La "course à l'imitation" concernait précisément ces tentatives de bricolage qu'on nomme "intelligence artificielle", ne pouvant à ce jour que résulter en la manufacture de psittaciques machines exécutant des séries d'instructions*. Le robot est donc une "copie" nécessairement très incomplète et totalement dépourvue d'esprit, et le clone humain, s'il en sera jamais "fabriqué", réalisera probablement une copie physique somme toute assez satisfaisante mais sera lui absolument dissemblable
en son âme et conscience, parce que pourvu d'esprit, constituant donc un homme individualisé à part entière. C'est ce que je voulais dire, cher Thomas...
À propos de "métamorphoses", il me souvient que Musil avait écrit je ne sais plus où que "l'homme moderne n'avait en réalité guère changé,
humainement, depuis Ovide" (peut-être était-ce "Aristote", mais peu importe) ; il me semble que fondamentalement il avait raison, et je ne sais pas du tout si les petits gadgets innovateurs actuels induiront des modifications plus significatives que les répercussions qu'ont pu avoir l'invention du couteau à couper le beurre, de l'électricité, du moteur à réaction, de la pénicilline ou de la pilule, de la fission nucléaire et la maîtrise des ondes électromagnétiques, par exemple. Enfin, nous verrons...
* Dans son livre
La Perspective de nulle part, Thomas Nagel propose une explication simplissime de la raison pour laquelle selon lui toute tentative de modélisation de l'esprit, et donc de restitution ou reproduction du phénomène de la conscience et des états mentaux subjectifs, est condamnée à échouer, car se fondant immanquablement sur ce qu'il appelle "la conception physique de l'objectivité", qui serait, par nature et par méthode, inapte à rendre compte des phénomènes subjectifs ; là encore, comme chaque fois que l'intelligence se heurte à un problème qui apparemment passe sa mesure, elle récolte un paradoxe en guise d'avertissement.
« Par commodité, je l’appellerai la conception
physique de l'objectivité. [...] Le développement se fait par étapes, chacune offrant un tableau plus objectif que la précédente. Le premier pas consiste à s’apercevoir que nos perceptions ont pour cause l’action des choses sur nous, à travers leurs effets sur notre corps, qui appartient lui-même au monde physique. L'étape suivante consiste à réaliser que, puisque ces mêmes propriétés physiques qui causent en nous des perceptions à travers notre corps, produisent aussi différents effets sur d'autres objets physiques et peuvent exister sans causer aucune perception du tout, leur véritable nature doit pouvoir être détachée de leur apparence perceptuelle et n'a pas besoin de lui ressembler. La troisième étape consiste à essayer de former une conception de cette véritable nature, indépendamment de l'apparence qu'elle a, soit pour nous, soit pour d'autres types de percevants. Cela revient non seulement à ne pas penser au monde physique à partir de notre propre point de vue particulier, mais à ne pas y penser non plus à partir du point de vue plus général de la perception humaine : ne pas penser à ce qu'on y voit, à ce qu'on y sent, à ce qu'on y entend, à son odeur, à sa saveur,. Ces qualités secondes disparaissent alors de notre tableau du monde et l'on pense structurellement aux qualités premières sous-jacentes telles que la forme, la taille, le poids et le mouvement.
Cette stratégie s'est avérée extrêmement féconde. La compréhension du monde physique s’est considérablement étendue à l’aide de théories et d’explications qui ne sont pas attachés au point de vue perceptuel spécifiquement humain.
[…]
Aussi puissante qu’elle se soit montrée, cette conception physique décolorée de l’objectivité rencontre des difficultés si on la met en avant en tant que méthode de recherche d’une compréhension complète de la réalité. Car le processus a commencé lorsque nous avons remarqué que la manière dont les choses nous apparaissent dépend de l’interaction de nos corps avec le reste du monde. Mais cela ne nous donne aucun moyen d’expliquer les perceptions et points de vue spécifiques qui ont été négligés parce qu’ils ne sont pas pertinents pour la physique, mais qui, malgré tout, semblent exister au même titre que ceux des autres êtres vivants — pour ne rien dire de l’activité mentale qui consiste à former une conception objective du monde physique, qui, elle-même, ne semble pas pouvoir se soumettre à une analyse en termes physiques.
A la lumière de ces faits, on pourrait peut-être croire que la seule conclusion envisageable est qu’il y a dans la réalité davantage que ce que la conception physique de l’objectivité peut présenter. Mais aussi étonnant que cela paraisse, cette conclusion n’a pas été évidente pour tout le monde. Aussi la philosophie de l’esprit regorge-t-elle de prises de positions extrêmement peu plausibles.
J’ai fourni ailleurs des arguments contre les diverses formes de réductionnisme — behavioriste, causal ou fonctionnaliste — proposées par ceux qui cherchent à présenter l’esprit de telle façon qu’il puisse avoir une objectivité physique. Toutes ces théories sont orientées par un critère épistémologique de la réalité d’après lequel n’existe que ce qui peut être compris d’une certaine façon. Mais il est vain d’essayer d’analyser les phénomènes mentaux afin qu’ils puissent se révéler être des parties du monde "extérieur". On ne peut saisir les traits subjectifs des processus mentaux conscients — par opposition à leurs causes et effets physiques —en utilisant la forme de pensée qui est appropriée lorsqu’il s’agit de s’occuper du monde physique qui sous-tend les apparences. Non seulement les sensations brutes, mais aussi les états mentaux intentionnels — quelle que soit l’objectivité de leur contenu — doivent pouvoir se manifester sous une forme subjective pour être dans l’esprit d’une quelconque façon.
Le programme réductionniste qui domine les travaux actuels en philosophie de l’esprit est radicalement mal orienté car il est fondé sur l’hypothèse gratuite selon laquelle une certaine conception de la réalité peut épuiser ce qui est. Je crois qu’on finira par reconnaître que les tentatives actuelles destinées à comprendre l’esprit par analogie avec les ordinateurs fabriqués par l’homme et capables d’exécuter à merveille certaines tâches externes identiques à celles qu’accomplissent les êtres conscients sont de gigantesques pertes de temps. »