« Nous nous arrêtâmes dans la magnifique résidence de Lord Exeter, bâtie par le chancelier Burleigh sous le règne d’Elisabeth, et qui a conservé son nom. Lord Exeter venait de se remarier, tout était en fête au château. On ne pensait plus à la première lady Exeter. Sa vie avait été un singulier roman.
Le dernier lord Exeter avait pour héritier son neveu, M. Cecil, qui, après la vie la plus mondaine, se trouvait, à trente ans, blasé sur tout. Il avait une belle figure, de l’esprit, des talents, mais il s’ennuyait. Son oncle le pressait de se marier. Il avait trop vu le monde, il avait été joué par trop de femmes, trompé trop de maris pour vouloir augmenter le nombre des dupes ; bref, il s’était fait
excentrique. C’était alors l’état des hommes à la mode usés et blasés, et l’origine première des dandys. Dans cette disposition, il était parti un matin tout seul de Burleigh Stall, avec un chien, un crayon et un album pour toute escorte, allant faire la tournée pittoresque du pays de Galles. Son voyage se trouva abrégé.
Arrivé dans un village à une trentaine de milles de Burleigh, il fut retenu par les charmes d’une jeune paysanne, fille d’un petit fermier de l’endroit. Elle était belle et sage. La femme du pasteur l’avait prise en affection et avait soigné son éducation. Elle était l’ornement du village, qui s’en faisait honneur. L’éloge de Sarah Hoggins était dans toutes les bouches.
La tête de M. Cecil se monta. Son cœur fut touché par cette beauté villageoise, il voulut lui plaire. Il se dit peintre, mais ajouta qu’ayant quelques petits capitaux, il s’établirait volontiers comme fermier, si elle consentait à devenir sa compagne. Il acheta une ferme aux environs et se maria sous son véritable nom de Cecil. Dix années s’écoulèrent.
Mme Cecil s’occupait du faire-valoir. Sous prétexte de vendre ses croquis et de recevoir des commandes, M. Cecil faisait de fréquentes absences. Il rapportait toujours quelque peu d’argent qui servait à augmenter le bien-être de Mme Cecil, et lui conservait la prééminence dans le village, mais toujours dans la ligne de son état de petite fermière. Trois enfants naquirent, et elle ne se doutait guère de la position sociale de leur père.
Enfin, lord Exeter, le plus fier des hommes, qui n’aurait jamais pardonné une telle alliance, mourut. M. Cecil, marquis d’Exeter, revint au village. Il y passa quelques jours. Les soins ruraux n’exigeant pas en ce moment la présence de sa femme, il lui proposa un petit voyage d’amusement ; elle y consentit avec joie. Où n’en aurait-elle pas trouvé avec Cecil ! Il loua un gros cheval. On le chargea d’une selle et d’un
pilion, sur lequel la fermière monta en croupe derrière son mari, suivant la manière dont les personnes de cette classe se transportaient alors. Cecil montra à sa femme plusieurs belles habitations qu’elle admirait fort. Enfin, le troisième jour ils arrivèrent à Burleigh, il entra dans le parc :
« Est-ce que le passage en est permis ? lui demanda-t-elle.
- Oui, à nous. Il m’est venu la fantaisie de vous faire maîtresse de ce parc. Qu’en pensez-vous ?
- Mais j’accepte très volontiers.
- Et le château vous plairait-il ?
- Assurément. »
Ils traversèrent tout le parc en causant de cette sorte, à la fin elle lui dit :
« Mais prenez garde, Cecil, ceci passe la plaisanterie ; nous approchons trop de la maison, on va nous renvoyer.
- Oh ! Que non, ma chère, on ne nous renverra pas. »
Ils s’arrêtèrent à la porte du château. Une haie de valets y étaient rangés.
« Voilà, leur dit-il, lady Exeter, vôtre maîtresse : obéissez-lui comme à moi.
- Oui, mylord. »
En entrant dans le vestibule, Sarah, qui croyait rêver, fut rappelée à elle-même par ses trois enfants élégamment vêtus, qui se jetèrent à son cou. Elle tomba dans les bras de son mari.
« Ma chère Sarah, voilà le plus beau jour de ma vie.
- Ah ! j’étais bien heureuse !, » s’écria-t-elle.
On voudrait en rester là de cette notice, mais la vérité en exige la fin. M. Cecil avait trouvé sa femme adorable tant qu’au village elle avait été la première. Transportée sur un autre théâtre, elle perdit sa confiance et ses grâces naïves ; empruntée, mal à son aise, elle devint gauche et ridicule. Elle n’avait plus cette fraîcheur de beauté qui aurait peut-être expliqué une folie. Les belles dames, qui regrettaient la brillante situation qu’elle leur enlevait, la poursuivirent de leurs moqueries.
Lord Exeter commença par en être offensé, puis fâché, puis affligé, puis embarrassé. Il ne l’engagea plus à l’accompagner dans le monde, il la négligea. Il était encore bien aise de la retrouver dans son intérieur, où elle s’était refugiée, mais elle n’y était guère mieux placée. Elle ne savait pas même commander à ses gens. Privée des occupations qui absorbaient la plus grande partie de son temps, le peu de littérature qui autrefois lui était une récréation ne suffisait pas à l’employer. Le moindre billet à écrire lui était un supplice dans la crainte de manquer aux usages. Lord Exeter donna à ses filles une belle gouvernante, pour qu’elles fussent autrement que leur mère. Cela était naturel et même raisonnable, mais les petites et la mère en souffraient également.
Le changement de vie attaqua d’abord les enfants ; elles se flétrirent et tombèrent malades. Bref, en moins de trois ans, l’heureuse fermière, devenue une grande dame, mourut de chagrin, d’un cœur brisé, selon l’expression anglaise, sans qu’au fond lord Exeter eût eu de mauvais procédés, mais seulement par la force des choses. Tant il est vrai qu’on ne brave pas impunément les lois et les usages imposés par la société aux différentes classes qui la composent. »
Comtesse de Boigne Op. Cit