, mais de toute norme, car une norme crée des marges et les marges sont des lieux de souffrance. Voulant supprimer la souffrance, on en conclut qu'il convient de supprimer les marges, ce qui oblige à rejeter toute norme. Or aucune société ne saurait exister sans norme, donc sans marge.
Il y a une hystérie de la pensée de Foucauld : je souffre d'être dans une marge, donc je vais démontrer le caractère criminel des normes qui produisent les marges et la souffrance.
Pire que Foucauld cependant, ses épigones, Potte-Bonneville en tête. Ils ont radicalisé le caractère incompréhensible et fumeux de sa pensée, mais sans sa flamboyance ni son côté vaguement novateur. Ce sont des petits foucaldiens...
Il fut le penseur le plus politique de son temps, plus que Sartre ne le fut jamais. La pensée politique, toute l'oeuvre de philosophie politique de Sartre fut un échec (elle a débouché sur l'histrionisme d'un BHL et à peu près rien d'autre), cependant que Foucault, pour le dire vite, était "beaucoup plus en prise sur son époque" ; d'une quinzaine d'années le cadet du premier, il esquiva naturellement l'époque "marxisme indépassable philosophie de notre temps" pour mordre à une autre, à un autre siècle. Le journal Libération et l'aventure sociétale dont il fut l'emblème et l'accompagnateur fut foucaldien de part en part, jamais sartrien comme le nom de son fondateur pourrait porter à le croire. Sartre échoua mais Foucault, pourtant mort prématurément, réussit pleinement son oeuvre politique.

L'arme du structuralisme s'est avérée efficace dans cette révolution, dans le triomphe de l'époque (l'épistémé nouvelle); Sartre, comme Foucault, bêtifèrent avec l'époque, à l'unisson de sa voix, mais Foucault, meilleur communicateur, et meilleur écrivain aussi, opéra la tabula rasa que selon lui l'enchaînement historique des épistémés appelait et commandait.

Quelles que soient les bêtises que Foucault pouvait articuler dans ces années, comme on le voit faire dans cet entretien, sa voix portait, pourrait-on dire parce qu'elle proclamait une fin de l'histoire entendue d'avance, qui ne nécessitait qu'à peine d'être théorisée, qui pouvait se satisfaire de toutes sortes de flamboyantes approximations. Cette "fin de l'histoire" s'inscrit dans une forme particulière d'entéléchie: elle signifie la fin du poids de l'histoire sur un présent décrété point d'arrivée et d'aboutissement, terminus de la figure de l'homme. L'aboutissement de l'histoire précipite dans la caducité tout enseignement historique et cet anéantissement est l'indication sûre de cet aboutissement, lui-même encore corroboré par l'extinction de cette figure (de son opaque sujet) : je dis cela pour ne plus avoir à le penser affirme Foucault en cloture de cet entretien. Ainsi décrète-t-on, autoritairement, l'aube d'une ère nouvelle. Pensée impérieuse, impériale, fondatrice.

Je ne jugerais pas aussi durement les Mots et les choses que vous le faites, Virgil. Cet ouvrage fut rédigé à une époque inventive mais sérieuse et appliquée, antérieure à l'ouverture des vannes de la bêtise et du spectacle de soi opérée par Mai 68.
Cher Francis,
"Les mots et les choses" est un livre terriblement faux dans le domaine que je connais le mieux (parmi ceux qu'il aborde), l'histoire de la linguistique. Il donne comme fondateurs des textes qui ne le furent que rétrospectivement et oublie des grands textes tout simplement parce qu'il ne les a pas lus. Il fait une histoire partielle, partiale et lacunaire des disciplines. Son concept d’épistémè est fumeux, jamais vraiment défini et finalement assez peu éclairant. Quant à la manière dont les différentes disciplines seraient affectées de structures inconscientes, il ne parvient jamais à l'établir de manière vraiment convaincante.
J'ai beaucoup lu Foucauld au cours de mes années d'études, mais toutes les lectures ultérieures que j'ai pu faire ont conduit à nuance, voire à réfuter, ses positions. Dans l'Histoire de la folie, son interprétation de la Première Méditation de Descartes, qu'il donne comme un texte fondateur sur la folie, est un contresens - ce que montra magistralement Derrida à l'époque.
Je reconnais à son écriture un charme certain qui rend difficile l'abandon de la fréquentation de ses livres. En revanche, sa pensée, devenue un dogme - et lui une vache sacrée - me semble on ne peut plus fausse et la théorie du genre actuelle en est un rejeton fidèle, jusque dans sa radicalité et sa bêtise.
Bien. Il y a des lustres que je retarde de rouvrir Les Mots et les choses. Vous lisant, je commence à réaliser pourquoi.
C'est en effet un livre au charme puissant, mais trompeur, comme beaucoup de ses livres.
Marcel Gauchet, préface à Marcel Gauchet et Gladys Swain, La pratique de l'esprit humain, à propos de la théorie de Foucault sur la folie : "disons tranquillement qu'elle est fausse de part en part, en assumant le caractère épistémologiquement réactionnaire de pareille proposition"

Même critique chez Claude Quétel, Histoire de la folie de l'antiquité à nos jours, chapitre "L'évangile selon Foucault"
Utilisateur anonyme
02 mai 2014, 04:03   Re : Michel Foucault en novembre 1971
J'en connais un qui doit être bien content que l'épistémè foucaldienne ait triomphé (dans la mesure où cela lui importait) de l'épistémè odieuse et normative de M. Marcel Eck, pourtant. Cette dernière étant naturellement fondée scientifiquement, et pas simple répression et préjugé moral, comme Foucault nous l'a fait sottement croire.
Les prises de position militantes de Michel Foucault dans cet entretien sont assises, selon lui (c'est ce dont il essaie de nous convaincre), sur une analyse raisonnée de faits établis.
Bien. Pourquoi pas ? Mais personne n'est obligé de le croire sans examen.

1. Il fait porter la responsabilité des "normes" (morales, sociales, sexuelles, etc.) sur le capitalisme qui, suivant la "vulgate" marxienne, sinon marxiste, a besoin de corps dressés et soumis pour assurer la production de biens. Or, tout ce que l'on peut observer du capitalisme depuis un demi siècle dément cette fable. Le capitalisme a d'abord besoin de consommateurs. Le problème n'est pas la production des biens, laquelle peut être assurée par des machines, mais la consommation des marchandises produites et la satisfaction de tous les désirs humains par une marchandise correspondante ou tous les services imaginables.. Le capitalisme est libertaire et sans doute plus libertaire que ne l'était Foucault.

2. MF déteste les normes, qu'il tient pour des entraves au désir et à la liberté des hommes. Ce que l'on peut observer, c'est, depuis 1970, la croissance délirante des normes - et dans tous les domaines : non seulement juridique, mais aussi dans les domaines de l'économie, de la société, des moeurs, de la politique, des opinions et de la communication des opinions, de l'idéologie, etc. Nous vivons dans un empire de normes, de normativité, de normalisation. Même un président de la République se définit, pour se faire élire, comme conforme à la norme. Le paradoxe, qui n'en est pas un en réalité, tient au fait que ce sont les contempteurs des normes (les écolos, les libertaires, les gauchistes, etc.), tous disciples, plus ou moins conscients, de Foucault qui ont multiplié en l'espace de quarante ans par cent, par mille, par cent mille, le nombre de normes. Et cette folie n'est pas près de s'arrêter.

3. MF est un structuraliste de pacotille. Peu lui importent les "éléments", les unités, les faits qui composent un ensemble ou une réalité - ils perdent toute spécificité au point qu'ils peuvent être remplacés par n'importe quel autre élément, unité, fait. L'essentiel, ce sont les relations (d'analogie, d'opposition, de parallélisme...) qu'ils entretiennent ou dont MF dit qu'ils entretiennent. Se plaçant à ce niveau-là de généralisation, il peut conclure que tout est dans tout et que rien n'est dans rien et que tout savoir, quel que soit objet, peut être saisi par le premier venu.

4. Ce qu'il reproche à la psychiatrie (le savoir procède d'une exclusion première et d'un enfermement préalable) et à toutes les "sciences" humaines (linguistique, histoire, psychologie, etc.) peut lui être objecté : qu'est-ce que l'exclusion de toutes les unités d'un ensemble au seul profit des relations, sinon une démarche homologue de celle des "spécialistes" de la folie ou de la sanction - de la surveillance et de la punition ?

5. L'image qu'il se forme de la France en 1970 (tyrannie, oppression, répression, étouffement des libertés) est tellement fausse que la seule critique que l'on peut en faire est un grand éclat de rire ou bien faire comme ce personnage de Rabelais qui compissait toutes les thèses de l'Université.
Et de ces délires naquirent le CRS-SS et le surveillant général de l'internat rhabillé en kapo. Aujourd'hui encore, et alors que toutes les figures de l'autorité fantasmée ont été renversées (au passage: existe-t-il un autre pays que la France où l'on se moque autant des policiers et des militaires?), le moindre contrôle d'identité met en transe les libertolâtres. Ces derniers, fidèles aux affinités de Foucault (aah, les mollahs iraniens...) et consorts, poursuivant leur rêve paradoxal de république islamique. Go figure...
L'on parle d'époque à propos de ces "années Foucault", celles de l'université Paris-Vincennes où se déconstruisait le monde ambiant et s'analysait son agonie. Mais au vu de cet entretien, peut-être faudrait-il évoquer la suspension de toute époque historique, la phase neutre de l'hyperbole où le moment d'apesanteur des corps en inversion de trajectoire abolit leur poids, soit l'epochè même (ἐποχή), la suspension des charges historiques, condition à une aube nouvelle ou nouvelle origine. C'est le sens de la proclamation foucaldienne d'alors (je pense et je dis cela pour ne plus avoir à le penser autrement dit, je pense pour ne plus être).

Ce structuralisme a beau être de pacotille, il a beau être structuralisme pour élève de terminale ou ménagère de moins de cinquante ans, il réussit tout ce que les autres structuralismes nobles (de Saussure à Lévi-Strauss) avaient préparé : l'arrêt du train de l'histoire (l'arrêt de son char comme le voudrait dire le populaire), et le lancement d'un âge nouveau, aux explosions normatives entièrement régénérées, investies d'une vigueur neuve. Telle était la grossière entreprise foucaldienne; telle fut sa réussite. La justice française, en 2014, avec Mme Taubira, par exemple, est foucaldienne de part en part. Sur ce seul plan, le triomphe stratégique de Michel Foucault est total.

Il en est en histoire comme en amour : c'est le dernier venu, le moins profond, le plus faussement flambeur, le plus vulgaire des prétendants de troisième rang qui d'un geste brutal et sans grâce saisit et emporte sur son coursier boiteux et borgne la princesse rendu lasse et à la longue fanée par les flatteries de galants trop éthérés et d'intentions mal ajustées et trop complexes.

La politique reste le terrain où triomphe le brutal, l'audacieux, l'expert sûr de lui, le grand généreux en approximations parlantes. Foucault fut le seul intellectuel, "philosophe" français qui, au siècle dernier vit ses entreprises politiques couronnées de succès au-delà de toute espérance.
Utilisateur anonyme
07 mai 2014, 20:44   Re : Michel Foucault en novembre 1971
Bon, bon, très bien, mais dans ce cas Renaud Camus n'a pas à se plaindre de M. Marcel Eck, comme il le fait là : [vehesse.free.fr]
Qu'est-ce que c'est que ces petites plaintes de libertaire inconscient de la nécessité des normes ?
Utilisateur anonyme
09 mai 2014, 04:31   Re : Michel Foucault en novembre 1971
Dire, comme le fait M. Camus, "je suis toujours du côté des normes et des tenants de l'ordre social, sauf quand celui-ci m'est défavorable, et alors là le tenant de l'ordre est un monstre, un "tortionnaire", etc.", c'est précisément cela l'hystérie.
Il faudrait donc savoir si, en 1971, Renaud Camus se serait situé de lui-même du côté de Foucault ou de celui de M. Marcel Eck. Je pense connaître la réponse. Toute l'entreprise camusienne est donc fondée sur cette étrange blessure narcissique, et son rapport proprement délirant au pacte social est né là.
Mais il ne saurait être question seulement de l'ordre et de la norme, ou du désordre et de l'hors-norme exclusivement : ce n'est bien entendu que la friction de ces deux bords antagoniques qui est érotique, comme dirait Barthes à propos du discours, certainement pas la mortelle hypercorrection ou la pure révolte à vide, qui en perd d'ailleurs tout sens.
L'Eck, aussi obtus soit-il, est aussi nécessaire que peut être passionnant Foucault, quoi qu'assènent les intraitables zoïles de l'In-nocence...
Idéalement, comme vous semblez le suggérer, Renaud Camus devrait se situer entre les deux bords ainsi constitués, ou entre les lèvres de la blessure, qui est après tout un endroit aussi illusoirement sûr que le cratère d'un obus, mais je m'avance peut-être un peu...
L'image du cratère d'obus illusoirement sûr, sa béance bravant crânement la terrible loi des séries, est utile: sécurité de ce lieu où l'on a fait le pari que l'histoire ne frappera pas deux fois de la même manière.

L'ordre a changé. La norme s'est inversée, et l'oeuvre et l'action politique de Foucault ont été un instrument majeur de ce renversement. Quand Foucault donnait cet entretien où il annonce que, ayant dit sa pensée, il n'y pensera plus, à savoir qu'il vient de mettre un terme au monde dont il a livré le sens (de l'histoire) à tel titre que le monde renversé ne donne plus aucunement lieu de le penser, une norme nouvelle est éclose que la pensée va démiurgiquement s'appliquer à façonner dans le politique; à cette époque, Renaud Camus était ou devenait socialiste -- dans un entretien récent il confiait que le Parti socialiste, lui semblait-il alors, représentait l'avenir. L'histoire a frappé comme un tir d'obus et dans le cratère ainsi formé, prendre place et trouver refuge.

Point de grave incohérence: traverser le champ des normes comme un champ de mines; faire le pari que rien de ce qui est advenu ne se réitèrera jamais tel quel; et adhérer et participer ainsi à la défense de l'ordre re-advenu jusqu'à ce qu'il se mue à son tour en désordre ressenti.
Se plaindre de Marcel Eck, ce n'est pas se plaindre de la norme, mais de l'application forcée de la norme. Il me semble que le Renaud Camus de 1971 réclamait seulement la possibilité de vivre hors de la norme (ou de la modifier marginalement), sans y être ramené de force (par M. Eck), ni nécessairement remettre en cause l'existence même de la ou des normes, comme le faisait Foucault.

Entre ceux qui considèrent que la norme doit s'appliquer à tous, quoi qu'il en coûte, et ceux qui considèrent qu'elle est par essence fasciste (etc.), il y a suffisamment d'espace pour une troisième voie. Ou plus exactement : on n'est pas obligé de se soumettre à l'opposition norme / subversion ou à son avatar contemporain majorité / minorité. On peut essayer de penser hors de ce piège...
Une société se bâtit sur des normes partagées par le plus grand nombre. Néanmoins, comme toute norme risque de heurter tel ou tel de ses membres, elle ménage généralement des marges pour que ceux qu'elle heurte puissent vivre sans la subir, ou sans la subir trop durement. La marge est une soupape qui permet à la norme de survivre.
Deux erreurs furent commise à propos des normes : la volonté de supprimer les marges au nom des normes (application fanatique et aveugle des normes) et la volonté de supprimer les normes au nom des marges (refus de la norme au nom de l'excès de l'erreur précédente.
Si penser consiste à savoir analyser pour juger, un penseur se reconnaît à son aptitude à distinguer une réalité de sa caricature, une norme de ses excès. Foucauld confond en permanence la réalité et sa caricature. L'Etat peut être totalitaire - il n'y a même que lui qui peut l'être - il en conclut que tout Etat est plus ou moins totalitaire. La raison est la norme, il en conclut que la raison est une norme oppressante et que le fou est un opprimé qu'il faut libérer. Parce qu'il n'aime pas l'air des marges - ou plutôt parce qu'il n'aime pas le fait de ne pas pouvoir choisir sa marge - Foucauld attaque ce qui les crée, mais il le fait en vivant dans la norme sociale la plus confortable (professeur au Collège de France) et en posant en marginal à une époque où ses pratiques sexuelles ne sont plus très problématiques (juridicquement parlant). C'est l'imposteur type : le rebelle du Collègue de France, l'homosexuel invité partout (en tant que tel), le radical de salon, etc. Mandosio raconte cela très bien.
Citation
Jérôme Reybaud
Se plaindre de Marcel Eck, ce n'est pas se plaindre de la norme, mais de l'application forcée de la norme. Il me semble que le Renaud Camus de 1971 réclamait seulement la possibilité de vivre hors de la norme (ou de la modifier marginalement), sans y être ramené de force (par M. Eck), ni nécessairement remettre en cause l'existence même de la ou des normes, comme le faisait Foucault.

Entre ceux qui considèrent que la norme doit s'appliquer à tous, quoi qu'il en coûte, et ceux qui considèrent qu'elle est par essence fasciste (etc.), il y a suffisamment d'espace pour une troisième voie. Ou plus exactement : on n'est pas obligé de se soumettre à l'opposition norme / subversion ou à son avatar contemporain majorité / minorité. On peut essayer de penser hors de ce piège...

C'est l'objectif de Tricks, ouvrage où il n'est question nulle part de transgression ni de révolte ni de marginalité, à l'opposé de ce qu'écrivait Bataille, si je me souviens bien. Bataille ne cessait de rendre hommage à la norme par ses continuelles transgressions.
Parcourant l'ouvrage d'Alain Badiou Saint-Paul et la fondation de l'universalisme (paru en 1997) en contrepoint du visionnage de ce film, il est impossible de ne pas reconnaître, dans les traces laissées par Foucault à cette époque (et de cette épochè) ce fait comme évidence : la transgression est un hommage servile à la loi. Mais la fin de toute transgression, pauliniennement annoncée par Foucault dans ce film, de par le ton de sérieux qui souligne cette annonce d'une intentionalité profonde, semble dire la venue et la fondation d'un ordre universel inédit, celui-là même qui de la transgression automatique des lois fera passer le monde hors le champ de leur immanence, dans une universalité nouvelle puis une transcendance dont l'instauration sera appelée par cet excès (Badiou insiste sur la notion de "surabondance" de la grâce chez Paul).

En 2014, la dernière des cloisons ne vient-elle pas de sauter symboliquement, par l'hommage au loft sexuel (le site sexuel entièrement décompartimenté par le genre et désubjectivé -- je ne me définis plus sexuellement, je confie cette charge à mon imago social) que représente ce travesti à barbe, icônique de l'Europe nouvelle, à qui l'on vient de décerner le trophée de l'Eurovision ? Le concours de chansons de l'Eurovision a toujours été investi d'une charge politique certaine pour l'ensemble du continent; il jalonne de son symbole les étapes de son évolution depuis l'après-guerre. Les récents commentaires russes sur le lauréat de son prix 2014 l'attesteraient s'il en était besoin.[*]

Le processus d'évolution suit un protocole qui pourrait passer pour biologique : les compartiments de l'entité collective européenne se dissolvent, les frontières nationales meurent, croulent, cependant que l'exclusion de Soi (et l'extinction de sa subjectivité) dans le culte de l'Autre doit (fort illusoirement) produire de l'Un, mais il n'est pas même aujourd'hui jusqu'à cette part subjective faite de division, de partition, soit l'identité sexuelle (cette province qui occupa Foucault), qui ne rejoigne la soupe primitive remise sur le fourneau --- forge de l'alchimie sociale et anthropologique moderne.

Processus biologique de refonte de la cellule vivante par exemple, ou d'une monstrueuse embryogenèse : les moments de dissolution, lors desquels les parties coulent les unes dans les autres, où se liquéfient les structures (cette phase a nom prophase de la méiose en cytologie, mais la nymphose des larves de papillon pourrait servir elle aussi de comparaison), précèdent la constitution de la chose vivante neuve, le monstre redoutable entièrement recomposé, recompartimenté, ignorant tout de sa généalogie et de "l'homme ancien" ; c'est ainsi que l'Empire-monstre, sans frontière intérieure ni extérieure (comme l'Ukraine est en train de l'éprouver) doit voir son institution précédée d'une phase prolongée de dissolution de l'existant. De cette dissolution, Foucault fut un des prophètes (comme en témoigne son cogito inversé dans cette vidéo). Qu'il fut un imposteur constitue un détail de l'histoire : Paul de Tarse l'avait été tout autant que lui.

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[*] Un exemple de la propagande politique européiste-refondatrice qui, instantanément, se connecte à l'événement pour en nourrir sa prédication:
«Félicitations Conchita! Formidable vote. Citoyens de l'UE, utilisez maintenant votre droit de vote pour une Europe ouverte», a écrit sur Twitter la ministre suédoise aux Affaires européennes, Birgitta Ohlsson, dans une allusion aux élections européennes, qui se déroulent du 22 au 25 mai.
[www.lefigaro.fr]
Conchita Wurst, apôtre des nations.
12 mai 2014, 06:11   Guérilla permanente
Je me demande si Foucault n'est pas lui-même parfois l'objet de certaines caricatures, notamment dans la reprise, dans la critique à son encontre, de notions et de catégories qu'il voulait lui-même battre en brèche (l'"État" considéré comme un tout, les "totalités sociales", le peuple, l'individu, la révolution, l’avènement utopiste d’une ère nouvelle etc.). Voici quelques extraits du livre de John Rajchman sur Foucault, La Liberté de savoir, qui propose une lecture bien plus neutre idéologiquement, plus fine et probablement plus fidèle, et plutôt que d'enfermer Foucault dans la gentille et commode babiole du "structuralisme" et la contestation spectaculaire à tous crins, préfère utiliser le concept d'"histoire nominaliste" (opposé au discours révolutionnaire) et prend acte d’un certain pessimisme ou désabusement inhérent à cette pensée, qui n’aura jamais cru qu’une société sans normes fût réellement possible, mais envisageait la liberté comme un écart seulement minimal des "configurations de pouvoir" normatives que l’"archéologie" aura permis de mettre au jour.

« Les démarches nominalistes et révolutionnaires reposent donc sur deux conceptions fondamentalement opposées de l’histoire : un nominaliste écartera tout mouvement nécessaire ou périodisation cyclique totale dans l’histoire, car il ne voit en elle que processus et changement anonyme et non concerté.
Aussi contestera-t-il forcement que les luttes de classes ou l’émancipation sociale de l’humanité puissent constituer le moteur de l’histoire : des configurations de pouvoir "dispersées" ne sauraient exercer la poussée historique que les marxistes attribuent à l’antagonisme opposant forces productives et rapports de production. […] Foucault proscrit la notion d’évolution ou de croissance interne comme, du reste, celle de permanence ou pérennité.
Comme, par ailleurs, l’analyse nominaliste du pouvoir se fonde sur certaines prémisses qui excluent toute classification essentielle, naturelle ou inéluctable des individus et proscrit donc toute métaphore naturalisante, elle soutiendra que, loin d’être nés libres, nous sommes toujours déjà pris dans quelque configuration de pouvoir. C’est pourquoi l’histoire doit examiner les profondes configurations anonymes qui déterminent le regroupement et la classification des individus — et donc entreprendre l’archéologie de nos régimes politiques, déterminés, à un niveau profond, par toute une configuration stratégique anonyme dont n’émergent jamais que les manifestations dispersées. À ce niveau-là, la souveraineté ne saurait être l’apanage d’un groupe ou d’une classe ; et le changement ne peut être l’œuvre concertée d’un groupe ou d’une classe. Ainsi les individus ne peuvent-ils espérer trouver leur liberté au terme de quelque quête dont leur Essence ou leur Identité constituerait le Graal, mais bien plutôt dans la rébellion contre les catégorisations, classifications et définitions de toutes espèces dont ils font déjà l’objet.
C’est pourquoi un historien nominaliste ne prétendra jamais avancer d’idéologie nouvelle, ni représenter les intérêts du peuple ou de la société dans son ensemble — et moins encore, prêcher de révolution.
[…]
Selon lui, il ne saurait exister de société non utopique qui soit rigoureusement libre. Car l’idée même de société rigoureusement libre est parfaitement utopique. En fait, dans une perspective nominaliste, l’utopie ne représente guère qu’un pur effet de discours, voire une assertion erronée découlant d’une conception purement intellectuelle de l’histoire.
[…]
En tout état de cause, loin de définir un étalon de souveraineté à l’usage de notre société, Foucault a avancé une nouvelle conception du pouvoir : configuration essentiellement stratégique, où classes et groupes ne joueront jamais un rôle déterminant mais dont l’évolution n’est pas acquise une fois pour toutes par un nouveau contrôle des appareils ni par un nouveau fonctionnement ou une destruction des institutions ; en revanche, aucun de ces épisodes localisés ne peut s’inscrire dans l’histoire sinon par les effets qu’ils induisent sur le réseau où ils sont pris.
Nul épisode localisé, nul réseau isolé ne serait donc historiquement inéluctable, ni irréversible ; chaque épisode, chaque réseau induit ainsi révolte et rébellion, tant potentielles que réelles. Si le pouvoir n’est jamais définitivement ou inconditionnellement assuré, il ne peut non plus être bouleversé de fond en comble, ni redistribué, et moins encore balayé une fois pour toutes. Aussi un combat se déroule-t-il constamment sur tous les fronts : dans les corps, les coutumes, les lois, les morales, les langues, les arts…
L’histoire nominaliste est donc l’histoire de ces combats, de leurs stratégies profondes et des guerres où elles s’enchevêtrent. Mais elle ne saurait être une histoire des traditions ou du progrès : car, en somme, cette histoire n’admet que "les hasards de la bataille".
Aussi, retournant la formule de Clausewitz, Foucault voit-il dans la politique "la continuation de la guerre par d’autres moyens". L’histoire doit nous permettre d’analyser l’état de guerre propre aux temps modernes et non nous entretenir dans des espérances révolutionnaires. Car nulle guerre ne saurait mettre fin à toute domination, et nulle révolution ne saurait advenir. »
Croisant les lectures de Badiou et de Foucault, s'illustre avec éloquence un chiasme, un principe de vases communicants que l'on pressentait depuis longtemps :

Les philosophes remarquables font de piètres penseurs politiques, et lorsque leur travail philosophique est remarquablement puissant, leur pensée politique en devient catastrophique : tel est le cas d'Alain Badiou, tel fut le cas de Martin Heidegger.

A l'inverse, les maigres philsosophes, les philosophes simples, vaguement obsessionnels, vaguement imposteurs et un rien "illuminés" (Badiou insiste sur l'antiphilosophie de Paul) font de puissants et révolutionnaires penseurs politiques (sur ce point Badiou n'hésite pas à parler de "Révolution culturelle" s'agissant du paulinisme) : tel fut le cas d'Alexandre Kojève qui au travers de son imposture néo-hégélienne (voir [www.in-nocence.org]) devint prophète et acteur du millénarisme européen ; tel fut le cas de Michel Foucault et bien sûr, primer inter pares, de Paul de Tarse pharisien transfuge et imposteur.
Cher Francis Marche,
Pour commencer, si Badiou est un admirable professeur (dont je suivis les cours), sa pensée est plus que fumeuse - notamment son livre sur Saint Paul, qui vient servir sa théorie de l'événement (dont le paradigme reste la révolution française ou russe ou chinoise). Sa thèse ontologique (l'être, c'est le multiple), c'est du sous-Aristote, du sous-Heidegger, simplement compliquée par des pages de mathématiques et une rhétoriques khâgneuse mêlée de jargon psychanalytique (lacanienne) et structuraliste. Politiquement, c'est d'une faiblesse achevée : "Ils sont ici, ils sont d'ici." (il est surtout actif sur le front de l'immigration : pas plus immigrationniste que lui) ou d'autres fadaises criminelles du genre.
Pour Foucauld, il fut politiquement d'une nullité crasse : il célébra la révolution iranienne dans sa forme, pas seulement dans son fait. On pouvait trouver bon que le Chah et sa clique soient renversés, mais il me semble que le bon sens politique exigeait au moins d'attendre un peu avant de juger ce qui l'avait remplacé, a fortiori de s'enthousiasmer pour une révolution islamique qui allait devenir le modèle d'un réveil de l'islam mondial.
Pour Heidegger, c'est un peu différent, il fut évidemment "bête", selon ses propres mots, dans son engagement aux côtés des nazis en 1933 et ouvrit les yeux en 1934. Mais sa pensée donnait et continue de donner tous les outils intellectuels pour voir le caractère nihiliste du nazisme (mais aussi d'un certain capitalisme américain mortifère, du bolchévisme, etc.). Ses étudiants comprenaient très bien que ses cours sur Nietzsche, Hölderlin (que cherchaient à récupérer les nazis et dont Heidegger montra qu'ils n'avaient rien à voir avec les délires de Rosenberg et ses amis), Parménide, Héraclite, Platon, etc. permettaient de comprendre que l'entreprise nazie était du nihilisme complet, qu'elle conduisait l'Allemagne, et avec elle une partie de l'Europe, dans le mur.
Badiou et Foucauld ont grandi et vécu dans une France libre et ils ont adoré des régimes totalitaires ou autoritaires, depuis cette liberté confortable. Heidegger vécut et enseigna en plein totalitarisme : il ne célébra plus jamais le nazisme après 1934 - date à laquelle il n'avait pas encore commis trop de crimes, ou pas ceux qui nous viennent à l'esprit en premier aujourd'hui. Badiou et Foucauld adoraient/adorent les médias et l'attention qu'ils leur donnaient/donnent - Heidegger préférait sa hutte à Totnauberg où il élaborait sa pensée dans la solitude et le silence. Je vous recommande un merveilleux texte de lui intitulé "Pourquoi restons-nous en province" où il explique pourquoi il refuse la chaire de Berlin (celle de Hegel) - on le trouve là : [edition.moncelon.com] à partir de la page 9.
C'est tout le contraire d'un Badiou ou d'un Foucauld.
Cher Virgil Waldburg,

Les doigts m'ont brûlé quand j'ai mis sur une même ligne les noms de Badiou et de Heidegger dans mon dernier message en les classant ensemble : il s'agissait de corréler le sérieux ou la rigueur philosophique avec la bêtise politique. Il va de soi que leurs oeuvres respectives n'ont pas à être comparées, sont sans commune mesure (sinon peut-être que les deux auteurs sont/furent professeurs).

Cela dit je ne vous suis guère dans la démolition de ce livre sur Saint Paul, où je lis un exposé remarquablement cohérent.
Cher Francis Marche,
Le livre de Badiou sur Saint Paul est très cohérent - comme beaucoup de ses livres. C'est un esprit d'une redoutable efficacité. Ses cours étaient captivants pour cette raison-là : ils préparaient très bien à l'agrégation. Mais sa pensée me semble totalement vide : elle tourne en rond et se paie de mots. Il retient de Saint Paul la dimension universelle de l'adresse du message et soutient - en quoi il a raison, mais ce n'est pas une nouveauté de le dire - que Saint Paul est l'un des inventeurs de l'universalité. Le problème, c'est qu'il vide ensuite le message à vocation universelle de son contenu (Dieu est amour, il est ressuscité et il faut être à la hauteur de cet amour) pour n'en conserver que la structure où il veut mettre son maoïsme : mais Badiou n'est pas amour (malgré son livre poussif sur le sujet), il est combat, haine, mensonge historique (notamment sur les khmers rouges et Mao), il est mépris des intellectuels pour le petit peuple des campagnes françaises qui commet le crime répétée de vouloir rester un peu lui-même - si peu, au demeurant.
Badiou a tout du bernard-l’hermite de la pensée (ou du coucou) : il colonisa Heidegger, puis Lacan, puis Dedekind (et quelques mathématiciens morts), puis Saint Paul, puis Pascal, etc. Mais au fond, ce qu'il admire, c'est MAO, l'homme aux millions de morts.
13 mai 2014, 06:11   L'hypothèse du continu
Déjà cité par moi jadis, extrait lui-même cité dans la plaquette de Bouveresse Prodiges et vertiges de l'analogie, ce goûteux exemple du mélange de syndicalisme et de mathématiques dans la prose de Badiou (pardon, c'est facile)...

« La vérité de l'hypothèse du continu ferait loi de ce que l'excès dans le multiple n'a pas d'autre assignation que l'occupation de la place vide, que l'existence de l'inexistant propre du multiple initial. Il y aurait cette filiation maintenue de la cohérence, que ce qui excède intérieurement le tout ne va pas plus loin qu'à nommer le point limite de ce tout.
Mais l'hypothèse du continu n'est pas démontrable.
Triomphe mathématicien de la politique sur le réalisme syndical. »

On dirait presque du Francis Marche !

Mais, cher Virgil, et la petite Rastapopoulos, dans tout ça ?
Voulez-vous dire "Panopoulos" ?
Qu'est-ce qui fait que la sagesse, le diamant philosophique se doit de n'exister qu'entouré d'une épaisse gangue de bêtise politique ? Les images culinaires de l'homme affamé de vérité, alors, se précipitent en cascade : comme la viande de mouton la plus fine s'accompagne naturellement du gras de mouton le plus abondant et écoeurant qui soit, comme la cuisse de canard confite a besoin pour donner tout son suc du bac de graisse fondue dont le contact révulse quand on doit s'en débarasser...

Il y a là un mystère. Badiou dans son livre rappelle que le discours paulinien fut accueilli par des rires chez les Grecs. La sagesse philosophique grecque se gaussa de la "singularité universelle" de Paul, comme il est normal. Mais c'est de Paul que l'histoire devait faire un titan politique.

Badiou, à la lettre (si l'on peut dire, sachant ce qu'il advint de la Lettre et des Lois par le discours de Paul !) se prend pour Paul de Tarse, en effet. Le maoïsme serait un paulinisme moderne, et Badiou son prophète actuel, en quelque sorte. Ce qui est un pari hystérique certes, mais, à l'aune de cette loi culinaire mystérieuse -- la maigreur et l'imposture philosophiques s'accompagnent, comme chez Mao Tsé-toung, d'un bonheur politique sans limite ou presque --, point absurde, presque sage.

A ce mystère se conjugue ou se croise celui de la chaîne exégèse abusive-imposture-fondation subjective dont les contours apparaissent chez les penseurs des fondations, notamment avec le Hegel-de-Kojève pour la refonte/refondation de l'Europe à laquelle on assiste aujourd'hui.

Voici ce que note à propos de Paul l'essayiste juif René Lévy dans son essai Disgrâce du signe, essai sur Paul de Tarse (2012) dans le chapitre qu'il consacre à ce qu'il nomme "la crise de la conscience pharisienne", où il nous est rappelé que Paul le pharisien fut un exégète qui ne cessa point d'être dans le Paul de la Nouvelle Alliance. On s'arrêtera au passage sur l'image de Paul le crève-mur, qui n'est pas sans rappeler la philosophie à coups de marteau de Nietzsche -- image qui va pleinement dans le sens de Badiou qui apparente l'antiphilosophie de Nietzsche à celle de Paul.

A l'aube de l'ère chrétienne, il règnait une forte effervescence; tous, parmi les sages, étaient pris d'une fièvre d'exégèse. Paul en acquit un art subtil. Jusqu'à la fin, jusqu'à la dernière épître, il en a fait le socle de son discours apostolique. Sans percer son art affûté de l'exégèse, nous ne pouvons pas saisir toute la portée de sa prédication. Paul cette fois le Paul d'après la "révélation", fut proprement ce qu'on appelle dans la langue rabbinique, un porest gader -- un crève-mur : un exégète explosif. Crevant (porets) le mur (gader) du Texte, son exégèse, formée à l'école du Midrach, voulut être renversante. Chaque fois qu'une faille serencontrait dans la lettre de l'Ecriture, dans sa surface littérale mais friable, l'exégèse paulinienne s'est abattue comme un pic, a frappé pour qu'elle rompe. Qu'il y eut rupture simultanée de la Lettre et de Paul, c'est ce que je veux montrer.

J'ai proposé dans la discussion sur Kojève que les maîtres théoriques des fondations les plus durables n'avaient jamais produit d'autres textes que des commentaires de textes; que les textes fondateurs sont des explications de texte, sans me douter alors à quel point ce trait se trouvait confirmé chez celui à qui l'historiographie attribue l'origine du christianisme, soit l'initiateur même de la chrétienté.
Donc, et en manière de résumé d'étape ou de conclusion provisoire :

1. Les ruptures historiques typiquement articulées en une phase de dissolution qui doit précéder une phase de consolidation institutionnelle sont appelées par une continuité textuelle qu'assurent l'exégèse et l'archéologie (exégèse chez Kojève, archéologie chez Foucault) -- et le moment historique en lequel nous nous trouvons en Europe aujourd'hui est ce pli, cette vallée qu'avait prophétisée Foucault en 1971 dans son étrange cogito en lequel il introduisit la temporalité (j'ai pensé donc je ne suis plus), soit le dernier creux de la phase dissolutoire (dissolution de la dernière cloison ontologique, celle de la définition du sexe de la personne), dernier moment où apparaîssent déjà (sur le front politique ukrainien et dans les appels européens à faire poids politique organisé) les premiers moments de la phase d'édification et consolidation impériales.

2. Les ruptures textuelles non exégétiques, soit le traité politique sui generis et performatif qui énonce la rupture politique per se, qui tourne le dos aux textes et aux lois séculaires, qui dit ce qu'il fait, annonce crûment ce qu'il va faire, qui crée sa lettre en performant son ordre hors la temporalité, soit l'intelligence politique surpuissante nue de sagesse, en revanche, ne produit aucune fondation durable (l'exemple type de texte de rupture politique pure, politiquement "géniale" mais à degré de sagesse nul : Mein Kampf qui faillit entraîner la destruction totale et définitive de l'Europe qu'il prétendait refonder).

L'agent de la fondation réussie doit être investi d'une sagesse faible mais être exégète têtu, philosophe imposteur, renégat (Paul), et c'est dans cette gangue où l’on pourrait croire le talent politique étouffé ou non existant que naît la figure du théoricien éclaireur de la rupture et de la fondation. L’éclaireur de la Rupture n’est point le Sage mais l’Acteur-Exégète (ce que furent Kojève, Foucault et Paul).

Quand le sage pur entend prêter la main en entourant le politique pur qui s’était passé de lui (ce que fit Heidegger avec Hitler) la fleur de la viande de mouton la plus fine en vient à entourer le gras épouvantable de la Bête qui occupe alors le cœur de l’assiette, d’où, sans doute, l’échec programmé de toute l’affaire.

Le sage est un politique sans valeur ; le politique génial n’est toujours qu’un piètre philosophe, souvent penseur antiphilosophique. Ce pourrait être une banalité, pourtant, les voies dynamiques que ces données essentielles sont susceptibles d’engendrer peuvent diverger pour forger les destins des nations puis des empires ou précipiter leur perte. Il ne faut pas que le politique sache et dise savoir pleinement ce qu’il fait, il ne faut pas qu’il ait pleine mesure, pleine et profonde intelligence de la portée de son action [*], car alors il se passe du sage dans les phases séminales décisives de son œuvre et sa fondation s’effondre emportée par le cours catastrophique de son action qui, étant toute rupture, va de rupture en rupture jusqu’à se rompre. A l’inverse, il ne faut pas que le sage dicte à l’agent politique sa conduite. La dictature du sage n’est pas meilleure que celle du tyran car le sage est myope à la vérité politique. Il est bon que le fondateur d’un ordre politique soit penseur de moyenne valeur, de portée modeste, et il est requis que personne ne se mette en tête de le lui démontrer, que personne ne perde son temps à cela ; s’il écoutait cette démonstration sortant de la bouche du sage authentique, le politique ne fonderait rien et l’Histoire en mourrait.
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[*] Le politique est un simulateur spontané -- il n’est pas dissimulateur, mais dissimulé, comme René Levy l’écrit du phrarisien qui croit en sa vertu.
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